« Ces misérables,
il les fera périr misérablement » (Mt 21, 41). Cette réponse est très
étonnante. Elle permet de définir exactement ce qu’on appelle le “sentiment
tragique” : c’est une sorte de panique qui consiste à croire que, parce
que je suis méchant, Dieu lui aussi est méchant. C’est un réflexe qui fait
penser que, lorsqu’un homme est pécheur, Dieu se retourne contre lui pour lui
faire du mal. Ce n’est même pas un Dieu qui fait justice ; c’est un Dieu qui crie vengeance. Ce n’est pas un Dieu sévère ; c’est un Dieu cruel.
Cette conception de Dieu est beaucoup plus courante qu’on ne le croit. Certes,
deux mille ans de christianisme nous ont un peu déshabitués de cette façon de penser. Mais elle resurgit
toujours, çà et là, chez ceux qui ne croient pas en Dieu mais aussi chez des
chrétiens qui sont parfois un peu submergés et qui perdent de vue que « Dieu est amour » (1Jn 4,
8 ; 16).
Il faut bien remarquer que ce n’est pas Jésus
qui prononce cette sentence. Ce sont les hommes, des coupables, qui appellent
sur eux la méchanceté du maître. En fait, la parabole de Jésus ne suggère pas
une telle issue. L’image de la vigne est plutôt une image amoureuse (Is 5, 1-2) ; le soin dont on entoure
une vigne est, dans la Bible, le symbole des attentions d’un jeune homme pour
sa bien-aimée. Ainsi, lorsque le maître confie à ses ouvriers la charge de sa
vigne, il leur témoigne déjà qu’il les aime, puisqu’il leur remet la vigne
qu’il aime.
Dans la parabole, ces vignerons représentent sans
doute les prêtres, à qui Jésus s’adresse ; et la vigne est le peuple. Le
rôle des prêtres est de soigner la vigne, de lui faire porter de bons fruits.
Mais Jésus annonce qu’à la fin, les prêtres vont tuer le fils. Pourtant, le maître aime le fils, il aime les
vignerons, et il aime sa vigne. « Le Père aime le Fils » (Jn 3, 35 ; 5, 20), il aime les
prêtres, et il aime son peuple. Et même après l’irréparable, il n’a sans doute pas l’intention de tuer les
vignerons. Dieu ne répond pas à la mort par la mort ; ça, c’est le monde
tragique où un meurtre doit
être réparé par un autre meurtre,
et ainsi de suite… Dieu ne répond pas non plus à la mort par une
condamnation ; çà, c’est le monde des hommes où un meurtre doit être
réparé par un châtiment décidé en justice. Dieu répond à une mort par une absolution : « Père
pardonne-leur » (Lc 23, 34) ; il répond à une mort par une résurrection : « Dieu l’a
ressuscité » (Ac 2, 24).
C’est pourquoi la réponse donnée par les prêtres est une mauvaise réponse. Elle se fonde sur l’image d’un dieu
tragique et cruel, étranger à la révélation biblique. Il faut changer de
référentiel ; il faut totalement changer de fondations. Les prêtres
avaient écarté la révélation d’un Dieu miséricordieux,
« Dieu de tendresse et de pitié, lent à la
colère, riche en grâce et en fidélité » (Ex 34, 6). Certes, nous
n’avons pas besoin d’un Dieu injuste ;
Dieu est toute justice bien sûr. Mais ce n’est pas un Dieu méchant. Que Dieu soit juste ne l’empêche pas de nous sauver ; qu’il soit rigoureux ne l’empêche pas de nous pardonner ; qu’il soit exigeant ne l’empêche pas de nous aimer, bien au contraire.
Alors
Jésus invite les prêtres qui viennent de donner une mauvaise réponse à changer
de regard, et à reprendre comme « pierre angulaire » celle qui avait
été « rejetée par les bâtisseurs ». Cette expression vient du Psaume
117 ; Jésus indique ainsi où nous pouvons chercher, dans l’Ecriture, de
nouveaux principes pour construire. Relisons quelques lignes de ce
Psaume :
« Alleluia ! Rendez grâce au Seigneur,
car il est bon, car éternelle est sa miséricorde. Qu’elle le dise, la maison
d’Israël : éternelle est sa miséricorde. Qu’elle le dise, la maison
d’Aaron – ce sont les prêtres justement – éternelle est sa miséricorde » :
est-il question de vengeance ? Et un peu plus loin : « il m’a châtié et châtié, le Seigneur, à la
mort il ne m’a pas livré ». Voilà un Dieu exigeant qui
ne laisse pas le pécheur dans son péché, qui lui apprend la justice. Mais ce
Dieu juste ne conduit pas à la mort,
il ne veut pas « la mort du pécheur » (Ez 33, 11) ; il
préserve au contraire le fautif pour qu’il ait le temps de se reprendre et
d’accueillir le pardon. « C’est là l’œuvre
du Seigneur, ce fut merveille à nos yeux. Voici le jour que fit le Seigneur,
pour nous allégresse et joie. C’est toi
mon Dieu – et pas un dieu
cruel ou vengeur – je te rends grâce, mon Dieu, je t’exalte. Tu as été pour moi le salut ».
Voilà quelle était la bonne réponse que Jésus attendait. Les prêtres n’ont pas
su la donner ; la vigne du Seigneur a été confiée à un autre sacerdoce,
non plus celui d’Aaron, mais celui du Christ. Le fondement est changé.
Le danger reste pourtant d’imaginer un dieu tragique, une
sorte de Dionysos, dieu de la
vigne, de l’enivrement, et du meurtre. Pour nous, le Christ est la vigne
(Jn 15, 1), nous sommes les sarments (Jn 15, 5), le vin devient son sang versé « pour la multitude en rémission
des péchés ». C’est tout autre chose.
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