vendredi 30 janvier 2015

4ème dimanche - année B

Pourquoi avons-nous besoin de prophètes ? Ne serait-ce pas plus simple si le Seigneur s’adressait à chacun de nous personnellement, nous révélait ainsi son amour, nous enseignait sa volonté, nous encourageait dans la voie du bien ? Pourquoi n’entendons-nous pas la voix de Dieu nous parler directement ? A cette question un peu naïve, nous avons dans le Deutéronome (18, 15-20) une réponse sans complaisance : c’est parce que nous avons dit : « Je ne veux plus entendre la voix du Seigneur mon Dieu » (Dt 18, 16). Ce n’est pas Dieu qui a voulu se taire, c’est nous qui nous sommes bouché les oreilles. Nous avons refusé d’écouter ce qu’il avait à nous dire. Et – plus incompréhensible encore – il nous donnait sa Parole pour que nous vivions par elle, et nous la refusons en prétextant : « Je ne veux pas mourir » (Dt 18, 16). Nous rejetons la Parole de Vie (1Jn 1, 1) sous prétexte qu’elle serait dangereuse pour nous, alors qu’elle seule peut nous conduire au vrai bonheur. Voilà ce que nous avons dit à Dieu.
Michel-Ange, Moïse (Saint Pierre aux liens - Rome)

