samedi 10 janvier 2015

Baptême du Seigneur - année B

Ravenne
« Même si vous n’avez pas d’argent, venez acheter et consommer. Venez acheter du vin et du lait sans argent et sans rien payer » (Is 55, 1). Voilà un slogan publicitaire efficace : le vin et le lait gratis. Voilà une publicité agressive, des produits d’appel convaincants, une stratégie marketing irrésistible. L’auteur de cette formule devait être un commerçant redoutable pour ses concurrents. Peut-être d’ailleurs que cette annonce a été vraiment faite à l’époque d’Isaïe ; mais peut-être n’est-elle pas si positive qu’on le juge au premier abord. Dans les périodes de crise économique, on a vu des cours de matières premières ou de denrées s’effondrer jusqu’à devenir nuls ; ainsi, dans l’Antiquité, le sel (Esd 7, 22), l’huile et le vin (Ap 6, 6) ; à l’époque moderne, on se souvient du café au Brésil en 1929. Même ceux qui n’avaient pas d’argent pouvaient alors se procurer en abondance une victuaille devenue invendable.
La gratuité est, en effet, une notion ambiguë. Elle peut être une aubaine et, dans notre société de consommation, on aime bien profiter d’une promotion intéressante. On pense avoir fait une bonne affaire et la fierté d’avoir su trouver le bon objet au prix nul renforce le plaisir d’avoir acquis l’objet. Mais la gratuité est également perçue comme suspecte : dans une société où tout se vend, un objet gratuit inquiète. Combien coûte ce qui est gratuit ? Ce qui est gratuit ne s’échange pas par une transaction monétaire ; mais n’y a-t-il pas un autre échange, non monétaire, plus aliénant ? On ne vous demande que vos coordonnées, ou de répondre à quelques questions ; on vous donne une publicité… Il y a mille manières de rendre onéreuse une offre apparemment gratuite et aujourd’hui on se méfie de cela – le plus souvent à juste titre.
Alors, de quoi s’agit-il ? Stratégie commerciale forte, effondrement économique ou pratique douteuse et liberticide ? A quoi le prophète se réfère-t-il lorsqu’il cite ce slogan ? Il me semble que le propos d’Isaïe est de provoquer ses contemporains (qui étaient des consommateurs et aimaient le luxe comme aujourd’hui – ce n’était pas le même luxe qu’aujourd’hui, mais l’attachement était profondément semblable). Il veut les provoquer par une formule choquante qui les met en face d’une réalité impossible : la vraie gratuité ne peut exister dans les relations économiques. S’il y a une apparence de gratuité, c’est qu’il y a piège, ou échec, ou ruine. Mais, en revanche, les contemporains d’Isaïe (et nous-mêmes avec eux, sans doute) avons oublié que ce qui n’est pas gratuit ne vaut pas ce qui est gratuit. Notre vie n’est pas déterminé par ce que nous achetons et vendons, mais bien par ce qu’on donne et ce qu’on reçoit.  
Nos pensées humaines sont toujours tracassées par l’argent : combien ça coûte ? combien ça rapporte ? Et finalement, dans un monde qui est préoccupé par l’argent, nous devenons incapables d’imaginer quelque chose qui serait gratuit, vraiment gratuit. Pourtant, les choses gratuites sont bien les plus importantes : l’amitié est gratuite, le bonheur est gratuit, la fidélité est gratuite. Et puis, pour les chrétiens, les réalités les plus essentielles également, dans nos relations avec Dieu, se situent tout entières dans le registre de la gratuité : la foi est gratuite ; l’amour est gratuit ; la Parole de Dieu, qui vient du ciel comme la rosée, est gratuite ; la grâce de Dieu est gratuite, par définition. Avec Dieu, nous ne pouvons pas marchander, nous ne pouvons pas négocier une ristourne ou un rabais. Dieu nous a tout donné, et il nous a tout donné gratuitement. Et cette gratuité devient la norme absolue des relations chrétiennes.

« Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement » (Mt 10, 8)

« J’offre gratuitement l’évangile » (1Co 9, 18)

« A celui qui a soif, moi, je donnerai l’eau de la source de vie gratuitement » (Ap 21, 6)

La logique de la transaction comporte un défaut intrinsèque et ne peut conduire, in fine, qu’à la déception. Le prophète est un bon économiste lorsqu’il interroge : « Pourquoi dépenser votre argent pour ce qui ne nourrit pas, vous fatiguer pour ce qui ne rassasie pas ? » (Is 55, 2). Acheter et vendre ne peut que mener à une satisfaction transitoire, tout en entretenant un désir de plus en plus insatiable. De même, Jésus conseillera : « Travaillez non pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de l’homme » (Jn 6, 27). Le vrai rassasiement viendra d’une gratuité, d’un don de Dieu, sans contrepartie, sans marchandage, sans transaction. Alors que nous courons, du début à la fin du mois, pour ‘‘gagner notre vie’’, soyons attentifs à ne pas nous rassasier de ce que nous gagnons. A quoi cela sert-il de gagner tout ce qui ne peut que décevoir, si l’on ruine par là le don de Dieu qu’on pourrait accueillir gratuitement ? (cf. Mc 8, 36) Il ne s’agit pas de rejeter le monde du travail et de l’économie ; l’économie, en ce qu’elle peut promouvoir des relations justes, est importante et les chrétiens ne peuvent s’en désintéresser. Mais la gratuité est supérieure aux lois du marchés, et ce n’est pas du marché qu’il faut attendre ni le salut, ni le bonheur.
Il nous faut, je pense, retrouver le désir de cette femme que Jésus a croisée et qui, dans un dialogue habile et lucide, est conduite d’un désir matériel à la soif de la vraie vie : « Seigneur, donne-moi de cette eau ! » (Jn 4, 15).


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