« Tout homme est mortel,
or Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ». Ce syllogisme très
simple, qui est souvent repris comme exemple parfait de bon raisonnement, se
heurte pourtant à un problème infiniment douloureux : la mort de ce mortel
qui s’appelait Socrate fut l’un des plus grands scandales de toute l’histoire
antique. Si la possibilité que
Socrate meure n’était qu’une conclusion logique, le fait que Socrate meure a bouleversé la pensée occidentale de fond
en comble. Cette bien curieuse discordance tient au fait que nous avons deux
regards sur le phénomène de la mort. Il y a le regard scientifique, médical,
philosophique, qui sait définir la mort et qui sait l’envisager comme
nécessaire pour tout homme ; à côté de ce regard technique et froid, une
autre vision comprend que toute mort est un cataclysme qui conduit les proches
de la victime à cette terrible épreuve qu’est le deuil – quant à savoir ce
qu’est la mort pour le défunt lui-même, qui osera en parler ?
On peut alors proposer
mille manières, angoissées ou consolantes, de parler de la mort et de l’au-delà.
Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, aujourd’hui. A ce sujet, l’antiquité
avait déjà tout dit, et son contraire. Mais au-delà de toute la réflexion des
premiers philosophes sur le sort des hommes après leur mort, le christianisme
est fondé sur un événement, un fait
advenu, solennellement proclamé
depuis les origines : « Je vous ai donc transmis en premier lieu ce que
j’avais moi-même reçu, à savoir que le Christ est mort pour nos péchés selon
les Écritures, qu’il a été mis au tombeau, qu’il est ressuscité le troisième
jour selon les Écritures »
(1Co 15, 3-4). Pour le croyant, ce kérygme s’enracine bel et bien dans un
fait, et non dans une idée : Jésus « a véritablement souffert et est
véritablement ressuscité, non pas comme disent certains incrédules qu’il n’ait
souffert qu’en apparence »[1].
Les premiers chrétiens
avaient compris que la résurrection de Jésus avait une conséquence qui les
concernait, eux, chacun d’eux : si Jésus est ressuscité, tous ceux qui
croient en lui sont également appelés à la résurrection. La résurrection d’un
seul ne peut se comprendre que dans le contexte logique de la résurrection de
tous. Nous ressusciterons, nous aussi. Et les arguments s’éclairent
mutuellement : « Or,
si l’on prêche que le Christ est ressuscité des morts, comment certains parmi
vous peuvent-ils dire qu’il n’y a pas de résurrection des morts ? S’il n’y
a pas de résurrection des morts, le Christ non plus n’est pas ressuscité » (1Co 15, 12-13) ;
« il est véritablement ressuscité d’entre les morts. C’est son Père qui
l’a ressuscité, et c’est lui aussi, le Père, qui à sa ressemblance nous
ressuscitera en Jésus Christ, nous qui croyons en lui, en dehors de qui nous
n’avons pas la vie véritable »[2].
Le chrétien possède donc
une conception originale de la mort, tout entière guidée par l’événement de Pâque.
Cette conception n’est pas seulement une idée, mais elle se traduit avant tout
dans des rites particuliers. D’une manière cohérente avec la mentalité antique,
l’initiation chrétienne possède un lien mystique avec la mort et la
résurrection du Sauveur : « Ou bien ignorez-vous que, baptisés dans le Christ
Jésus, c’est dans sa mort que tous nous avons été baptisés ? Nous avons donc été ensevelis avec lui par le
baptême dans la mort, afin que, comme le Christ est ressuscité des morts par la
gloire du Père, nous vivions nous aussi dans une vie nouvelle » (Rm 6, 3-4). Telle
est bien la conviction première qui introduit tout homme dans la foi
chrétienne.
C’est pourquoi la
liturgie chrétienne des funérailles reprend opportunément de nombreux éléments
du rite du baptême. Le rite actuel exprime avec une grande sérénité cette
espérance confiante que la Pâque du Christ soit aussi notre Pâque, que notre
mort soit la sienne, que sa résurrection soit nôtre. Ce ne sont pas des détails
de la liturgie : l’usage de l’eau bénite à l’absoute, la présence du
cierge pascal sont autant de rappels du baptême, indiquant que le Chrétien,
assumé par le Christ, entre avec lui dans la résurrection. La participation à
une liturgie d’obsèques chrétiennes est donc un acte de foi concret en la
doctrine de la résurrection. Dans le deuil, il ne s’agit pas de ne pas être
triste ; Jésus lui-même a pleuré devant le tombeau de Lazare, qu’il allait
ressusciter (Jn 11, 35). Mais il serait pourtant dommage que notre
espérance ne soit pas plus forte que notre peine.