Et voyez comme Dieu est bon, comme il est doux et aimable. Lorsqu’on dit à quelqu’un de se taire, celui-ci peut se mettre en colère, se mettre au contraire à crier. Ici, rien de tel. Dieu dit : « Ils ont raison, ils ont bien parlé » (Dt 18, 17). Dieu, que nous venons de rejeter, ne s’impose pas, ne nous accable pas, ne nous tient pas rancune. Il va inventer autre chose, moins efficace sans doute que sa Parole directe, mais compatible avec notre refus. Dieu invente les prophètes (Dt 18, 18). Qu’est-ce donc qu’un prophète ? C’est un homme qui, seul, entend la voix de Dieu, avec pour mission d’en donner connaissance au peuple. Evidemment, le prophète seul sait ce que Dieu lui dit ; les autres hommes n’entendent la Parole de Dieu que par ce que le prophète leur en fait connaître. La situation des hommes est donc défavorable : pour connaître la volonté de Dieu, ils dépendent totalement du prophète. Ils n’y ont pas accès eux-mêmes, et ils n’ont aucun moyen de vérifier si le prophète dit bien ce que Dieu a commandé. Cette situation défavorable correspond à leur refus premier. Dieu voulait parler à tout le peuple ; les hommes ont refusé ; Dieu parle maintenant à un homme qui, lui, parle à tout le peuple : c’est assurément moins bien, mais c’est mieux que rien.
Nous n’avons peut-être pas conscience de ce rôle du prophète lorsqu’on lit la Bible, parce qu’il est pour nous évident que ce qui est dans la Bible, transmis par les prophètes, est la Parole de Dieu. Mais représentons-nous ce que cela ferait si nous étions contemporains de Moïse : pour nous, la Parole de Dieu se confondrait exactement avec la voix de Moïse. Moïse est un homme comme tous les autres, mais sa parole est la Parole de Dieu. Je dois faire confiance à Moïse à tel point que j’accueille ses pensées comme les pensées de Dieu, ses mots comme les mots de Dieu, ses colères comme les colères de Dieu, ses émerveillements comme la joie de Dieu. Il me faut croire en Moïse par le même mouvement, de la même manière que je crois en Dieu (Ex 14, 31). C’est très exigeant. Toute relation à la Parole de Dieu passe par Moïse.
Le second prophète que Dieu a promis (Dt 18, 18), aussi grand et même plus grand que Moïse, est probablement Jésus[1]. Jésus était un homme, comme Moïse, et comme Moïse, il est le seul à qui Dieu parle directement. Le seul à connaître en tout la volonté du Père, c’est lui. Pourtant, je ne suis pas pour autant exclu de la connaissance de Dieu, car toute la mission de Jésus est de me faire connaître, par la prédication, ce que lui sait en direct. Car « personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt 11, 27 ; cf. Jn 1, 18). Seul le Fils connaît ; moi je ne peut connaître que par le Fils. Dans ma connaissance de la volonté de Dieu, tout dépend de la parole de Jésus. Les commandements de Jésus sont les commandements de Dieu, les reproches de Jésus sont les reproches de Dieu, les encouragements de Jésus sont les encouragements de Dieu, les pardons de Jésus sont les miséricordes de Dieu. Toute ma relation à Dieu ne passe que par Jésus. Dieu ne s’adresse jamais à moi directement – cela nous l’avons refusé au départ – mais dans tout ce que dit Jésus, je suis tenu de reconnaître l’expression adéquate, authentique, complète de la volonté de Dieu.
Le rôle prophétique du Christ est aujourd’hui continué par les ministres et les baptisés dans l’Eglise. L’Eglise, ce sont les hommes à qui Jésus a révélé le Père et qui ont, comme lui, la mission de faire connaître au monde ce qu’ils savent. Ce n’est pas toujours très facile à admettre, car il y a là, de la part de l’Eglise, une prétention qui paraît exorbitante. Il s’agit de dire que la relation à Dieu ne peut se faire en dehors de l’Eglise ; notre connaissance de Dieu ne peut se passer du charisme prophétique de l’Eglise. Lorsque l’Eglise annonce quelque chose qui nous convient, nous sommes heureux de dépendre de son charisme prophétique. Mais lorsque l’Eglise tient une vérité dérangeante, cela est plus difficile pour le monde (et parfois pour les catholiques eux-mêmes) d’admettre qu’il y ait là une parole de bon sens et de sagesse. Lorsqu’un Pape – que ce soit Paul VI avec Humanæ vitæ (1968), Jean-Paul II avec Veritatis Splendor (1993) … – énonce une doctrine que le monde n’est pas encore prêt à recevoir, il faut reconnaître pourtant que c’est bien l’Eglise qui est prophète, c’est elle qui connaît Dieu et qui enseigne sa volonté.
Par définition, ce n’est pas le monde qui est prophète : il y a renoncé. Pour connaître et aimer Dieu nous dépendons donc d’abord de l’Eglise et de sa mission prophétique. Gardons-nous d’écouter les prophètes du monde, les anges de la publicité, les messagers des sondages bien-pensants, les caisses de résonance du mensonge, de l’angoisse et du soupçon. Car Dieu n’aime pas la présomption de ces faux prophètes (Dt 18, 20), et il vaudrait mieux ne pas mourir avec eux.




[1] Que la figure de Moïse annonce l’avènement du Christ est une vérité théologique évidente ; de nombreux passages de l’évangile l’attestent.
Toutefois, on doit signaler qu’une autre interprétation de Dt 18, 18 est possible, qui voit en Paul l’accomplissement de la promesse de Dieu. Le lien entre le Seigneur et Moïse (le législateur) serait alors comparable à la relation qui existe entre le Christ (ressuscité) et Paul (le héraut du salut par la foi). Le passage de la loi à la foi mettrait en correspondance Moïse et Paul, tandis que le Christ, Seigneur, occupe (dans le récit de la conversion ; Ac 9, etc.) la position du Seigneur d’Ex 3.
Si judicieuse qu’elle soit, nous ne pouvons développer ici cette hypothèse stimulante. 

