vendredi 6 mars 2015

3ème dimanche de carême - année B

Le texte du Décalogue est un fondement de la théologie biblique en même temps que de la culture occidentale. Le commenter dans son ensemble est impossible ; n’en rien dire serait plus inconvenant encore. J’ai choisi d’en parler d’une manière anecdotique qui pourra sembler étrange… le lecteur est du moins prévenu.



Lorsqu’on entre dans un musée ou un château, dans un monument historique, on trouve affiché à l’entrée quelques pancartes qui avec des desseins intelligibles dans toutes les langues nous précisent que, dans ledit musée, il ne faut pas prendre de photos, pas manger de glace et que les animaux sont interdits. Ces règles, nous le comprenons bien, ne sont pas là pour embêter les visiteurs du musée, mais au contraire pour préserver les œuvres d’art et favoriser une visite dans la tranquillité. En effet, si la Joconde était bombardée de flashes huit heures par jour, elle serait aujourd’hui bronzée et ce serait dommage pour tout le monde. Ou bien, si on autorisait l’entrée de nos chiens domestiques aux Musées du Vatican, il n’est pas certain que leurs aboiements nous laisseraient apprécier les chambres de Raphaël en toute sérénité. Ainsi, lorsqu’on va dans un musée, on respecte les règles énoncées à l’entrée ; même si elles sont un peu contraignantes, on comprend qu’elles sont pour le bien de tous.

Essayons maintenant d’imaginer que nous soyons aux environs de XIIe siècle av J.C. et que nous voulions visiter un petit sanctuaire qui se trouve dans la ville de Silo[1]. Ce sanctuaire est un lieu respectable, car ce n’est pas seulement un monument historique, mais c’est aussi un lieu sacré. Et bien – pour autant que peuvent le dire les archéologues et les exégètes[2] – on trouvait à la porte de ce petit sanctuaire, écrit sur de belles plaques de pierre, le texte des dix commandements que nous venons d’entendre. Et ces dix commandements étaient donc, à l’origine, les consignes que le fidèle, le pèlerin ou le visiteur devait respecter en pénétrant dans le temple. Prenons quelques exemples. « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi » (Ex 20, 3) : cela nous prévient qu’il s’agit d’un sanctuaire du Seigneur et qu’il n’est pas possible d’y célébrer le culte d’autres dieux. « Tu ne feras aucune image et tu ne te prosterneras pas devant ces images » (Ex 20, 4) : c’est un peu la même chose que “pas de photos”, mais pour des raisons différentes ; les Juifs savaient que Dieu est invisible ; il est donc inutile d’essayer de le représenter. Dieu n’est pas quelque chose qu’on voit ; il est dans notre cœur, dans notre conscience[3]. « Tu feras du sabbat un mémorial, un jour sacré » (Ex 20, 9-11) : cela nous indique un jour particulier pour le culte du temple ; il y a, dans l’emploi du temps liturgique de ce sanctuaire, un jour consacré. Si on vient au temple le samedi, on est prévenu que c’est uniquement pour prier et louer Dieu – et non pour quelque autre affaire profane. Je ne peux pas expliquer chaque commandement, ce serait trop long ; mais vous voyez quelle est l’idée.
Ce texte est donc, à l’origine, le code de bonne conduite dans un petit temple de province. Maintenant, essayons de comprendre comment et pourquoi il est devenu une loi morale universelle. En donnant une valeur universelle à ce doit religieux particulier, l’auteur biblique veut nous indiquer que la terre entière est le sanctuaire que Dieu a donné à l’homme. Et ainsi, tout homme, où qu’il se trouve dans le monde, doit se comporter avec la même dignité, la même droiture que lorsqu’il est dans un temple. Obéir à la loi du sanctuaire peut paraître parfois pénible, exigeant, il faut faire des efforts ; mais on comprend aussi que c’est pour le bien de tous. Voyons quelques autres commandements. « Tu ne commettras pas de meurtre » (Ex 20, 13) : cela veut dire que les armes sont interdites dans le Temple ; mais cela vaut donc aussi pour toute la terre. Celui qui commet un meurtre profane la création toute entière. Comprenez bien la logique du texte : tuer dans un temple, c’est un crime horrible, évidemment ; mais tuer, purement et simplement, où que soit commis le meurtre (fût-ce dans un hôpital…), est une faute dont Dieu indique la gravité pour le bien de tout homme. « Tu ne commettras pas de vol » (Ex 20, 15) : cela veut dire qu’il ne faut pas dérober les objets du culte qui se trouvent dans le Temple, ne pas détourner les offrandes des fidèles ; mais cela vaut aussi pour toute la terre. Lorsque je vole quelque chose, je ne respecte pas la justice et je blesse la dignité de celui qui est volé.

Si chacun respecte la loi du sanctuaire, alors tout le monde peut prier tranquillement dans le petit temple de Silo. Et, de la même façon, si chacun respecte les dix commandements dans le grand sanctuaire qui est la terre tout entière, alors tous les hommes peuvent s’y épanouir et y être heureux. Ainsi, on le comprend, les lois morales que Dieu énonce ne sont pas faites pour brimer ma volonté, pour me rendre malheureux, mais pour permettre à tous de vivre dans le bien. Le Décalogue n’est pas fait pour limiter ma liberté, mais pour favoriser la liberté de tous les hommes.
Il est un peu utopique de penser qu’un jour tous les hommes obéiront à ces dix commandements. Mais aujourd’hui ce n’est pas tellement mon problème. Mon travail n’est pas de regarder ce que font les autres, pour les accuser ; mon travail, durant ce temps de conversion, c’est surtout de regarder où j’en suis. Les dix commandements, écrits pour le sanctuaire de Silo, s’appliquent aussi, et d’abord, dans le sanctuaire de mon propre cœur. Il me faut donc commencer par moi-même, faire mon examen de conscience et de me convertir.  




[2] On pourra se référer utilement, à ce sujet, aux recherches de H. Cazelles, Dix paroles : les origines du Decalogue (1969), in H. Cazelles, Autour de l’Exode (Etudes), Sources bibliques, Gabalda, Paris, 1987 ; p. 113-123 ; également : R. Brague, La loi de Dieu – Histoire philosophique d’une alliance, L’esprit de la cité, Gallimard, Paris, 2005 ; p. 72-74.
[3] Cette interdiction était prophétique, en vue de l’Incarnation. Depuis que le Fils de Dieu s’est fait homme, rien ne s’oppose à ce qu’on fasse des représentations picturales et qu’on les utilise dans le culte. Le Concile de Nicée II a clarifié ce point de théologie. 

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