Cet évangile des
disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-35), nous le connaissons bien, et pourtant
notre cœur est toujours ému, comme au premier jour, lorsque nous parcourons
avec les deux disciples ce chemin qui va de la tristesse à la joie imprévisible,
du deuil à la foi. Avec eux, une fois encore, entrons dans cette expérience
intime et profonde.
Ils sont dans le
désarroi, et doublement : ils sont dans la confusion parce que celui en
qui ils avaient mis tous leurs espoirs est mort, il y a deux jours. Jésus était
un homme exceptionnel, il était un prophète et plus qu’un prophète, un homme
qui annonçait avec autorité la parole de Dieu ; cet homme semblait
suffisamment droit, honnête et courageux pour incarner un certain renouveau
spirituel, peut-être même pour envisager une restauration de la royauté en
Israël. Et cet homme est mort, dans des circonstances atroces, victime d’une
affreuse erreur judiciaire, d’une lamentable bavure. Cet homme a été condamné
par les Juifs sur un malentendu, exécuté par les Romains dans des souffrances
abominables, livré à la honte d’un supplice infamant qu’il n’avait en aucune
façon mérité. Cet homme a été vu de tout Jérusalem dans une déréliction
extrême, cloué sur une Croix, exposé aux dérisions hargneuses et aux insultes
stupides.
Mais il y a pire :
cet homme a été mis au tombeau, mais ce matin, son tombeau est vide. A la
douleur de sa mort s’ajoute maintenant la douleur incompréhensible de la
disparition de son corps. Des femmes sont venues annoncer que son sépulcre est
béant ; et cela est une angoisse supplémentaire. Et puis, elles ont dit
aussi qu’il est vivant ; et cela est absurde. C’est du radotage, de l’hystérie,
des récits de bonnes-femmes. Les Apôtres sont allés constater que le tombeau
est ouvert, et ils ont été confrontés à ce double anéantissement : la mort
et la disparition ; le meurtre et ce qui ressemble bien à une profanation.
« Mais lui, ils ne l’ont pas vu » (Lc 24, 24).
Alors qui est-il, cet
homme qui marche avec eux, qui vient, comme eux, de Jérusalem, et qui ignore
ces événements ? « Quels événements ? » (Lc 24, 19) ose-t-il
demander. Ce doit être un naïf, ou bien un reclus qui est passé par Jérusalem
sans se rendre compte de la tragédie qui vient de s’y jouer. Qui est-il ce
voyageur simplet qui ne regarde pas le pays qu’il traverse ? Alors les
deux disciples qui parlaient entre eux se mettent à raconter, toujours la même
chose : la mort, le deuil, la disparition, l’angoisse. Et le voyageur
écoute, patiemment, comme s’il apprenait d’eux ce qu’il ne savait pas. Cléophas
parle à Jésus de Jésus, sans se rendre compte de l’incongruité de son discours ;
et le Ressuscité supporte le quiproquo avec une admirable bienveillance.
Et le voilà qui se met à
parler, et qu’il explique. Il ignorait les événements, mais, pourtant, il
semble maintenant les comprendre. Il commence par raconter le meurtre d’Abel
par Caïn (Gn 4, 1-8) ; puis il parle du sacrifice d’Abraham
(Gn 22), quand le patriarche a reçu son fils Isaac qu’il avait lié sur
l’autel, vivant au-delà du sacrifice (cf.
He 11, 19). Puis il évoque la figure de Moïse qui libère les Hébreux
persécutés de la maison de servitude (Ex 12-15) ; il leur montre que
le peuple, en traversant la Mer Rouge, est passé au-delà de la mort pour
ressortir vers la vie, une vie nouvelle, une vie libre. Puis il relit ce que le
prophète Isaïe avait annoncé d’un énigmatique « serviteur » du
Seigneur qui devait souffrir et qui ferait de sa vie un sacrifice de paix
(Is 52, 13 – 53 12). Enfin, il se souvient du prêtre Zacharie, le fils de
Barachie (2Ch 24, 20-22), tué dans le sanctuaire et dont le propre sang
fut présenté devant Dieu (cf. Mt 23,
35).
Les deux disciples se
sont tus, maintenant. Ils écoutent cette longue histoire sainte, pleine de
meurtres et de courage, pleine de violence et de patience, pleine de haine et
de miséricorde. Ce voyageur inconnu, cet ignorant en sait plus qu’il n’y paraît.
Il connaît toute la Bible et, mieux que cela, il la connaît de l’intérieur. Sa
science n’est pas une vérité intellectuelle, un discours qu’il débite ; on
dirait que tout ce qu’il raconte, il l’a vécu lui-même.
Et voilà qu’ils arrivent
à Emmaüs, le terme de leur trajet ; le voyageur, lui, pense continuer.
Non, ils étaient bien à l’écouter ; il faut qu’il reste, qu’il partage
avec eux le repas. D’ailleurs la nuit est tombée, et il ne serait pas prudent
qu’il continue à marcher seul dans l’obscurité. Il accepte de rester, de
partager avec eux le repas. Ils entrent à l’auberge et là, il prend le pain, le
bénit, le rompt, et le leur donne d’une telle manière que l’évidence indicible
leur saute aux yeux : c’est le Seigneur ! Qui d’autre, en effet,
pourrait refaire ce geste solennel et grave que lui, Jésus, avait posé devant
ses disciples. Il y avait cinq mille hommes ; Jésus avait pris cinq pains
et, les yeux levés au ciel, les avait rompus (Lc 9, 16) ; et tous
avaient été rassasiés. Mais il y avait eu plus encore : à la veille de
souffrir, il avait pris le pain, il l’avait consacré en disant : « ceci
est mon corps » (Lc 22, 19), il l’avait partagé pour annoncer sa
mort, et l’avait donné pour que ses disciples communient à la charité de son
sacrifice. Et maintenant, là, devant eux, aucun autre homme que Jésus ne
pourrait faire ce geste ; personne d’autre que lui ne serait capable de
donner le pain comme il le leur donne.
Ils ne l’avaient pas
reconnu, aveuglés de tristesse, lorsqu’ils marchaient sur le chemin. Ils ne
l’avaient pas découvert quand il leur parlait et leur expliquait les prophètes
– et pourtant alors, ils auraient bien dû discerner que leurs cœurs étaient
brûlants et qu’il n’avait jamais entendu un homme parler comme cet homme. Mais
maintenant, en le voyant donner le pain, il n’y a plus aucun doute : c’est
Jésus, c’est vrai, il est là… et Jésus s’évanouit de leur regard, les renvoyant,
par son absence subite, à une présence beaucoup plus certaine, intime, beaucoup
plus profonde et spirituelle. Maintenant qu’ils ont vu, ils peuvent croire sans
voir.
Alors il faut qu’ils
repartent, tout de suite, et qu’ils fassent en sens inverse le chemin pour
retourner à Jérusalem, pour dire, pour annoncer… et pour entendre eux-mêmes la
joyeuse annonce : « Il est apparu à Pierre » (Lc 24, 34).
C’est sur la certitude
de ces disciples que se fonde notre foi. En ayant parcouru avec eux ce chemin
qui va d’Abel à Zacharie, ce chemin qui va de Jérusalem à Emmaüs, et d’Emmaüs à
Jérusalem, nous avons entendu nous-mêmes la bonne nouvelle : le Seigneur
est vraiment ressuscité. Il nous est impossible en conscience de ne pas être
convaincus ; laissons-là tous les doutes, et entrons simplement dans la joie
de croire.
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