vendredi 23 janvier 2015

3ème dimanche - année B


La mission que Dieu avait donnée à Jonas était perdue d’avance (Jon 3, 1-5 ; 10) : Jonas devait menacer Ninive des châtiments de Dieu, tout en sachant très bien que Dieu est plein de miséricorde et que sa bonté convertirait les païens de la grande ville, et que, finalement, elle ne serait pas détruite. De quoi aurait-il l’air, alors, ce Jonas ? Il doit crier partout : « Encore quarante jours et Ninive sera détruite » (Jon 3, 4), alors qu’il sait très bien que le Seigneur, dans sa bienveillance, ne fera aucun mal à la ville. Il doit prêcher le châtiment pour que le châtiment n’ait pas lieu ; il doit prêcher la justice implacable de Dieu pour laisser advenir la manifestation de la miséricorde immense de Dieu. C’est une mission impossible. Et c’est bien cela qui se produit : en voyant la conversion des habitants de Ninive, « Dieu renonça au châtiment dont il les avait menacés » (Jon 3, 10). Car Dieu ne sait faire que cela lorsqu’il s’agit de châtiment : renoncer. Tous les prophètes le disent ! Joël : « Déchirez votre cœur, et non vos vêtements, revenez au Seigneur, votre Dieu, car il est tendresse et pitié, lent à la colère, riche en grâce, et il renonce au châtiment » (2, 13) ; Jérémie, prophétisant au nom du Seigneur : « Tantôt je parle, à propos d’une nation ou d’un royaume, d’arracher, de renverser et de détruire ; mais si cette nation, contre laquelle j’ai parlé, se convertit de sa méchanceté, alors je renonce au châtiment que j’avais résolu de lui infliger » (18, 7-8). Toute la Bible ne dit que cela. Si l’homme est capable de condamner et de punir, s’il lui arrive aussi de se condamner lui-même (c’est ce qu’on appelle la culpabilité) et de se punir lui-même (c’est ce qu’on appelle l’enfer), Dieu, lui, ne sait que pardonner (c’est ce qu’on appelle la grâce) et accueillir (c’est ce qu’on appelle la vocation).
Cette vérité étonnante nous montre que les idées de Dieu ne sont pas les idées de l’homme (cf. Is 55, 8-9). Doit-on, pour autant, présumer de la bonté de Dieu ? Cette vérité de la miséricorde de Dieu doit-elle nous faire mépriser notre responsabilité morale ? Certains se disent un peu vite : Dieu pardonne toujours, alors je peux faire ce que je veux, le bien ou le mal, et je ne crains rien. L’évangile (Mc 1, 14-20) nous montre plutôt le contraire. C’est précisément parce que sa miséricorde est infinie, que je dois craindre d’offenser un Dieu qui est si bon pour moi. La miséricorde de Dieu est en effet une bonne nouvelle, « la bonne nouvelle », mais cette bonne nouvelle ne me laisse pas faire indifféremment le bien ou le mal. Cette bonne nouvelle m’invite à la conversion : « Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » (Mc 1, 15) dit Jésus. « Convertissez-vous » – Pourquoi faut-il se convertir ? Parce que Dieu punit ? Parce qu’il veut détruire le monde ? Non ! C’est précisément le contraire : il faut se convertir parce que Dieu pardonne. « Croyez à la Bonne Nouvelle » – Quelle est cette bonne nouvelle ? Est-ce qu’il est désormais possible de faire ce qu’on veut ? Est-ce que tout est permis ? Non ! C’est précisément le contraire : la bonne nouvelle, c’est que Dieu pardonne et que, donc, il faut se convertir.
Beaucoup de gens rêvent d’une vie où tout serait permis. Ils croient que si tout était permis, ils pensent que s’il était interdit d’interdire, alors ce serait le bonheur parfait. Ils ne se rendent pas compte que si chacun pouvait faire impunément le mal comme le bien, le monde serait bien pire. Ce serait un lieu de jalousie, d’égoïsme, d’orgueil, et finalement un lieu de haine et de solitude. Mais cela ce n’est pas le paradis ; cette solitude désespérée engendrée par une liberté absolue, cette jungle où chacun cherche son plaisir individuel sans souci de personne d’autre, c’est cela que la tradition spirituelle désigne comme un enfer. Ce serait vraiment une très mauvaise nouvelle que tout soit permis.
Alors il faut des prophètes et des hommes de Dieu qui crient sans cesse : « convertissez-vous » ; il faut aussi que ces prophètes montrent l’urgence de la conversion : « quarante jours » dit Jonas ; « les temps sont accomplis – dit Jésus – le Règne de Dieu est tout proche » (Mc 1, 15). Il n’y a pas de temps à perdre. Pourquoi ne faut-il pas perdre de temps ? Parce que la catastrophe est imminente ? Parce que c’est bientôt la fin du monde ? Non ! C’est précisément le contraire : il ne faut pas perdre de temps parce que la miséricorde de Dieu est à l’œuvre dès aujourd’hui. C’est aujourd’hui que la bonté de Dieu nous interpelle, nous exhorte et nous invite. N’ayons pas peur de Dieu, « car il est bon » (cf. Ps 106, 1 ; 107, 1 ; 118, 1 ; 29 ; 136, 1) ; et parce qu’il est bon, ne mettons pas de retard à nous convertir ; le salut nous est donné, maintenant et ici-même.


