Le texte
du Décalogue est un fondement de la théologie biblique en même temps que de la
culture occidentale. Le commenter dans son ensemble est impossible ; n’en
rien dire serait plus inconvenant encore. J’ai choisi d’en parler d’une manière
anecdotique qui pourra sembler étrange… le lecteur est du moins prévenu.
Lorsqu’on entre dans un
musée ou un château, dans un monument historique, on trouve affiché à l’entrée
quelques pancartes qui avec des desseins intelligibles dans toutes les langues
nous précisent que, dans ledit musée, il ne faut pas prendre de photos, pas
manger de glace et que les animaux sont interdits. Ces règles, nous le
comprenons bien, ne sont pas là pour embêter les visiteurs du musée, mais au
contraire pour préserver les œuvres d’art et favoriser une visite dans la
tranquillité. En effet, si la Joconde était bombardée de flashes huit heures
par jour, elle serait aujourd’hui bronzée et ce serait dommage pour tout le
monde. Ou bien, si on autorisait l’entrée de nos chiens domestiques aux Musées
du Vatican, il n’est pas certain que leurs aboiements nous laisseraient
apprécier les chambres de Raphaël en toute sérénité. Ainsi, lorsqu’on va dans
un musée, on respecte les règles énoncées à l’entrée ; même si elles sont
un peu contraignantes, on comprend qu’elles sont pour le bien de tous.
Essayons maintenant
d’imaginer que nous soyons aux environs de XIIe siècle av J.C. et
que nous voulions visiter un petit sanctuaire qui se trouve dans la ville de
Silo[1].
Ce sanctuaire est un lieu respectable, car ce n’est pas seulement un monument
historique, mais c’est aussi un lieu sacré. Et bien – pour autant que peuvent
le dire les archéologues et les exégètes[2]
– on trouvait à la porte de ce petit sanctuaire, écrit sur de belles plaques de
pierre, le texte des dix commandements que nous venons d’entendre. Et ces dix
commandements étaient donc, à l’origine, les consignes que le fidèle, le
pèlerin ou le visiteur devait respecter en pénétrant dans le temple. Prenons
quelques exemples. « Tu
n’auras pas d’autres dieux que moi » (Ex 20, 3) : cela nous prévient
qu’il s’agit d’un sanctuaire du Seigneur et qu’il n’est pas possible d’y
célébrer le culte d’autres dieux. « Tu ne feras aucune image et tu ne te
prosterneras pas devant ces images » (Ex 20, 4) : c’est un peu la même
chose que “pas de photos”, mais pour des raisons différentes ; les Juifs
savaient que Dieu est invisible ; il est donc inutile d’essayer de le
représenter. Dieu n’est pas quelque chose qu’on voit ; il est dans notre cœur,
dans notre conscience[3].
« Tu
feras du sabbat un mémorial, un jour sacré » (Ex 20, 9-11) : cela nous
indique un jour particulier pour le culte du temple ; il y a, dans
l’emploi du temps liturgique de ce sanctuaire, un jour consacré. Si on vient au
temple le samedi, on est prévenu que c’est uniquement pour prier et louer Dieu
– et non pour quelque autre affaire profane. Je ne peux pas expliquer chaque
commandement, ce serait trop long ; mais vous voyez quelle est l’idée.
Ce texte est donc, à
l’origine, le code de bonne conduite dans un petit temple de province.
Maintenant, essayons de comprendre comment et pourquoi il est devenu une loi morale
universelle. En donnant une valeur universelle à ce doit religieux particulier,
l’auteur biblique veut nous indiquer que la
terre entière est le sanctuaire que Dieu a donné à l’homme. Et ainsi, tout
homme, où qu’il se trouve dans le monde, doit se comporter avec la même
dignité, la même droiture que lorsqu’il est dans un temple. Obéir à la loi du
sanctuaire peut paraître parfois pénible, exigeant, il faut faire des
efforts ; mais on comprend aussi que c’est pour le bien de tous. Voyons
quelques autres commandements. « Tu ne commettras pas de meurtre » (Ex 20, 13) :
cela veut dire que les armes sont interdites dans le Temple ; mais cela
vaut donc aussi pour toute la terre. Celui qui commet un meurtre profane la
création toute entière. Comprenez bien la logique du texte : tuer dans un
temple, c’est un crime horrible, évidemment ; mais tuer, purement et
simplement, où que soit commis le meurtre (fût-ce dans un hôpital…), est une
faute dont Dieu indique la gravité pour le bien de tout homme. « Tu ne commettras
pas de vol »
(Ex 20, 15) : cela veut dire qu’il ne faut pas dérober les objets du
culte qui se trouvent dans le Temple, ne pas détourner les offrandes des
fidèles ; mais cela vaut aussi pour toute la terre. Lorsque je vole
quelque chose, je ne respecte pas la justice et je blesse la dignité de celui
qui est volé.
Si chacun respecte la
loi du sanctuaire, alors tout le monde peut prier tranquillement dans le petit
temple de Silo. Et, de la même façon, si chacun respecte les dix commandements
dans le grand sanctuaire qui est la terre tout entière, alors tous les hommes
peuvent s’y épanouir et y être heureux. Ainsi, on le comprend, les lois morales
que Dieu énonce ne sont pas faites pour brimer ma volonté, pour me rendre
malheureux, mais pour permettre à tous de vivre dans le bien. Le Décalogue
n’est pas fait pour limiter ma liberté, mais pour favoriser la liberté de tous les hommes.
Il est un peu utopique
de penser qu’un jour tous les hommes obéiront à ces dix commandements. Mais aujourd’hui
ce n’est pas tellement mon problème. Mon travail n’est pas de regarder ce que
font les autres, pour les accuser ; mon travail, durant ce temps de
conversion, c’est surtout de regarder où j’en suis. Les dix commandements, écrits
pour le sanctuaire de Silo, s’appliquent aussi, et d’abord, dans le sanctuaire
de mon propre cœur. Il me faut donc commencer par moi-même, faire mon examen de
conscience et de me convertir.
[2] On pourra se référer
utilement, à ce sujet, aux recherches de H. Cazelles, Dix paroles
: les origines du Decalogue (1969),
in H. Cazelles, Autour de l’Exode (Etudes), Sources bibliques, Gabalda, Paris, 1987 ; p.
113-123 ; également : R. Brague,
La loi de Dieu – Histoire philosophique d’une
alliance, L’esprit de la cité, Gallimard, Paris,
2005 ; p. 72-74.
[3] Cette interdiction
était prophétique, en vue de l’Incarnation. Depuis que le Fils de Dieu s’est
fait homme, rien ne s’oppose à ce qu’on fasse des représentations picturales et
qu’on les utilise dans le culte. Le Concile de Nicée II a clarifié ce
point de théologie.
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