Le livre de l’Apocalypse n’est pas très facile à
comprendre. Une clef de lecture parmi d’autres, consiste à essayer de répondre,
avec ce texte (Ap 7, 2-4 ; 9-14), à la très délicate question :
« qu’est-ce que l’Eglise ? ». Dans l’ancien Testament, on voit
bien que le peuple de Dieu a conscience d’avoir été choisi pour lui-même, et
estime que son élection particulière par Dieu implique le rejet par lui des
autres peuples. Le monde se divise donc en deux : d’un côté Israël qui est
béni de Dieu ; de l’autre les païens qui sont maudits. Avec le Christ, les
choses changent. La vision du monde contient toujours une bipolarité, mais
celle-ci n’est plus conçue de manière conflictuelle. Il y a bien d’un côté
l’Eglise et de l’autre le monde, d’un côté les croyants et de l’autre les
non-croyants, mais cela ne débouche pas sur une indifférence mutuelle ni sur
une opposition. Car, tandis qu’Israël était tenté de recevoir la bénédiction
afin de la garder pour soi, l’Eglise reçoit la bénédiction pour la transmettre au monde, l’Eglise reçoit la foi pour la faire
partager aux non-croyants. On ne peut pas dire que les non-croyants sont
pareils que les croyants, ni que l’Eglise est la même chose que l’humanité. Il
faut reconnaître les différences, respecter le droit des non-croyants à ne pas
croire (et ne pas le baptiser trop vite, ne pas les récupérer comme ‘‘chrétiens
anonymes’’. Il ne faut pas tout confondre ; mais on ne doit pourtant pas opposer ce qui est seulement, et légitimement,
distinct.
Dans le texte que nous avons entendu, nous
pouvons retrouver cela à l’occasion de deux définitions de l’Eglise. Il y a
d’abord les cent quarante-quatre mille (Ap 7, 4) authentifiés par le signe
de Dieu. Il est assez difficile de savoir qui ils sont vraiment : Jean
parle-t-il de Juifs convertis ? des justes de l’ancien Testament ?
cela reste incertain. Ce qui importe c’est surtout qu’ils sont identifiés par
une marque : ils sont l’Eglise du
signe. Ils portent un sceau d’appartenance : cela implique qu’ils se
distinguent de ceux qui ne portent pas le signe, mais cela ne veut pas dire
qu’ils s’opposent à eux.
Et puis, il y a ensuite la « foule
nombreuse » (Ap 7, 9) qui est issue de tous les pays, pour laquelle
toute tentative de recensement serait mesquine. Ceux-là sont des hommes et des
femmes de toutes conditions qui ont accueilli le message de l’évangile.
Pourtant, ce n’est pas tellement leur origine sociale ou culturelle qui
importe. A la question : « d’où viennent-ils ? » il est
répondu qu’ils viennent « de la grande épreuve » (Ap 7, 13-14).
Il y avait l’Eglise du signe, il y a aussi l’Eglise de l’épreuve. Cela encore souligne que l’Eglise n’est pas
l’humanité : il y a ceux qui sont persécutés et ceux qui les persécutent.
Il faut se souvenir que l’Eglise des premiers siècles se construit dans le
monde au milieu des périls, des persécutions, des dangers. Pour autant, il n’y
a pas, du côté de l’Eglise, de haine envers ceux qui la rejettent. Il n’est pas
dit que cette Eglise-là aurait combattu avec violence ; au contraire, on
nous dit qu’ils portent la palme, qu’ils portent des vêtements purifiés dans le
sang de l’Agneau – voilà deux images pacifiques pour nous dire qu’ils ont reçu
le martyre. Plutôt que de résister, ils ont opposé à la cruauté et à
l’injustice des attaques leur seule douceur innocente.
Qu’est-ce donc que l’Eglise ? C’est donc
d’abord la communauté du signe, ceux
qui portent la marque de Dieu, qui se reconnaissent entre eux et qui sont
visiblement croyants ; c’est ensuite la communauté de l’épreuve, ceux qui sont passés par la persécution et
qui ont été confrontés au martyre. L’Eglise ne limite pas le signe à une élite,
mais elle prévient : entrer dans la communauté du signe, cela veut dire
prendre le risque de l’épreuve.
On peut rêver qu’un jour tous les hommes soient
l’Eglise, que l’Eglise et l’humanité coïncident absolument. Depuis les origines
et jusqu’aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Tant que l’incroyance, d’une part,
et la persécution, d’autre part, dureront, ce ne sera pas le cas. Et l’Eglise
aujourd’hui ne cherche pas à contraindre les hommes de se faire
chrétiens ; elle préfère pardonner à ceux qui la persécutent. Elle cherche
par des moyens de paix à adoucir les conflits, dans le dialogue, dans le
respect des peuples, dans les ressources du droit. Et elle accueille tous ceux
qui sont prêts à assumer le risque de croire dans un monde qui ne croit pas.
Dans nos pays occidentaux de catholicisme ancien et d’indifférence plus ou
moins tolérante (plutôt moins que plus, d’ailleurs), nous avons peu conscience
de cela. Il n’y a pourtant qu’à regarder autour de nous pour voir combien la
situation des Chrétiens est périlleuse dans le monde. Si nous l’avions oublié,
que cette fête de la Toussaint soit pour nous l’occasion de nous rappeler que
l’Eglise est le lieu d’un risque, et que croire c’est accepter d’être éprouvé.
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