jeudi 30 octobre 2014

Toussaint




Le livre de l’Apocalypse n’est pas très facile à comprendre. Une clef de lecture parmi d’autres, consiste à essayer de répondre, avec ce texte (Ap 7, 2-4 ; 9-14), à la très délicate question : « qu’est-ce que l’Eglise ? ». Dans l’ancien Testament, on voit bien que le peuple de Dieu a conscience d’avoir été choisi pour lui-même, et estime que son élection particulière par Dieu implique le rejet par lui des autres peuples. Le monde se divise donc en deux : d’un côté Israël qui est béni de Dieu ; de l’autre les païens qui sont maudits. Avec le Christ, les choses changent. La vision du monde contient toujours une bipolarité, mais celle-ci n’est plus conçue de manière conflictuelle. Il y a bien d’un côté l’Eglise et de l’autre le monde, d’un côté les croyants et de l’autre les non-croyants, mais cela ne débouche pas sur une indifférence mutuelle ni sur une opposition. Car, tandis qu’Israël était tenté de recevoir la bénédiction afin de la garder pour soi, l’Eglise reçoit la bénédiction pour la transmettre au monde, l’Eglise reçoit la foi pour la faire partager aux non-croyants. On ne peut pas dire que les non-croyants sont pareils que les croyants, ni que l’Eglise est la même chose que l’humanité. Il faut reconnaître les différences, respecter le droit des non-croyants à ne pas croire (et ne pas le baptiser trop vite, ne pas les récupérer comme ‘‘chrétiens anonymes’’. Il ne faut pas tout confondre ; mais on ne doit pourtant pas opposer ce qui est seulement, et légitimement, distinct.
Dans le texte que nous avons entendu, nous pouvons retrouver cela à l’occasion de deux définitions de l’Eglise. Il y a d’abord les cent quarante-quatre mille (Ap 7, 4) authentifiés par le signe de Dieu. Il est assez difficile de savoir qui ils sont vraiment : Jean parle-t-il de Juifs convertis ? des justes de l’ancien Testament ? cela reste incertain. Ce qui importe c’est surtout qu’ils sont identifiés par une marque : ils sont l’Eglise du signe. Ils portent un sceau d’appartenance : cela implique qu’ils se distinguent de ceux qui ne portent pas le signe, mais cela ne veut pas dire qu’ils s’opposent à eux.



Et puis, il y a ensuite la « foule nombreuse » (Ap 7, 9) qui est issue de tous les pays, pour laquelle toute tentative de recensement serait mesquine. Ceux-là sont des hommes et des femmes de toutes conditions qui ont accueilli le message de l’évangile. Pourtant, ce n’est pas tellement leur origine sociale ou culturelle qui importe. A la question : « d’où viennent-ils ? » il est répondu qu’ils viennent « de la grande épreuve » (Ap 7, 13-14). Il y avait l’Eglise du signe, il y a aussi l’Eglise de l’épreuve. Cela encore souligne que l’Eglise n’est pas l’humanité : il y a ceux qui sont persécutés et ceux qui les persécutent. Il faut se souvenir que l’Eglise des premiers siècles se construit dans le monde au milieu des périls, des persécutions, des dangers. Pour autant, il n’y a pas, du côté de l’Eglise, de haine envers ceux qui la rejettent. Il n’est pas dit que cette Eglise-là aurait combattu avec violence ; au contraire, on nous dit qu’ils portent la palme, qu’ils portent des vêtements purifiés dans le sang de l’Agneau – voilà deux images pacifiques pour nous dire qu’ils ont reçu le martyre. Plutôt que de résister, ils ont opposé à la cruauté et à l’injustice des attaques leur seule douceur innocente.

Qu’est-ce donc que l’Eglise ? C’est donc d’abord la communauté du signe, ceux qui portent la marque de Dieu, qui se reconnaissent entre eux et qui sont visiblement croyants ; c’est ensuite la communauté de l’épreuve, ceux qui sont passés par la persécution et qui ont été confrontés au martyre. L’Eglise ne limite pas le signe à une élite, mais elle prévient : entrer dans la communauté du signe, cela veut dire prendre le risque de l’épreuve.
On peut rêver qu’un jour tous les hommes soient l’Eglise, que l’Eglise et l’humanité coïncident absolument. Depuis les origines et jusqu’aujourd’hui, ce n’est pas le cas. Tant que l’incroyance, d’une part, et la persécution, d’autre part, dureront, ce ne sera pas le cas. Et l’Eglise aujourd’hui ne cherche pas à contraindre les hommes de se faire chrétiens ; elle préfère pardonner à ceux qui la persécutent. Elle cherche par des moyens de paix à adoucir les conflits, dans le dialogue, dans le respect des peuples, dans les ressources du droit. Et elle accueille tous ceux qui sont prêts à assumer le risque de croire dans un monde qui ne croit pas. Dans nos pays occidentaux de catholicisme ancien et d’indifférence plus ou moins tolérante (plutôt moins que plus, d’ailleurs), nous avons peu conscience de cela. Il n’y a pourtant qu’à regarder autour de nous pour voir combien la situation des Chrétiens est périlleuse dans le monde. Si nous l’avions oublié, que cette fête de la Toussaint soit pour nous l’occasion de nous rappeler que l’Eglise est le lieu d’un risque, et que croire c’est accepter d’être éprouvé.



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