Quand on lit l’évangile
de saint Jean un peu rapidement, on a souvent l’impression que Jésus ne répond pas
à la question qu’on lui pose. Un interlocuteur fait une demande simple, et
Jésus répond par un discours compliqué qui n’a pas de rapport évident avec la
question. Et alors on se dit que cet évangile est incompréhensible, qu’on ne
voit pas où Jésus veut en venir. On peut à la limite glaner quelques phrases
qui ont, pense-t-on, plus de sens en elles-mêmes, hors de leur contexte, que
dans la logique du récit qui nous échappe. Lire ainsi l’évangile n’est ni très
sérieux, ni très profond. Dans Jn, quand on pose une question à Jésus, Jésus
répond à la question. Sans doute pas de la manière qu’on attendrait, mais il
répond. Dans l’extrait entendu aujourd’hui (Jn 12, 20-33), la demande est :
« nous
voudrions voir Jésus »
(Jn 12, 21). A cette question, toute banale, Jésus apporte quatre réponses
que nous allons scruter.
1ère réponse : « L’Heure est venue, le
Fils de l’homme va être glorifié » (Jn 12, 23). Dans l’évangile de
saint Jean, l’Heure désigne le moment
de la Passion ; la Gloire
désigne la mort sur la croix. La réponse de Jésus est donc que, ceux qui
veulent voir Jésus doivent avoir la force intérieure, le courage spirituel de
le contempler dans sa Passion – regarder Jésus sur la croix, regarder Jésus
humilié, bafoué, torturé. Ce n’est pas très agréable, bien sûr, parce que cela
nous renvoie à nos responsabilités : qu’a-t-il fait pour nous ?
qu’avons-nous fait pour lui ? On préfèrerait regarder un Christ
ressuscité, triomphant, un Jésus sans souffrance et sans stigmate. Mais non, à
ceux qui veulent le voir, Jésus prévient qu’ils contempleront un crucifié.
2ème réponse : « Si le grain tombé en
terre ne meurt pas, il reste seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de
fruit »
(Jn 12, 24). On sait ce qu’est un grain de blé. Mais, si on le met en
terre, on ne le voit plus. Comment peut-on le voir à nouveau ? Pour le
voir à nouveau, il faut qu’il meure, qu’il germe et qu’il sorte de terre. Mais
ce qui sort de terre n’est pas un grain de blé, identique à celui qui a été
planté, c’est un épi ! De même Jésus sera placé, mort, au cœur de la
terre. Son cadavre sera mis au tombeau. Comment verrons-nous Jésus alors ?
Jésus va sortir de terre, libre, hors du tombeau, ressuscité ; cela, nous
le savons, parce qu’on nous l’a répété maintes fois. Mais il y a peut-être
quelque chose que nous n’avons pas remarqué : c’est que, désormais, Jésus
ne restera plus seul. Il est mort seul ; seul, il a été dans le tombeau.
Mais désormais, sorti de terre, il n’est plus seul : il porte des fruits.
Le grain de blé meurt seul dans la terre, et il ressuscite comme un épi ;
Jésus, enterré seul, ressuscite Eglise. Nous aimerions bien voir Jésus seul,
Jésus sans son Eglise qui nous paraît parfois bien pesante, bien compliquée. Et
pourtant c’est impossible. Le grain de blé mort que nous avions mis en terre,
nous le voyons dans un épi nouveau ; le Christ mort que nous avons mis en
terre, nous le voyons désormais dans l’Eglise qui est la présence visible de
son corps ressuscité.
3ème réponse : « Celui qui aime sa vie
la perd ; celui qui n’aime pas sa vie en ce monde, la garde pour la vie
éternelle »
(Jn 12, 25). Pour voir Jésus, il ne faut pas se regarder soi-même, il ne
faut pas sans cesse se préoccuper de soi-même. Seul connaît Jésus, qui a perdu
sa vie pour nous, celui qui perd sa vie pour lui. Seul connaît Jésus qui a aimé
tous les hommes, celui qui aime tous les hommes. Seul connaît Jésus qui a été
fidèle à Dieu son Père, celui qui est fidèle à Dieu notre Père. On ne peut pas
voir Jésus avec des yeux remplis d’images de soi ou d’images du monde. Pour
voir Jésus, il est absolument nécessaire de perdre sa vie, parce qu’il a perdu
sa vie. Alors nous le verrons dans la vie éternelle, parce qu’en offrant sa vie
pour nous, il a ouvert les portes de la vie éternelle. On ne doit pas être
pressé de voir Jésus pour passer ensuite à autre chose. On ne faut pas être
pressé de voir Jésus en ce monde. Lorsque nous verrons Jésus, nous ne verrons
plus que lui ; nous ne nous verrons plus nous-mêmes, mais nous verrons la
grâce de Jésus en nous ; nous ne verrons plus nos proches, nous verrons la
grâce de Jésus en eux. Mais pour cela, il faut se perdre d’abord pour vivre
vraiment.
4ème réponse : « Si quelqu’un veut me
servir, qu’il me suive ; et là où je suis, là aussi sera mon serviteur » (Jn 12,
26). Pour voir Jésus, il faut être son serviteur. En grec on dit qu’il faut
être son diacre ; en latin, on
dit : son ministre. On ne voit
le Christ que si on le sert, et, en conséquence, quand on voit un serviteur du
Christ, on voit le Christ lui-même. Non pas que le ministre soit lui-même le
Christ, mais là où se trouve le ministre, là agit la charité du Christ. Hors
d’une logique du service dans l’Eglise, il n’y a rien de chrétien. Il ne s’agit
pas d’être simplement serviteur – remarquez bien – mais d’être serviteur du Christ : « mon diacre » dit Jésus. Cette voie
de l’abaissement est infiniment exigeante : être le serviteur du Christ,
de l’Eglise et de tous les hommes. Mais c’est comme cela que le Christ est
aujourd’hui visible.
« Nous
voudrions voir Jésus » :
aurez-vous le courage de regarder un crucifié, défiguré et couvert de
sang ? Saurez-vous reconnaître celui qui était mort, vivant dans son
Eglise ? Aurez-vous la volonté de perdre votre vie de ce monde pour la vie
éternelle ? Accepterez-vous d’être au service de l’Eglise ? La
demande n’était pas illégitime, mais sans doute, ceux qui l’ont faite ne
mesuraient pas bien jusqu’où elle les engageait. Chacun peut faire maintenant,
dans le secret, l’examen de sa conscience : suis-je vraiment disposé à
voir Jésus ?
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