vendredi 6 février 2015

5ème dimanche - année B

« Vraiment, la vie de l’homme sur la terre est une corvée » (Jb 7, 1). Voilà au moins une vérité sur laquelle nous sommes d’accord. Notre vie est marquée de moments pénibles, pesants, douloureux. Nous devons lutter constamment contre des inerties, des tracas, des problèmes compliqués, en famille, au travail, pour soi-même. Et puis il y a aussi ces grandes épreuves qui peuvent nous ébranler profondément : la maladie, le chômage, la dépression, le deuil… Tout cela n’est pas drôle. Alors on se tourne vers Dieu et on demande : « Mon Dieu, est-ce donc pour cette corvée que vous nous avez créés ? Sommes-nous sur terre pour être sans cesse malheureux, harassés de travaux, submergés de fatigues et de déceptions ? ». Et à cette question, Dieu n’apporte pas de réponse évidente ; et nous devons continuer à vivre.
Si vous vous posez cette question, et si vous estimez que vous n’avez pas obtenu de réponse satisfaisante, vous pouvez aller lire le livre de Job. A la manière d’un cri de douleur et de détresse, l’histoire du saint homme Job est admirable. Il était vertueux, riche, heureux et en bonne santé ; et en un instant, il se découvre ruiné, privé de ses enfants, et couvert de maladie (Jb 1-2). Il se tait d’abord, avec une grande force d’âme. Et puis il n’en peut plus, et il crie vers le ciel (Jb 3, 1). Il se demande ce qu’il a fait pour mériter cela ; mais il n’a rien fait pour mériter cela. Il souffre pour rien. A ses amis bien intentionnés qui lui suggèrent que, peut-être, il a pu offenser Dieu, il répond, inébranlable, que sa douleur est sans raison.
Basilique de Saint Augustin (Rome). 

La question de la souffrance est, avec l’énigme de la mort, la limite sur laquelle se brise notre désir de toute-puissance. A y réfléchir un instant, il est bon que notre volonté de toute-puissance soit contenue par une frontière (sinon nous n’aurions rien qui nous empêche de tomber dans la désespérante illusion narcissique que tout nous est soumis) ; mais néanmoins, la souffrance, en ce qu’elle comporte souvent de l’injustifiable et de l’aveugle, se montre à nous avec le visage d’une absurde nécessité – et nous nous révoltons. « Pourquoi les innocents souffrent-ils ? » Cela est en effet parfaitement scandaleux. Et l’instant d’après, oubliant que nous ne sommes pas des innocents, nous questionnons sur un ton de reproche : « et moi, pourquoi est-ce que je souffre ? » Car cela nous paraît plus scandaleux encore. Aussi, le livre de Job choisit d’affronter la question dans son aspect le plus insoutenable en inventant un personnage fictif qui est irréprochable (mais nous ne sommes pas irréprochables ; ne l’oublions pas trop vite) et qui est confronté à une douleur qu’on ne peut voir que comme injuste. Job, c’est le mythe de l’innocent parfait confronté à la souffrance inutile.
A cette situation philosophiquement sans espoir, la Bible n’apporte pas une réponse simpliste. La Bible ne dit pas : la souffrance est un châtiment (car Job est innocent, de quoi serait-il puni ?) ; la Bible ne dit pas non plus : vos souffrances sont illusoires, avec un peu de courage, vous ne sentirez plus rien (car Job souffre vraiment, jusqu’au plus intime de sa conscience). La Bible ne dit pas non plus : avec Dieu, toutes vos souffrances vont disparaître comme par magie (car le livre de Job dure pendant quarante-deux chapitres et si la fin est heureuse [Jb 42, 7-17], ce n’est pourtant pas là l’enjeu du récit). Enfin la Bible ne dit pas : le mal ne se soigne que par le mal ; pour apaiser vos douleurs, recourez aux plaisirs illicites, aux sorcelleries que vous proposent les charlatans (cette tentation était forte dans l’Orient ancien où de nombreuses médecines païennes, idolâtres, avaient cours, contre les institutions d’Israël ; e.g. Lv 13, 2). Ces réponses-là, la Bible ne les donne pas.
Une première réponse acceptable, attestée dans le texte entendu, consiste à conserver dans la souffrance une capacité d’émerveillement. Alors même que sa santé a été ruinée de fond en comble, Job est encore capable de ce cri de beauté et de reconnaissance : « ma vie n’est qu’un souffle » (Jb 7, 7). Job se souvient que c’est en lui donnant son souffle que Dieu a créé Adam (Gn 2, 7) et cela est admirable. Le souffle est le plus fragile, mais c’est aussi le signe de la présence de Dieu devant lequel se prosterne (1R 19, 12-13). La souffrance conduit Job à s’étonner de ce que sa propre vie est belle dans sa vulnérabilité même. Prendre conscience de la valeur de la vie à l’occasion d’une maladie : voilà ce qui serait utile à notre époque qui ne sait pas inventer d’autre solution que de supprimer la souffrance en supprimant le souffrant (et à nommer cela d’un mot savant pour faire croire que ce n’est pas un meurtre).
Une seconde réponse sera donnée à la fin du livre de Job. Après une longue discussion entre Job et ses amis sur la question du lien entre souffrance et culpabilité (Job n’a-t-il pas commis un tout petit péché qui expliquerait quand même toutes ces souffrances atroces qui lui arrivent ?), discussion qui s’achève sur un désaccord, Dieu prend la parole (Jb 38, 1 – 42, 6) pour donner raison à Job. Job a parlé de Dieu « avec justesse » (Jb 42, 7). Le mal, le vrai mal dans toute cette histoire n’est pas tant que Job ait souffert sans raison (car Job est resté saint dans sa douleur) ; le vrai mal, c’est que ceux qui ne souffraient pas aient parlé de Dieu avec légèreté. Et le dénouement de l’intrigue n’est donc pas que Job soit restauré dans sa bonne santé et dans sa fortune, mais qu’il intervienne auprès de Dieu afin que le péché des autres soit pardonné : « Job intercédera pour vous » (Jb 42, 8).

En dehors du livre de Job, connaissez-vous un homme qui soit irréprochable, sans aucun péché et qui, d’une manière totalement gratuite et injuste ait enduré des souffrances abominables ? Et cet homme, que vous connaissez, tandis qu’il supportait ainsi avec douceur ces tortures, n’était-il pas en train d’intercéder pour ceux qui parlaient avec ironie et se moquaient de Dieu à son sujet ? Si vous ne voyez pas de qui je veux parler, ou si vous voulez encore reprocher à Dieu la souffrance des innocents (et, surtout, vos propres souffrances, alors que vous n’êtes pas des innocents), je vous propose d’aller relire, dans l’évangile de Luc, les chapitres 22-23, et de vous arrêter un peu longuement en Lc 23, 34. Faites un bref effort de lucidité. Et puis, si vous le voulez, vous pouvez en discuter avec un prêtre ; il saura vous écouter.


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