vendredi 16 janvier 2015

2ème dimanche - année B

Sainte Marie du Trastevere (Rome)
Le récit de la vocation de Samuel (1S 3, 3-10) est particulièrement émouvant. L’auteur biblique nous décrit ce qui se passe dans la conscience de cet enfant, tellement jeune qu’il n’est pas encore allé (si j’ose dire) au catéchisme (1S 3, 7), qu’il ignore tout au sujet de la foi. Malgré son manque d’instruction religieuse, le petit Samuel possède une conscience pure et cette conscience est le sanctuaire où Dieu lui parle. Mieux que dans un édifice de pierres, mieux que dans le temple de Silo (1S 1) où Samuel réside et où Dieu également est supposé habiter (cf. Jr 7), c’est dans son âme que le juste peut rencontrer le Seigneur présent ; c’est dans un cœur pur (cf. Mt 5, 8) que le Seigneur se révèle. Et c’est dans ce dialogue intérieur entre Dieu et Samuel que nous sommes introduits, nous qui avons aussi une conscience où Dieu nous parle.
Samuel est un enfant réaliste, qui se méfie de lui-même, de ses illusions, de ses faux désirs, qui ne se laisse pas entraîner par la parole reçue. C’est là l’un des grands paradoxes de la vocation : pour être authentique, un appel qui retentit dans l’âme doit être authentifié par une autorité. Ce n’est pas la voix entendue qui constitue la vocation de Samuel ; c’est la confrontation de cette voix au discernement du prêtre Héli (1S 3, 5) qui permet d’affirmer que l’appel vient réellement de Dieu (1S 3, 8-9). La chose est curieuse, car ce qu’on sait par ailleurs de cet Héli n’est pas très édifiant ; il était un mauvais prêtre, lâche (1S 2, 11-36), acariâtre, aux jugements hâtifs (1S 1, 13-14). Et pourtant, malgré sa consternante médiocrité spirituelle, Héli est l’interprète accrédité par Dieu pour confirmer la vérité de la vocation prophétique de Samuel. Evidemment, il aurait mieux valu pour tout le monde que Héli ait été un bon prêtre ; mais Dieu ne renonce pas à agir, il ne renonce pas à se révéler, quand bien même ses ministres sont défaillants. Sa grâce n’est pas tenue en échec par les fautes des hommes – fussent-ils officiellement prêtres.

