La
présentation de Jésus au Temple (Lc 2, 22-40) est un épisode difficile à
comprendre ; il se rattache à une législation commandée par Moïse dont le
sens est austère et complexe. « Tu céderas au Seigneur tout être
sorti le premier du sein maternel et toute la première portée des bêtes qui
t’appartiennent : les mâles sont au Seigneur. Les premiers ânons mis bas,
tu les rachèteras par une tête de petit bétail. Si tu ne les rachètes pas, tu
leur briseras la nuque, mais tous les premiers-nés de l’homme, parmi tes fils,
tu les rachèteras » (Ex 13, 12-13 ; cf. Lc 2, 23). Et comme le sens de ce texte est obscur,
l’auteur biblique prévoit qu’un enfant demande rituellement une
explication : « Lorsque ton fils te demandera
demain : ‘‘Que signifie ceci ?’’, tu lui diras : ‘‘C’est par la
force de sa main que le Seigneur nous a fait sortir d’Égypte, de la maison
d’esclavage. Comme le Pharaon s’entêtait à ne pas nous laisser partir, le
Seigneur fit périr tous les premiers-nés au pays d’Égypte, aussi bien les
premiers-nés des hommes que les premiers-nés du bétail. Voilà pourquoi je
sacrifie au Seigneur tout mâle sorti le premier du sein maternel et je rachète
tout premier-né de mes fils’’ » (Ex 13, 14-15).
Le
rachat des premiers nés est ainsi une coutume que la loi juive fait remonter à
la sortie d’Egypte, à la Pâque de Moïse. La dernière des plaies, effrayante,
avait fait mourir tous les premiers-nés, les animaux comme les hommes, les
princes comme les enfants d’esclaves ; seuls les premiers-nés des hébreux
avaient été épargnés par l’ange. Ce récit pascal est très étrange, mystérieux, et
aussi choquant. Ce n’est pas le moment de l’expliquer aujourd’hui. Disons
simplement que ce n’est pas tant le souvenir de la mort des fils des égyptiens
qui est ainsi commémorée que le salut de tout le peuple.
Pour se
souvenir que Dieu a été le libérateur des hébreux, les fils d’Israël avaient
donc conservé l’habitude d’aller offrir symboliquement au Seigneur leur premier
né et de présenter, à cette occasion, une modeste offrande matérielle. Ce
sacrifice pouvait être fastueux dans les familles riches, et pauvre chez les
gens simples : « un couple de tourterelles ou deux
petites colombes » (Lv 12, 8 ; cf. Lc 2, 24). Le tarif n’est pas bien exigeant. En
faisant ce geste, Marie et Joseph ne font rien d’autre que de se conformer à
une pratique de leur temps et de leur religion. Ils expriment par ce geste
rituel leur attachement à la loi de Moïse (Lc 2, 22 ; 39) et leur fidélité
au Seigneur. Ils sont solidaires de leur peuple et de ses coutumes. C’est assez
anodin, en fait.
Mais dans ce pieux
usage, se produit alors quelque chose d’imprévisible : ce petit enfant que
Marie et Joseph conduisent au Temple pour le racheter est celui qui va racheter
toute l’humanité par le sang de sa croix. Celui pour qui ils vont offrir deux
colombes en sacrifice est celui qui va s’offrir lui-même en sacrifice pour le
salut de tous les hommes. Celui qui est ainsi présenté aux prêtres du Temple
est en réalité le Seigneur, le Dieu de gloire et de majesté qui ne cesse pas de
siéger à la droite de son Père bien qu’il se donne à voir dans une nature
humaine semblable à la nôtre. Marie et Joseph ont déjà pressenti quelque chose
de cet immense mystère ; mais ils viennent là, comme tout le monde, sans
chercher à se faire remarquer. Et l’enfant Jésus, quoiqu’on en dise, était beau
comme le sont tous les enfants – ni plus, ni moins. Il n’était pas auréolé de
je ne sais quelle lumière surnaturelle. On ne voyait rien qu’un jeune couple et
un nourrisson, rien de plus.
