vendredi 10 octobre 2014

28e dimanche - année A

Le contexte de l’évangile que nous venons d’entendre (Mt 22, 1-14) est assurément celui d’une violence généralisée. Les invités n’hésitent pas à maltraiter et à tuer les fonctionnaires royaux (Mt 22, 6) ; le roi n’a pas de scrupule à raser ses propres villes (Mt 22, 7). Cette situation de guerre civile, de féroce brutalité, n’est pas une pure fiction. Cela ressemble à l’état politique et militaire de la terre sainte à l’époque du Christ. Plus précisément, peut-être Matthieu se souvient-il que, en 37 av. J.C., Hérode le Grand, tandis qu’il était en train d’assiéger Jérusalem, abandonna le siège à ses généraux et s’est rendu à Samarie pour épouser Mariammè[1]. Dans de telles conditions, en pleine opération militaire, était-il prudent d’aller au festin des noces du roi ? Etait-il raisonnable de partir de chez soi pour aller à un rendez-vous plein de pièges ? Dans un banquet royal, si le vin coule à flot, il se peut aussi que le poison soit versé en abondance, et le risque est grand d’être assassiné par des révoltés d’un bord ou d’un autre (e.g. Dn 5, 30). Le risque, d’ailleurs, n’est pas que théorique : au festin des noces du Fils, lui, l’époux, a bien été mis à mort. Alors que faire ? Faut-il aller à ce banquet de mariage ?



Ceux qui ont refusé – et ils avaient, on le voit, de bonnes raisons pour cela – sont néanmoins dans l’erreur. Car seul celui qui n’est pas tranquille avec sa conscience peut craindre d’assumer un risque. Certes, il était périlleux d’aller au festin royal, mais, pour autant, refuser de prendre un risque est indigne d’un homme honnête et courageux. Celui qui est serein, qui n’est pas torturé par un reproche de conscience, dont l’esprit est fort, et qui méprise la peur, celui-là est un homme digne de ce nom ; et cet homme-là n’aurait pas renoncé à aller au repas des noces. Ceux qui n’y sont pas venus sont donc des bandits, des violents, ou des lâches – et leur attitude barbare en face des fonctionnaires royaux prouvera amplement qu’ils étaient des hommes mauvais. Et pourtant, ils avaient été invités, ils faisaient partie de l’élite du pays. On voit que l’élite politique était peut-être aussi l’élite mafieuse et que ces hommes étaient à la fois les notables et les caïds. Ils n’ont donc eu que ce qu’ils méritaient : en temps de guérilla, il n’y a pas de places pour les petits délinquants.



Enfin, il y a ceux qui sont venus, qui n’étaient pas prévus au début. Ce sont des sortes de figurants que le roi embauche à la dernière minute pour ne pas laisser désert le banquet qu’il avait préparé – il faut, en effet, échapper à une telle honte. Evidemment, ce n’est pas l’élite ; ce sont des gens modestes. Parmi eux, il y a d’honnêtes gens, et puis aussi des mal-élevés, « des mauvais et des bons » (Mt 22, 10) dit l’évangile, comme pour souligner qu’il y avait plus de mauvais. Et même parmi ceux-là, certains n’étaient pas dignes, qui sont encore cruellement jetés dehors (Mt 22, 13). Alors que penser ? Doit-on dire que la fête est gâchée ? Evidemment, dans tout ce texte, c’est la violence qui domine, et non la joie. Mais dans notre monde aussi, on parle plus de guerre que de paix ; on parle plus de crise que de bonheur. Et pourtant, dans cette société en guerre, malgré la violence des invités, qui sont des meurtriers, malgré les représailles du roi, qui est un guerrier et un tyran, quelques-uns sont parvenus à se réjouir à une improbable noce. Et le Royaume de Dieu, c’est peut-être cela : une fête hétéroclite, “décalée”, au milieu d’un monde à feu et à sang. Ce n’est pas très glorieux, ce n’est pas très serein. Mais c’est pourtant une vraie fête. Ce que Jésus veut dire, je crois, c’est que si, malgré les épreuves de la vie, malgré la violence du monde, nous sommes encore capable d’une joie, tellement inattendue, alors, c’est que, malgré tout, le Royaume de Dieu est encore possible.





[1] L’épisode terrifiant est raconté par l’historien Flavius Josèphe : « Le lendemain, [Hérode] lit couper la tête à Pappos, général d’Antigone, qui avait été tué dans le combat, et envoya cette tête à son frère Phéroras, comme prix du meurtre de leur frère : car c’était Pappos qui avait tué Joseph. Quand le mauvais temps fut passé, il se dirigea sur Jérusalem et conduisit son armée jusque sous les murs : il y avait alors trois ans qu’il avait été salué à Rome du nom de roi. Il posa son camp devant le Temple, seul côté par où la ville fut accessible ; c’est là que Pompée avait naguère dirigé son attaque quand il prit Jérusalem. Après avoir réparti son armée en trois corps et coupé tous les arbres des faubourgs : il ordonna d’élever trois terrasses et d’y dresser des tours ; il chargea ses lieutenants les plus actifs de diriger ces travaux, et lui-même s’en alla à Samarie, rejoindre la fille d’Alexandre, fils d’Aristobule, à qui, nous l’avons dit, il était fiancé. Il fit ainsi de son mariage un intermède du siège, tant il méprisait déjà ses adversaires » (Guerre des Juifs, I, 17, 8). Ce texte, dans son horreur, constitue un témoignage très pertinent pour comprendre le climat de la parabole. 

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