Le récit de la vocation des disciples (Jn 1, 35-42) procède de même. La vocation d’André et de l’autre disciple passe par la parole de Jean Baptiste : « Voici l’Agneau de Dieu » (Jn 1, 36) ; ils sont ceux qui ont « entendu la parole de Jean » (Jn 1, 40). De même la vocation de Pierre passe par l’interpellation d’André : « Nous avons trouvé le Messie » (Jn 1, 41). Jésus n’appelle pas directement ses premiers disciples. Il laisse une parole d’homme résonner d’abord aux oreilles de ceux qu’il choisit. Lorsqu’il a convié Simon-Pierre, André n’était pas encore le délégué à la pastorale des vocations ; il était à peine disciple, certainement pas apôtre. Et pourtant, c’est par cette invitation fragile, peu consciente, mal éclairée que Jésus a attiré à lui celui qui serait le chef des Douze. André devait être hésitant en expliquant à Simon qu’il connaissait le Messie ; son enthousiasme, bien réel mais peu raisonné, devait sembler contestable. Mais Jésus n’a pourtant pas renoncé à passer par le ministère d’André pour ‘‘recruter’’ Pierre. Et Pierre est venu.

Ces récits de la vocation de Samuel, d’André, de Pierre, nous permettent de saisir un aspect décisif du mystère de l’Eglise : l’expérience chrétienne fondamentale est que Celui qui parle au cœur de la conscience est aussi Celui qui parle par les ministres de l’Eglise. Pour les prêtres, c’est une exigence redoutable : quelle délicatesse, quelle bienveillance cela suppose ! Il faut que le Saint Esprit soit sans cesse agissant pour réparer les inévitables maladresses des ministres. Mais ce n’est pas le plus important ; ce qui compte surtout c’est que chaque chrétien a une conscience, et que chaque chrétien, en consultant sa conscience, entend Dieu qui lui parle – non par un langage bruyant, ou autoritaire, mais par des inspirations très délicates, par des inclinations intimes sereines, heureuses et profondes. Pourtant, malgré la sincérité de l’écoute, le chrétien ne peut décider par lui seul de sa vocation. Ce qu’il entend de Dieu, en son cœur, il doit l’exprimer, le présenter, le soumettre à l’Eglise. C’est bien la parole d’un évêque qui fait d’un ordinand un prêtre ; le séminariste est celui qui entend l’appel de Dieu dans son âme, mais qui reçoit[1] sa vocation par la parole de son évêque, au jour de l’ordination. De même, une vocation au mariage procède d’un appel entendu en conscience : Dieu, dans la délicatesse d’un sentiment amoureux, éveille chez un homme et une femme le désir de fonder un foyer chrétien. Et là encore, ce projet est soumis à l’Eglise, et la parole du prêtre n’est pas accessoire pour accomplir le sacrement. Tel est le mystère de l’Eglise : il y a une cohérence entre l’intimité et la liturgie, entre ce que Dieu murmure dans le cœur des hommes et ce que Dieu proclame dans les rites de l’Eglise. Croire en l’Eglise (et y croire jusqu’à confier à l’Eglise toute l’orientation de sa vie, dans le mariage ou dans la consécration sacerdotale), cela veut dire reconnaître que c’est bien le même Dieu qui est à l’œuvre dans le cœur des croyants et dans le ministère des prêtres. C’est ce même Dieu qui, dans le secret de l’âme et dans la communauté des fidèles, nous veut heureux, charitables et sauvés.




[1] « La vocation et la mission reçues au jour de son ordination, marquent [le prêtre] d’une façon permanente » (Catéchisme de l’Eglise Catholique, n° 1583). 