Il
a fallu toute la lucidité spirituelle (Lc 2, 25) de Syméon pour voir dans ce spectacle attendrissant
quelque chose de plus qu’une simple scène de joie familiale et religieuse. Lui
a reconnu dans cet enfant plus qu’un enfant. Une tradition orientale bien
attestée interprète avec justesse et audace l’action de cet homme juste : « il reçut [Jésus]
dans ses bras et bénit Dieu » (Lc 2, 28). Il bénit Dieu qui est ce
petit enfant. Et lorsque le saint homme dit : « Maintenant, Souverain Maître, tu peux, selon ta parole,
laisser ton serviteur s’en aller en paix » (Lc 2, 29), il
ne faut pas se le représenter tenant l’enfant dans ses bras et levant les yeux
au ciel comme s’il s’adressait à un dieu des nuages. Car lorsqu’il reçoit
Jésus, il n’a pas le réflexe de se tourner vers le Seigneur comme s’il était un
autre que cet enfant. C’est à Jésus lui-même qu’il dit : « Maître » ; en Jésus
il reconnaît celui qui lui a promis de le garder en vie jusqu’au jour de la
rencontre. Une hymne en usage dans l’Eglise syrienne l’affirme très
explicitement :
« Syméon vit le Fils de Dieu
et, dans sa joie, bondit à sa rencontre,
lui qui attendait que sa naissance se dévoilât
pour goûter la mort.
Celui qui est le Maître de la vie,
il le porte sur les paumes de ses mains
et le berce en lui demandant :
‘‘Maintenant, tu peux m’ôter la vie d’ici-bas’’ »[1].
Ce
récit de la présentation de Jésus au Temple n’est donc pas un événement de la
vie ordinaire. C’est ce que les premiers chrétiens appelaient une théophanie, une manifestation de Dieu.
En venant dans le monde, l’enfant Jésus a fait connaître sa divinité de manière
paradoxale, aux bergers, aux mages, à Syméon et Anne, aux docteurs de la
loi ; de même, à la fin de l’évangile, Jésus fera reconnaître sa
résurrection aux Apôtres, à Pierre, aux pèlerins d’Emmaüs, à Jacques, etc. Que furent ces événements ? En
eux-mêmes, ils ne furent rien de tellement retentissant : la rencontre
d’un enfant, la rencontre d’un homme. Dieu ne se donne à voir que dans
l’ordinaire, dans le partage d’une intimité, une docilité spirituelle. N’allons
pas le chercher ailleurs. Si nous pensons trouver Dieu dans des pratiques, et
si nous sommes suffisamment délicats pour vivre les rites de la vie avec une
vraie attention, alors nous aurons le cœur prêt à se laisser surprendre par
l’inattendu de Dieu. Parfois, les cérémonies habituelles de notre vie
chrétienne tournent un peu à la routine, la vie spirituelle se fatigue. On
vient à l’Eglise pour une messe de plus, pour encore un baptême, et on ne pense
même plus qu’on y vient rencontrer Dieu. Et c’est ce moment que le Seigneur
choisit pour se révéler à nous. Dieu ne veut pas que nous quittions cette terre
sans que nos yeux aient « vu le salut » (Lc 2, 30). Mais c’est
dans l’inattendu du quotidien qu’il nous le montrera. Patience et lucidité,
attention et discernement, voilà ce qu’il faut pour que Dieu nous surprenne et
nous sauve ; il se montre à nous, brûlant d’amour derrière les pauvres
rites de nos communautés paroissiales. Mais avec un peu d’émerveillement et de
vigilance, avec un cœur pur, nous aussi, nous aurons le bonheur de voir Dieu (cf. Mt 5, 8).
[1] Cité par J. Lemarié, La
manifestation du Seigneur, Lex Orandi n° 23, le Cerf, Paris, 1957
; p. 464.