Pourquoi Romulus, dans
la Loi des XII tables, a-t-il permis le divorce ?[1]
Les philosophes et les juristes, Cicéron et Plutarque, qui se posent cette
question à peu près à l’époque du Christ, répondent sans hésiter que le mariage
ne permet pas le divorce. Pour un Romain, le mariage est un engagement
religieux irréversible ; c’est un acte juridique et sacré qui ne contient
pas en lui-même la possibilité d’annuler ce qui a été fait. Si Romulus a permis
le divorce, il l’avait entouré de telles garanties juridiques et liturgiques
qu’une telle éventualité devenait improbable et très onéreuse. Et pourtant,
malgré cette haute idée du mariage, la famille de Cicéron n’était pas
exemplaire : sa fille, Tullia, a connu trois maris ; lui-même a
divorcé de deux épouses. C’est que sous César, Auguste et Tibère (c’est-à-dire
de ca. 50 av J.C à 37 ap. J.C.), le divorce était devenu à Rome un sport
et une industrie.
Pourquoi Moïse a-t-il
permis le divorce (Mc 10, 4) ? Jésus, qui répond à cette
question à la même époque que Plutarque et Cicéron, suggère que cela vient de
ce que les hommes ont le cœur endurci (Mc 10, 5). On précise aussi, au
cours de la discussion, que le divorce est juridiquement encadré : il faut
produire un acte de répudiation valide ; on ne peut faire cela simplement.
Et pourtant, à l’époque de Jésus, certains docteurs de la loi – on dirait
aujourd’hui : des avocats brillants – se vantaient de pouvoir obtenir le
divorce « pour n’importe quel motif » (Mt 19, 3) !
On dit aujourd’hui que
le mariage est en crise. C’est un bel exemple de myopie culturelle : le
mariage n’est pas en crise aujourd’hui ;
il était déjà en crise en Palestine au temps de Jésus ; il était en crise
à Rome au temps d’Auguste ; il était en crise au temps de Romulus ;
il était en crise au temps de Moïse. Pour trouver un mariage qui ne soit pas en
crise, il faudrait remonter plus loin.
Car la clef de
l’histoire, c’est Jésus qui nous la rappelle : « au commencement du
monde, quand Dieu créa l’humanité… » (Mc 10, 6). Le mariage est une
institution humaine – la seule institution humaine – qui a été fondée à
l’origine, c’est-à-dire avant que le péché ne vienne blesser notre nature. Ainsi,
pour que le mariage ne soit pas en crise, il faudrait un monde sans péché.
C’est dire que le mariage pas en crise a duré peu de temps : pour
reprendre la chronologie biblique – quelle que soit par ailleurs sa valeur – il
a duré de la création d’Eve à la faute d’Adam. Et depuis ce jour-là, le cœur
des hommes est endurci et le mariage est bafoué par toutes sortes de fléaux :
divorce, adultère, prostitution, pornographie.
Parce qu’il a été fondé
avant le péché, le mariage – en tant qu’institution humaine – dépasse
aujourd’hui les capacités de notre nature fragilisée. Si l’humanité sans péché
pouvait vivre naturellement dans la fidélité et l’amour, et si tel était bien
le projet de Dieu pour le bonheur de tout homme, on constate aujourd’hui de
nombreuses défaillances. Cela ne veut pas dire que le grand amour est
impossible ; mais on doit reconnaître qu’il est rare.
Posons enfin la question
qui fâche : si Romulus a permis le divorce, si Moïse a concédé la
répudiation, pourquoi Jésus n’envisage-t-il pas cette possibilité ?
Pourquoi l’Eglise ne permet-elle pas le remariage ? Un synode s’ouvre
aujourd’hui à Rome pour étudier cette délicate question et il ne s’agit pas ici
d’anticiper les débats des Pères synodaux. Néanmoins, avant que des
commentaires médiatiques en tous sens n’obscurcissent délibérément les enjeux,
on peut, je crois, dire sereinement ceci : Jésus n’est pas venu pour
amoindrir le projet originel de Dieu ; il est venu pour l’accomplir. Jésus
n’est pas venu pour tolérer le péché, mais pour nous sauver du péché. C’est
pourquoi la logique de Jésus n’est pas exactement celle de Moïse ni de Romulus.
Jésus ne se contente pas d’une société confortablement installée dans
l’injustice, qui voudrait simplement rendre cette injustice ambiante moins
culpabilisante pour chacun. Jésus ne peut entrer dans un tel compromis. En se
référant à l’origine, Jésus rappelle que le bonheur que Dieu prévoyait pour
nous devait s’épanouir dans l’amour et la fidélité. Ceci est devenu improbable
à cause du péché ; c’est en pardonnant nos péchés, c’est en nous donnant
la grâce que le Christ rend cela à nouveau possible. Si le baptême efface en
nous le péché originel, et si le mariage chrétien consacre l’amour des époux,
alors, vous le voyez, on a changé de référence. Le modèle à suivre n’est plus
celui que proposent les avocats : le divorce facile, pas cher et sans
douleur. Le modèle à suivre est celui que propose le Christ : il a aimé
l’Eglise et s’est livré pour elle (cf. Ep 5,
25).
Les
souffrances nombreuses et réelles, les culpabilités pesantes, les tromperies et
les trahisons… tout cela l’Eglise le connaît ; elle sait bien que cela
existe. Et c’est avec beaucoup de miséricorde et de compassion qu’elle
accueille ceux et celles qui sont victimes. Ce sera, si j’ai bien compris,
l’objet de ce synode que de décider comment l’Eglise doit témoigner
concrètement de la miséricorde de Dieu envers ceux dont le mariage a été un
échec. Nous faisons confiance au Pape et aux Pères synodaux pour nous indiquer
ce que l’Esprit Saint leur suggèrera. Mais pour autant, l’Eglise ne connaît pas
d’autre projet de bonheur que celui de la fidélité ; l’Eglise ne connaît
pas d’autre mariage sacramentel qu’un engagement irréversible, parce que c’est
bien cela que le Créateur a voulu. Que l’homme refuse cette logique, que notre
société ne la comprenne plus, cela n’oblige pas Dieu à changer d’avis.
Remarquons enfin que, à
la suite de cette polémique un peu austère sur les questions du mariage et du
divorce, Jésus accueille des petits enfants (Mc 10, 13-16). Peut-être que
nous avons là, plus accessible que les arguments, une réponse humaine et
raisonnable. On vient de parler de couples qui se déchirent, et Jésus suggère
un critère de discernement : que deviennent les enfants ? Dans les
histoires violentes entre parents, ce sont souvent les enfants qui souffrent le
plus. En les accueillant, Jésus ne juge personne ; il essaye de montrer un
chemin de vie et d’espoir.
[1] La loi des Douze
Tables n’a pas été historiquement rédigée par Romulus, mais placée sous son
autorité. Elle doit dater en fait de ca. 450 av. J.C. Le passage qui
concerne le divorce est le suivant :
ILLAM SVAM SVAS RES SIBI HABERE IVSSIT CLAVES ADEMIT,
EXEGIT
Qu’il ordonne à sa
femme d’emmener ses affaires <en cas de divorce>, et qu’elle rende les
clefs
(IV, 2)
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