samedi 10 janvier 2015

Baptême du Seigneur - année B

Ravenne
« Même si vous n’avez pas d’argent, venez acheter et consommer. Venez acheter du vin et du lait sans argent et sans rien payer » (Is 55, 1). Voilà un slogan publicitaire efficace : le vin et le lait gratis. Voilà une publicité agressive, des produits d’appel convaincants, une stratégie marketing irrésistible. L’auteur de cette formule devait être un commerçant redoutable pour ses concurrents. Peut-être d’ailleurs que cette annonce a été vraiment faite à l’époque d’Isaïe ; mais peut-être n’est-elle pas si positive qu’on le juge au premier abord. Dans les périodes de crise économique, on a vu des cours de matières premières ou de denrées s’effondrer jusqu’à devenir nuls ; ainsi, dans l’Antiquité, le sel (Esd 7, 22), l’huile et le vin (Ap 6, 6) ; à l’époque moderne, on se souvient du café au Brésil en 1929. Même ceux qui n’avaient pas d’argent pouvaient alors se procurer en abondance une victuaille devenue invendable.
La gratuité est, en effet, une notion ambiguë. Elle peut être une aubaine et, dans notre société de consommation, on aime bien profiter d’une promotion intéressante. On pense avoir fait une bonne affaire et la fierté d’avoir su trouver le bon objet au prix nul renforce le plaisir d’avoir acquis l’objet. Mais la gratuité est également perçue comme suspecte : dans une société où tout se vend, un objet gratuit inquiète. Combien coûte ce qui est gratuit ? Ce qui est gratuit ne s’échange pas par une transaction monétaire ; mais n’y a-t-il pas un autre échange, non monétaire, plus aliénant ? On ne vous demande que vos coordonnées, ou de répondre à quelques questions ; on vous donne une publicité… Il y a mille manières de rendre onéreuse une offre apparemment gratuite et aujourd’hui on se méfie de cela – le plus souvent à juste titre.
Alors, de quoi s’agit-il ? Stratégie commerciale forte, effondrement économique ou pratique douteuse et liberticide ? A quoi le prophète se réfère-t-il lorsqu’il cite ce slogan ? Il me semble que le propos d’Isaïe est de provoquer ses contemporains (qui étaient des consommateurs et aimaient le luxe comme aujourd’hui – ce n’était pas le même luxe qu’aujourd’hui, mais l’attachement était profondément semblable). Il veut les provoquer par une formule choquante qui les met en face d’une réalité impossible : la vraie gratuité ne peut exister dans les relations économiques. S’il y a une apparence de gratuité, c’est qu’il y a piège, ou échec, ou ruine. Mais, en revanche, les contemporains d’Isaïe (et nous-mêmes avec eux, sans doute) avons oublié que ce qui n’est pas gratuit ne vaut pas ce qui est gratuit. Notre vie n’est pas déterminé par ce que nous achetons et vendons, mais bien par ce qu’on donne et ce qu’on reçoit.  
Nos pensées humaines sont toujours tracassées par l’argent : combien ça coûte ? combien ça rapporte ? Et finalement, dans un monde qui est préoccupé par l’argent, nous devenons incapables d’imaginer quelque chose qui serait gratuit, vraiment gratuit. Pourtant, les choses gratuites sont bien les plus importantes : l’amitié est gratuite, le bonheur est gratuit, la fidélité est gratuite. Et puis, pour les chrétiens, les réalités les plus essentielles également, dans nos relations avec Dieu, se situent tout entières dans le registre de la gratuité : la foi est gratuite ; l’amour est gratuit ; la Parole de Dieu, qui vient du ciel comme la rosée, est gratuite ; la grâce de Dieu est gratuite, par définition. Avec Dieu, nous ne pouvons pas marchander, nous ne pouvons pas négocier une ristourne ou un rabais. Dieu nous a tout donné, et il nous a tout donné gratuitement. Et cette gratuité devient la norme absolue des relations chrétiennes.

« Vous avez reçu gratuitement : donnez gratuitement » (Mt 10, 8)

« J’offre gratuitement l’évangile » (1Co 9, 18)

« A celui qui a soif, moi, je donnerai l’eau de la source de vie gratuitement » (Ap 21, 6)

