Pourquoi avons-nous
besoin de prophètes ? Ne serait-ce pas plus simple si le Seigneur
s’adressait à chacun de nous personnellement, nous révélait ainsi son amour,
nous enseignait sa volonté, nous encourageait dans la voie du bien ?
Pourquoi n’entendons-nous pas la voix de Dieu nous parler directement ? A
cette question un peu naïve, nous avons dans le Deutéronome (18, 15-20) une réponse sans complaisance : c’est
parce que nous avons dit : « Je ne veux plus entendre la voix du
Seigneur mon Dieu » (Dt 18, 16). Ce n’est pas Dieu qui a voulu se
taire, c’est nous qui nous sommes bouché les oreilles. Nous avons refusé
d’écouter ce qu’il avait à nous dire. Et – plus incompréhensible encore – il
nous donnait sa Parole pour que nous vivions par elle, et nous la refusons en
prétextant : « Je ne veux pas mourir » (Dt 18, 16). Nous
rejetons la Parole de Vie (1Jn 1, 1) sous prétexte qu’elle serait
dangereuse pour nous, alors qu’elle seule peut nous conduire au vrai bonheur.
Voilà ce que nous avons dit à Dieu.
Michel-Ange, Moïse (Saint Pierre aux liens - Rome) |
Et voyez comme Dieu est
bon, comme il est doux et aimable. Lorsqu’on dit à quelqu’un de se taire, celui-ci
peut se mettre en colère, se mettre au contraire à crier. Ici, rien de tel.
Dieu dit : « Ils
ont raison, ils ont bien parlé » (Dt 18, 17). Dieu, que nous venons de rejeter,
ne s’impose pas, ne nous accable pas, ne nous tient pas rancune. Il va inventer
autre chose, moins efficace sans doute que sa Parole directe, mais compatible
avec notre refus. Dieu invente les prophètes (Dt 18, 18). Qu’est-ce donc
qu’un prophète ? C’est un homme qui, seul, entend la voix de Dieu, avec
pour mission d’en donner connaissance au peuple. Evidemment, le prophète seul
sait ce que Dieu lui dit ; les autres hommes n’entendent la Parole de Dieu
que par ce que le prophète leur en fait connaître. La situation des hommes est
donc défavorable : pour connaître la volonté de Dieu, ils dépendent
totalement du prophète. Ils n’y ont pas accès eux-mêmes, et ils n’ont aucun
moyen de vérifier si le prophète dit bien ce que Dieu a commandé. Cette situation
défavorable correspond à leur refus premier. Dieu voulait parler à tout le
peuple ; les hommes ont refusé ; Dieu parle maintenant à un homme
qui, lui, parle à tout le peuple : c’est assurément moins bien, mais c’est
mieux que rien.
Nous n’avons peut-être
pas conscience de ce rôle du prophète lorsqu’on lit la Bible, parce qu’il est
pour nous évident que ce qui est dans la Bible, transmis par les prophètes, est
la Parole de Dieu. Mais représentons-nous ce que cela ferait si nous étions
contemporains de Moïse : pour nous, la Parole de Dieu se confondrait
exactement avec la voix de Moïse. Moïse est un homme comme tous les autres,
mais sa parole est la Parole de Dieu. Je dois faire confiance à Moïse à tel
point que j’accueille ses pensées comme les pensées de Dieu, ses mots comme les
mots de Dieu, ses colères comme les colères de Dieu, ses émerveillements comme
la joie de Dieu. Il me faut croire en Moïse par le même mouvement, de la même
manière que je crois en Dieu (Ex 14, 31). C’est très exigeant. Toute relation
à la Parole de Dieu passe par Moïse.
Le second prophète que
Dieu a promis (Dt 18, 18), aussi grand et même plus grand que Moïse, est probablement
Jésus[1]. Jésus
était un homme, comme Moïse, et comme Moïse, il est le seul à qui Dieu parle
directement. Le seul à connaître en tout la volonté du Père, c’est lui.
Pourtant, je ne suis pas pour autant exclu de la connaissance de Dieu, car
toute la mission de Jésus est de me faire connaître, par la prédication, ce que
lui sait en direct. Car « personne ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et
celui à qui le Fils veut bien le révéler » (Mt
11, 27 ; cf. Jn 1, 18).
Seul le Fils connaît ; moi je ne peut connaître que par le Fils. Dans ma connaissance de
la volonté de Dieu, tout dépend de la parole de Jésus. Les commandements de
Jésus sont les commandements de Dieu, les reproches de Jésus sont les reproches
de Dieu, les encouragements de Jésus sont les encouragements de Dieu, les pardons
de Jésus sont les miséricordes de Dieu. Toute ma relation à Dieu ne passe que
par Jésus. Dieu ne s’adresse jamais à moi directement – cela nous l’avons
refusé au départ – mais dans tout ce que dit Jésus, je suis tenu de reconnaître
l’expression adéquate, authentique, complète de la volonté de Dieu.
Le rôle prophétique du
Christ est aujourd’hui continué par les ministres et les baptisés dans l’Eglise.
L’Eglise, ce sont les hommes à qui Jésus a révélé le Père et qui ont, comme
lui, la mission de faire connaître au monde ce qu’ils savent. Ce n’est pas
toujours très facile à admettre, car il y a là, de la part de l’Eglise, une
prétention qui paraît exorbitante. Il s’agit de dire que la relation à Dieu ne
peut se faire en dehors de l’Eglise ; notre connaissance de Dieu ne peut
se passer du charisme prophétique de l’Eglise. Lorsque l’Eglise annonce quelque
chose qui nous convient, nous sommes heureux de dépendre de son charisme
prophétique. Mais lorsque l’Eglise tient une vérité dérangeante, cela est plus
difficile pour le monde (et parfois pour les catholiques eux-mêmes) d’admettre
qu’il y ait là une parole de bon sens et de sagesse. Lorsqu’un Pape – que ce
soit Paul VI avec Humanæ vitæ
(1968), Jean-Paul II avec Veritatis
Splendor (1993) … – énonce une doctrine que le monde n’est pas encore prêt
à recevoir, il faut reconnaître pourtant que c’est bien l’Eglise qui est
prophète, c’est elle qui connaît Dieu et qui enseigne sa volonté.
Par définition, ce n’est
pas le monde qui est prophète : il y a renoncé. Pour connaître et aimer
Dieu nous dépendons donc d’abord de l’Eglise et de sa mission prophétique.
Gardons-nous d’écouter les prophètes du monde, les anges de la publicité, les
messagers des sondages bien-pensants, les caisses de résonance du mensonge, de
l’angoisse et du soupçon. Car Dieu n’aime pas la présomption de ces faux
prophètes (Dt 18, 20), et il vaudrait mieux ne pas mourir avec eux.
[1] Que la figure de Moïse
annonce l’avènement du Christ est une vérité théologique évidente ; de
nombreux passages de l’évangile l’attestent.
Toutefois,
on doit signaler qu’une autre interprétation de Dt 18, 18 est possible,
qui voit en Paul l’accomplissement de la promesse de Dieu. Le lien entre le
Seigneur et Moïse (le législateur) serait alors comparable à la relation qui
existe entre le Christ (ressuscité) et Paul (le héraut du salut par la foi). Le
passage de la loi à la foi mettrait en correspondance Moïse et Paul, tandis que
le Christ, Seigneur, occupe (dans le récit de la conversion ; Ac 9, etc.) la position du Seigneur d’Ex 3.
Si
judicieuse qu’elle soit, nous ne pouvons développer ici cette hypothèse
stimulante.