vendredi 27 février 2015

2ème dimanche de carême - année B

Nous avons entendu le 22e chapitre de la Genèse. Ce récit n’est en lui-même pas tellement compliqué, mais il a été rendu obscur par des explications embrouillées. Nous allons essayer d’y voir un peu plus clair. Certains pensent que ce texte raconte un sacrifice que Dieu demanderait à Abraham : « tu offriras [Isaac] en sacrifice sur la montagne » (Gn 22, 2). Et on en déduit que Dieu a fait la même chose avec Jésus, son Fils, qu’il serait allé tuer sur la montagne du Calvaire. Avec un peu de recul, on se rend compte que cette lecture est monstrueuse. Est-ce le rôle d’un père de massacrer son fils ? Certes non. Si Abraham est père, si Dieu est Père, et si la paternité implique un devoir aussi monstrueux, à quoi bon avoir la foi ? Ce serait horrible.
Pedro Orrente, Le sacrifice d'Isaac.

Alors une seconde interprétation – contradictoire – a été proposée : ce texte expliquerait que Dieu ne veut pas d’un tel sacrifice (cf. Jr 32, 25). Ce serait un sacrifice interdit[1] : « Ne porte pas la main sur l’enfant » (Gn 22, 12). Pourtant, on ne comprend pas alors pourquoi Dieu aurait organisé une telle mise en scène macabre, pénible pour Abraham et terrifiante pour Isaac. Le résultat est aussi monstrueux : Dieu aurait pris un malin plaisir à exiger un projet dont il savait seul qu’il l’arrêterait in extremis. Ce serait de sa part un jeu cruel, incompatible avec sa bonté.
Ces deux lectures, celle d’un sacrifice exigé comme celle d’un sacrifice interdit, apparaissent bien naïves. Ni l’une ni l’autre ne parviennent à donner une explication de l’apparente contradiction entre le commandement et l’interdiction ; toutes deux débouchent sur l’image d’un dieu barbare. Pour sortir de cette impasse, il faut donc se passer de la notion de sacrifice : ce récit, qui possède toutes les apparences d’un sacrifice, ne raconte pourtant pas un sacrifice contre nature. Il y a d’autres textes qui parle du sacrifice – et la mort de Jésus est bien, en un sens souverain, un sacrifice – mais Gn 22 ne parle pas de cela.
Il n’y a pas besoin de grandes théories ni de grandes études pour reconnaître dans ce texte la trace vraisemblable d’un rite d’initiation comme en connaissaient généralement toutes les civilisations antiques. Isaac est pour la première fois séparé de sa mère, et conduit par son père à l’écart. Là, Isaac va vivre une épreuve – qui est aussi une épreuve pour Abraham – dans laquelle il va entrer dans une relation nouvelle avec son père et avec le Dieu de son père. En remarquant ainsi, sur le simple terrain “ethnologique”, qu’il ne s’agit pas d’un sacrifice, mais d’un rite de passage, nous pouvons maintenant mieux comprendre ce qu’est la paternité.
La paternité d’Abraham ne consiste nullement en un commandement ou une interdiction de sacrifice. La paternité d’Abraham consiste à recevoir son fils vivant au-delà de son épreuve (cf. He 11, 19). Certes, Abraham est déjà le père d’Isaac ; il l’a engendré. Mais seul est réellement père celui qui est « deux fois père »[2]. Il faut donc qu’Abraham soit le père d’Isaac une seconde fois. Au cœur de l’épreuve, il fait sortir Isaac de l’enfance, l’introduit dans la maturité et bouleverse la relation de paternité qu’il a envers lui. Il devient son père pour la seconde fois : il n’est plus seulement le père de l’enfant Isaac qu’il a engendré ; il est aussi le père de l’homme Isaac qu’il reçoit vivant une seconde fois. Et dans ce geste prophétique, la paternité d’Abraham se trouve exaltée d’une manière humainement inconcevable : il devient également le père des croyants (Rm 9, 7-8 ; Ga 3, 16-29), parce que son acte possède une valeur prophétique.

Il s’agit, en fin de compte, de comprendre comment Dieu est le Père de Jésus. La Paternité de Dieu envers Jésus ne consiste pas à le tuer – c’est nous qui l’avons tué – mais bien à le recevoir vivant au-delà de l’épreuve de la Croix. Voilà ce qui, chez Abraham, est prophétique. La Paternité de Dieu consiste à rendre témoignage à son Fils vivant une seconde fois. Au matin de la Résurrection, les Apôtres se souviendront de ce verset du Psaume, qui résonne comme une confidence amoureuse du Père au Fils : « Aujourd’hui, je t’ai engendré » (Ps 2, 7 ; cf. Ac 13, 33 ; He 5, 5). Jésus a vécu sa Pâque, la liturgie de son passage, et son Père l’accueille dans sa vie nouvelle de Ressuscité, vivant pour la seconde fois. Et dans cet acte suprême, la Paternité de Dieu envers Jésus se trouve étendue d’une manière humainement inconcevable. Dans la Résurrection de Jésus, Dieu qui est son Père devient aussi notre Père : « Je monte vers mon Père et votre Père » annonce Jésus (Jn 20, 17). Nous ne sommes plus orphelins. Nous aussi, avons un Père qui est prêt à être vraiment Père, c’est-à-dire qui est capable d’être deux fois notre Père. Il est notre Père évidemment parce que c’est lui qui nous a créés, qui nous a donné la vie. Mais il sera aussi notre Père une seconde fois lorsque, au-delà du passage de notre mort, il nous accueillera vivants pour la joie éternelle. Car Dieu n’est pas notre Père pour que nous mourions ; moins encore pour nous tuer ; il est vraiment notre Père, deux fois notre Père, pour la vie éternelle.




[1] Tel est le titre d’un bel ouvrage de Marie Balmary : Le sacrifice interdit – Freud et la Bible.
[2] « Un père deux fois père… » ; l’expression est d’Agrippa d’Aubigné (Les Tragiques). 

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