La logique de la transaction comporte un défaut intrinsèque et ne peut conduire, in fine, qu’à la déception. Le prophète est un bon économiste lorsqu’il interroge : « Pourquoi dépenser votre argent pour ce qui ne nourrit pas, vous fatiguer pour ce qui ne rassasie pas ? » (Is 55, 2). Acheter et vendre ne peut que mener à une satisfaction transitoire, tout en entretenant un désir de plus en plus insatiable. De même, Jésus conseillera : « Travaillez non pas pour la nourriture qui se perd, mais pour la nourriture qui demeure jusque dans la vie éternelle, celle que vous donnera le Fils de l’homme » (Jn 6, 27). Le vrai rassasiement viendra d’une gratuité, d’un don de Dieu, sans contrepartie, sans marchandage, sans transaction. Alors que nous courons, du début à la fin du mois, pour ‘‘gagner notre vie’’, soyons attentifs à ne pas nous rassasier de ce que nous gagnons. A quoi cela sert-il de gagner tout ce qui ne peut que décevoir, si l’on ruine par là le don de Dieu qu’on pourrait accueillir gratuitement ? (cf. Mc 8, 36) Il ne s’agit pas de rejeter le monde du travail et de l’économie ; l’économie, en ce qu’elle peut promouvoir des relations justes, est importante et les chrétiens ne peuvent s’en désintéresser. Mais la gratuité est supérieure aux lois du marchés, et ce n’est pas du marché qu’il faut attendre ni le salut, ni le bonheur.
Il nous faut, je pense, retrouver le désir de cette femme que Jésus a croisée et qui, dans un dialogue habile et lucide, est conduite d’un désir matériel à la soif de la vraie vie : « Seigneur, donne-moi de cette eau ! » (Jn 4, 15).


vendredi 2 janvier 2015

Epiphanie

En écrivant aux chrétiens d’Ephèse (Ep 3, 2-6), Paul porte à leur connaissance le cœur du message évangélique, la vérité centrale qui l’a converti du Judaïsme pharisien au christianisme. Les termes qu’il utilise sont extrêmement précis ; il veut qu’on le comprenne bien. Il vaut la peine de définir quelques-uns de ces mots qui expriment le salut que Dieu vient nous offrir dans la fête de Noël.

L'adoration des mages, sarcophage chrétien, musée d'Arles (Bouches du Rhône)

