vendredi 2 mai 2014

3ème dimanche de Pâques - année A

Cet évangile des disciples d’Emmaüs (Lc 24, 13-35), nous le connaissons bien, et pourtant notre cœur est toujours ému, comme au premier jour, lorsque nous parcourons avec les deux disciples ce chemin qui va de la tristesse à la joie imprévisible, du deuil à la foi. Avec eux, une fois encore, entrons dans cette expérience intime et profonde.
Ils sont dans le désarroi, et doublement : ils sont dans la confusion parce que celui en qui ils avaient mis tous leurs espoirs est mort, il y a deux jours. Jésus était un homme exceptionnel, il était un prophète et plus qu’un prophète, un homme qui annonçait avec autorité la parole de Dieu ; cet homme semblait suffisamment droit, honnête et courageux pour incarner un certain renouveau spirituel, peut-être même pour envisager une restauration de la royauté en Israël. Et cet homme est mort, dans des circonstances atroces, victime d’une affreuse erreur judiciaire, d’une lamentable bavure. Cet homme a été condamné par les Juifs sur un malentendu, exécuté par les Romains dans des souffrances abominables, livré à la honte d’un supplice infamant qu’il n’avait en aucune façon mérité. Cet homme a été vu de tout Jérusalem dans une déréliction extrême, cloué sur une Croix, exposé aux dérisions hargneuses et aux insultes stupides.
Mais il y a pire : cet homme a été mis au tombeau, mais ce matin, son tombeau est vide. A la douleur de sa mort s’ajoute maintenant la douleur incompréhensible de la disparition de son corps. Des femmes sont venues annoncer que son sépulcre est béant ; et cela est une angoisse supplémentaire. Et puis, elles ont dit aussi qu’il est vivant ; et cela est absurde. C’est du radotage, de l’hystérie, des récits de bonnes-femmes. Les Apôtres sont allés constater que le tombeau est ouvert, et ils ont été confrontés à ce double anéantissement : la mort et la disparition ; le meurtre et ce qui ressemble bien à une profanation. « Mais lui, ils ne l’ont pas vu » (Lc 24, 24).
Alors qui est-il, cet homme qui marche avec eux, qui vient, comme eux, de Jérusalem, et qui ignore ces événements ? « Quels événements ? » (Lc 24, 19) ose-t-il demander. Ce doit être un naïf, ou bien un reclus qui est passé par Jérusalem sans se rendre compte de la tragédie qui vient de s’y jouer. Qui est-il ce voyageur simplet qui ne regarde pas le pays qu’il traverse ? Alors les deux disciples qui parlaient entre eux se mettent à raconter, toujours la même chose : la mort, le deuil, la disparition, l’angoisse. Et le voyageur écoute, patiemment, comme s’il apprenait d’eux ce qu’il ne savait pas. Cléophas parle à Jésus de Jésus, sans se rendre compte de l’incongruité de son discours ; et le Ressuscité supporte le quiproquo avec une admirable bienveillance.
Et le voilà qui se met à parler, et qu’il explique. Il ignorait les événements, mais, pourtant, il semble maintenant les comprendre. Il commence par raconter le meurtre d’Abel par Caïn (Gn 4, 1-8) ; puis il parle du sacrifice d’Abraham (Gn 22), quand le patriarche a reçu son fils Isaac qu’il avait lié sur l’autel, vivant au-delà du sacrifice (cf. He 11, 19). Puis il évoque la figure de Moïse qui libère les Hébreux persécutés de la maison de servitude (Ex 12-15) ; il leur montre que le peuple, en traversant la Mer Rouge, est passé au-delà de la mort pour ressortir vers la vie, une vie nouvelle, une vie libre. Puis il relit ce que le prophète Isaïe avait annoncé d’un énigmatique « serviteur » du Seigneur qui devait souffrir et qui ferait de sa vie un sacrifice de paix (Is 52, 13 – 53 12). Enfin, il se souvient du prêtre Zacharie, le fils de Barachie (2Ch 24, 20-22), tué dans le sanctuaire et dont le propre sang fut présenté devant Dieu (cf. Mt 23, 35).
Les deux disciples se sont tus, maintenant. Ils écoutent cette longue histoire sainte, pleine de meurtres et de courage, pleine de violence et de patience, pleine de haine et de miséricorde. Ce voyageur inconnu, cet ignorant en sait plus qu’il n’y paraît. Il connaît toute la Bible et, mieux que cela, il la connaît de l’intérieur. Sa science n’est pas une vérité intellectuelle, un discours qu’il débite ; on dirait que tout ce qu’il raconte, il l’a vécu lui-même.
Et voilà qu’ils arrivent à Emmaüs, le terme de leur trajet ; le voyageur, lui, pense continuer. Non, ils étaient bien à l’écouter ; il faut qu’il reste, qu’il partage avec eux le repas. D’ailleurs la nuit est tombée, et il ne serait pas prudent qu’il continue à marcher seul dans l’obscurité. Il accepte de rester, de partager avec eux le repas. Ils entrent à l’auberge et là, il prend le pain, le bénit, le rompt, et le leur donne d’une telle manière que l’évidence indicible leur saute aux yeux : c’est le Seigneur ! Qui d’autre, en effet, pourrait refaire ce geste solennel et grave que lui, Jésus, avait posé devant ses disciples. Il y avait cinq mille hommes ; Jésus avait pris cinq pains et, les yeux levés au ciel, les avait rompus (Lc 9, 16) ; et tous avaient été rassasiés. Mais il y avait eu plus encore : à la veille de souffrir, il avait pris le pain, il l’avait consacré en disant : « ceci est mon corps » (Lc 22, 19), il l’avait partagé pour annoncer sa mort, et l’avait donné pour que ses disciples communient à la charité de son sacrifice. Et maintenant, là, devant eux, aucun autre homme que Jésus ne pourrait faire ce geste ; personne d’autre que lui ne serait capable de donner le pain comme il le leur donne.
Ils ne l’avaient pas reconnu, aveuglés de tristesse, lorsqu’ils marchaient sur le chemin. Ils ne l’avaient pas découvert quand il leur parlait et leur expliquait les prophètes – et pourtant alors, ils auraient bien dû discerner que leurs cœurs étaient brûlants et qu’il n’avait jamais entendu un homme parler comme cet homme. Mais maintenant, en le voyant donner le pain, il n’y a plus aucun doute : c’est Jésus, c’est vrai, il est là… et Jésus s’évanouit de leur regard, les renvoyant, par son absence subite, à une présence beaucoup plus certaine, intime, beaucoup plus profonde et spirituelle. Maintenant qu’ils ont vu, ils peuvent croire sans voir.
Alors il faut qu’ils repartent, tout de suite, et qu’ils fassent en sens inverse le chemin pour retourner à Jérusalem, pour dire, pour annoncer… et pour entendre eux-mêmes la joyeuse annonce : « Il est apparu à Pierre » (Lc 24, 34).
C’est sur la certitude de ces disciples que se fonde notre foi. En ayant parcouru avec eux ce chemin qui va d’Abel à Zacharie, ce chemin qui va de Jérusalem à Emmaüs, et d’Emmaüs à Jérusalem, nous avons entendu nous-mêmes la bonne nouvelle : le Seigneur est vraiment ressuscité. Il nous est impossible en conscience de ne pas être convaincus ; laissons-là tous les doutes, et entrons simplement dans la joie de croire.  


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