Ravenne |
« Même si vous n’avez pas
d’argent, venez acheter et consommer. Venez acheter du vin et du lait sans
argent et sans rien payer » (Is 55, 1). Voilà un slogan publicitaire
efficace : le vin et le lait gratis.
Voilà une publicité agressive, des produits d’appel convaincants, une stratégie
marketing irrésistible. L’auteur de cette formule devait être un commerçant
redoutable pour ses concurrents. Peut-être d’ailleurs que cette annonce a été
vraiment faite à l’époque d’Isaïe ; mais peut-être n’est-elle pas si
positive qu’on le juge au premier abord. Dans les périodes de crise économique,
on a vu des cours de matières premières ou de denrées s’effondrer jusqu’à
devenir nuls ; ainsi, dans l’Antiquité, le sel (Esd 7, 22), l’huile
et le vin (Ap 6, 6) ; à l’époque moderne, on se souvient du café au
Brésil en 1929. Même ceux qui n’avaient pas d’argent pouvaient alors se
procurer en abondance une victuaille devenue invendable.
La gratuité est, en
effet, une notion ambiguë. Elle peut être une aubaine et, dans notre société de
consommation, on aime bien profiter d’une promotion intéressante. On pense
avoir fait une bonne affaire et la fierté d’avoir su trouver le bon objet au prix nul renforce le plaisir d’avoir acquis l’objet. Mais la gratuité est
également perçue comme suspecte : dans une société où tout se vend, un
objet gratuit inquiète. Combien coûte ce qui est gratuit ? Ce qui est
gratuit ne s’échange pas par une transaction monétaire ; mais n’y a-t-il
pas un autre échange, non monétaire, plus aliénant ? On ne vous demande
que vos coordonnées, ou de répondre à quelques questions ; on vous donne
une publicité… Il y a mille manières de rendre onéreuse une offre apparemment
gratuite et aujourd’hui on se méfie de cela – le plus souvent à juste titre.
Alors, de quoi
s’agit-il ? Stratégie commerciale forte, effondrement économique ou
pratique douteuse et liberticide ? A quoi le prophète se réfère-t-il
lorsqu’il cite ce slogan ? Il me semble que le propos d’Isaïe est de provoquer
ses contemporains (qui étaient des consommateurs et aimaient le luxe comme
aujourd’hui – ce n’était pas le même luxe qu’aujourd’hui, mais l’attachement
était profondément semblable). Il veut les provoquer par une formule choquante qui les met en face d’une réalité
impossible : la vraie gratuité ne peut exister dans les relations économiques.
S’il y a une apparence de gratuité, c’est qu’il y a piège, ou échec, ou ruine.
Mais, en revanche, les contemporains d’Isaïe (et nous-mêmes avec eux, sans
doute) avons oublié que ce qui n’est pas gratuit ne vaut pas ce qui est gratuit.
Notre vie n’est pas déterminé par ce que nous achetons et vendons, mais bien
par ce qu’on donne et ce qu’on reçoit.
Nos
pensées humaines sont toujours tracassées par l’argent : combien ça
coûte ? combien ça rapporte ? Et finalement, dans un monde qui est
préoccupé par l’argent, nous devenons incapables d’imaginer quelque chose qui
serait gratuit, vraiment gratuit. Pourtant, les choses gratuites sont bien les
plus importantes : l’amitié est gratuite, le bonheur est gratuit, la
fidélité est gratuite. Et puis, pour les chrétiens, les réalités les plus
essentielles également, dans nos relations avec Dieu, se situent tout entières
dans le registre de la gratuité : la foi est gratuite ; l’amour est
gratuit ; la Parole de Dieu, qui vient du ciel comme la rosée, est
gratuite ; la grâce de Dieu est gratuite, par définition. Avec Dieu, nous
ne pouvons pas marchander, nous ne pouvons pas négocier une ristourne ou un
rabais. Dieu nous a tout donné, et il nous a tout donné gratuitement. Et cette
gratuité devient la norme absolue des relations chrétiennes.
« Vous avez reçu gratuitement :
donnez gratuitement » (Mt 10, 8)
« J’offre gratuitement
l’évangile » (1Co 9, 18)
« A celui qui a soif, moi, je donnerai l’eau de la source de vie gratuitement » (Ap 21,
6)
La logique de la
transaction comporte un défaut intrinsèque et ne peut conduire, in fine, qu’à la déception. Le prophète
est un bon économiste lorsqu’il interroge : « Pourquoi dépenser votre argent
pour ce qui ne nourrit pas, vous fatiguer pour ce qui ne rassasie
pas ? »
(Is 55, 2). Acheter et vendre ne peut que mener à une satisfaction
transitoire, tout en entretenant un désir de plus en plus insatiable. De même,
Jésus conseillera : « Travaillez
non pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure
jusque dans la vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de l’homme » (Jn 6, 27). Le vrai rassasiement
viendra d’une gratuité, d’un don de Dieu, sans contrepartie, sans marchandage,
sans transaction. Alors que nous courons, du début à la fin du mois, pour
‘‘gagner notre vie’’, soyons attentifs à ne pas nous rassasier de ce que nous
gagnons. A quoi cela sert-il de gagner tout ce qui ne peut que décevoir, si
l’on ruine par là le don de Dieu qu’on pourrait accueillir gratuitement ?
(cf. Mc 8, 36) Il ne s’agit
pas de rejeter le monde du travail et de l’économie ; l’économie, en ce qu’elle
peut promouvoir des relations justes, est importante et les chrétiens ne
peuvent s’en désintéresser. Mais la gratuité est supérieure aux lois du
marchés, et ce n’est pas du marché qu’il faut attendre ni le salut, ni le
bonheur.
Il
nous faut, je pense, retrouver le désir de cette femme que Jésus a croisée et
qui, dans un dialogue habile et lucide, est conduite d’un désir matériel à la
soif de la vraie vie : « Seigneur, donne-moi
de cette eau ! » (Jn 4, 15).
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