« Vous avez entendu la dispensation de la grâce de Dieu, celle qui m’a été donnée en votre faveur » (Ep 3, 2). Paul parle d’une grâce qu’il a reçue ; mais Paul n’est pourtant pas le propriétaire de ce don de Dieu. Qui pourrait penser en effet recevoir la grâce pour son usage personnel, égoïste ? Paul sait bien que, s’il a reçu la grâce de la foi, cette grâce qui l’a foudroyé alors qu’il se rendait à Damas pour persécuter les chrétiens (Ac 9), ce n’est pas simplement pour qu’il soit sauvé, lui, tout seul. Cette grâce de la foi, il l’a reçue afin de devenir évangélisateur. Cette grâce qui lui « a été donnée en faveur », des hommes d’Ephèse, Paul l’a vraiment mise à la disposition de tous ceux qui devaient être sauvés en accueillant le message de l’évangile. C’est cela que Paul appelle la « dispensation » ; le terme grec oikonomia a donné notre mot français « économie ». L’économie est la loi de justice par laquelle chacun reçoit ce qui lui est dû ; cela est vrai (ou devrait être vrai) dans le domaine matériel, dans le monde. Mais cela est vrai d’abord dans le domaine spirituel, dans l’Eglise. Dieu a organisé l’Eglise selon une économie, confiée aux évangélisateurs, aux évêques et aux prêtres, afin que tous les hommes puissent recevoir la grâce d’entendre le message de la foi. Mais cela ne fonctionne que si chacun comprend bien qu’il n’a pas reçu la foi pour croire, mais pour aider les autres à croire. Tout homme a le droit d’entendre l’évangile. Chacun peut s’interroger : quelle part est-ce que j’accepte d’assumer dans cette économie de l’évangélisation ?
« Par révélation, il m’a donné connaissance du mystère » (Ep 3, 3). Paul a bénéficié d’une révélation ; le mot grec (apokalupsis ; d’où notre : apocalypse) possède une très grande intensité. L’homme qui ne connaît pas le Christ vit dans un certain aveuglement ; il voit son intérêt personnel, son confort, ses affaires, mais il refuse de voir la misère des autres. Il refuse de voir la part qu’il pourrait prendre à l’édification d’un monde meilleur. Certes, la générosité n’est pas le monopole des chrétiens, mais l’égoïsme est néanmoins plus répandu que la vraie solidarité. En ce qui concerne Paul, il vivait centré sur sa propre perfection morale, sur sa pratique du Judaïsme, sur la défense de sa conception religieuse – au point de souhaiter la mort de ceux qui quittaient la pratique de la loi de Moïse (Ac 8, 1). Et Jésus est venu lui ouvrir les yeux (Ac 9, 18) ; Paul a eu alors la révélation de ce qu’il refusait de voir. Il refusait de voir que Dieu aimait tous les hommes (il pensait qu’il n’était que le Dieu des fils d’Israël). Et voilà que le « mystère » lui apparaît : « les païens sont associés au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus » (Ep 3, 6 ; cf. Ac 26, 16-18). Le mystère n’est pas une affaire fumeuse, un secret compliqué qu’il faudrait gardé méconnu ; le mystère est une vérité toute simple, lumineuse, une vérité tellement belle qu’il suffit d’ouvrir les yeux pour se laisser éclairer par elle – mais encore faut-il accepter d’ouvrir les yeux pour voir ! Le mystère, c’est que Dieu aime tous les hommes, qu’il « veut que tous les hommes soient sauvés » (1Tm 2, 4), qu’il demande à chacun d’aimer tous ses frères. Le monde antique vivait cloisonné : les Juifs d’un côté, les païens de l’autre ; les Grecs d’un côté, les barbares de l’autre ; les hommes libres d’un côté, les esclaves de l’autre. Et tous ces cloisonnements, ces murs entre les hommes, entretenaient la méfiance et la haine ; et la religion aussi contribuait à cette indifférence malveillante entre les hommes. Voilà donc le message que le Christ a confié à Paul, le mystère qu’il lui a révélé : il n’y a pas les uns à droite, les autres à gauche. Tous les hommes sont frères.
Ce mystère sera connu, dit Paul, « par l’annonce de l’évangile » (Ep 3, 6). Qu’est-ce que l’évangile sinon cette annonce de la fraternité universelle ? Qu’est-ce que l’évangile sinon cet appel à nous aimer les uns les autres ? Voilà ce dont Paul a été l’apôtre, le ministre, le héraut, depuis ce jour où il a vu le Christ. Si nous fêtons aujourd’hui l’épiphanie, ce n’est pas seulement pour nous souvenir que l’enfant Jésus a été vu par des Juifs (par les bergers, par Syméon et Anne) et par des païens (les mages de l’évangile ; Mt 2, 1-12). C’est aussi pour que nous comprenions que l’épiphanie, la manifestation plénière du Christ n’a pas encore eu lieu. Tant que tous les hommes n’ont pas conscience d’être frères, tant qu’il subsiste de la haine entre les uns et les autres, c’est que le mystère dont Paul était l’apôtre n’a pas encore rejoint son but universel. L’enjeu, évidemment, c’est « l’annonce de l’évangile ». Et chacun doit se demander : où est-ce que j’annonce l’évangile ? comment est-ce que j’annonce l’évangile ? L’épiphanie aux mages était une promesse, la préfiguration d’une épiphanie universelle qui n’a pas encore eu lieu et dont « je » suis responsable. Alors que dois-je faire pour que le Christ soit manifesté à tous les hommes ?
Nous savons comment saint Paul a pris au sérieux, en faveur de tout homme, la révélation du mystère dont il a bénéficié. Il ne serait sans doute pas inutile que nous nous mettions à son école.