L’épître aux Hébreux (He 12, 18…24), entendue en deuxième
lecture revient sur l’un des plus grands malentendus de l’histoire du salut.
L’auteur fait en effet référence à l’Alliance scellée au pied du mont Sinaï et
évoque « cette voix que les fils d’Israël demandèrent à ne plus
entendre ». Pour mieux comprendre cette affaire, il faut aller relire le
livre de l’Exode (chap. 20), et on voit en effet Dieu proclamer du milieu
des ténèbres et du feu, d’une voix immense et solennelle les paroles de
l’Alliance, le Décalogue. Et le peuple est effrayé de toute cette mise en scène
divine tonitruante et il supplie Moïse : « Parle-nous, toi ;
nous t’écouterons. Mais que Dieu ne nous parle pas de peur que nous ne
mourions » (Ex 20, 19). En entendant Dieu parler, le peuple,
littéralement, meurt de peur. Il pense que la parole de Dieu est insoutenable
et que de l’écouter encore causerait sa mort. La parole de Dieu est dangereuse et
il faut donc s’en protéger. Voilà quelle est cette « voix que les fils
d’Israël demandèrent à ne plus entendre ».
Mais vous comprenez bien qu’il s’agit là d’un triste
quiproquo. La Parole de Dieu, en effet, serait-elle source de mort ? Dieu
voudrait-il tuer ceux à qui il s’adresse ? Ce serait insensé. Et pourtant,
préférant la douceur à la contrainte, le Seigneur a écouté la prière du peuple.
Dieu s’est tu, et désormais, c’est Moïse qui a parlé. Cet épisode de l’Ancien Testament
possède une signification décisive pour comprendre les relations de Dieu et des
hommes, pour comprendre la Parole de Dieu. Beaucoup de fidèles remarquent, à
juste titre, que les livres de la Bible ont été écrits par des hommes. Les
croyants disent que la Bible est parole de Dieu, mais les historiens disent que
cette parole de Dieu a été écrite par Baruch, par Isaïe, par Moïse peut-être
aussi, bref, qu’elle a été écrite par des hommes. Et les esprits forts
soulignent alors le paradoxe : quelle est cette “parole du Seigneur” dont
nous connaissons les auteurs humains ? La réponse vous la connaissez
maintenant : s’il en est ainsi, c’est parce que nous, les hommes, avons
demandé à Dieu de se taire, et parce que Dieu, dans une humble bienveillance,
nous a obéi. Cette « voix que les fils d’Israël demandèrent à ne plus
entendre », nous ne l’entendons plus ; ce qui nous faisait peur s’est
éloigné.
Maintenant, l’épître aux Hébreux marque bien que
l’ancienne Alliance, celle conclue au pied du Sinaï, est caduque, qu’elle est
tombée en désuétude. Nous ne mettons plus notre foi en Moïse, mais en
« Jésus, le médiateur d’une alliance nouvelle ». Cette alliance
nouvelle fut conclue dans le sang du Christ ; elle est célébrée dans
l’Eucharistie : « Ceci est le sang de l’Alliance nouvelle et
éternelle ». Quelle est donc notre situation ? Elle a changé de fond
en comble. Lorsque nous célébrons l’Eucharistie, il n’y a plus cette machinerie
grandiose de la fumée et du tremblement de terre, il n’y a plus cette voix de
trompette. Autrefois, le peuple était terrifié ; aujourd’hui, il y a
l’Eglise. L’épître aux Hébreux dit, en développant : la cité du Dieu
vivant, la Jérusalem céleste, les milliers d’anges, l’assemblée des élus, les
âmes des justes. Tout cela, c’est l’Eglise envisagée dans toutes ses
dimensions, l’Eglise du ciel et de la terre, l’Eglise d’hier et d’aujourd’hui.
Le rite de l’Alliance ancienne causait une peur de mourir. Le rite de la
nouvelle Alliance fait alors surgir une communauté de ressuscités.
Certes, Jésus est mort, et nous communions à son
corps livré et à son sang versé qui sont des signes de mort. Mais Jésus est
ressuscité aussi, et c’est l’Esprit Saint, qui a ressuscité Jésus, qui vient
consacrer le pain et le vin comme Corps vivant, comme Sang vivifiant. Et il
existe entre l’Eucharistie et l’Eglise une intime union de telle sorte que
l’Eglise qui communie au Corps du Christ ressuscité est elle-même le Corps du
Christ ressuscité. Les grandes encycliques eucharistiques de Jean-Paul II
ont profondément médité ce mystère : « L’Eglise vit de
l’Eucharistie »[1]
disait-il, comme pour affirmer cette identité vitale. Le Corps du Christ ressuscité
c’est l’Eucharistie ; le Corps du Christ ressuscité c’est l’Eglise.
Résumons notre passage de l’épître
aux Hébreux. L’ancienne Alliance avait suscité une certaine peur de Dieu. Nous
avions demandé son silence, et nous l’avons obtenu. Désormais, à notre désir,
la Parole de Dieu passe par des auteurs humains. Dans la nouvelle Alliance,
Dieu agit autrement. Cette Alliance comporte un signe de mort – le corps livré,
le sang versé – et un gage de résurrection. Dans la lumière de Pâques,
l’Eucharistie est le pain vivant, la nourriture qui s’épanouit en vie
éternelle. Apprenons de l’épître aux Hébreux à fréquenter ce don vital avec
ferveur. Là où il y avait le Sinaï en feu et une grandeur terrifiante, il y a
maintenant le pain vivant et une aimable douceur. L’ancienne Alliance était
solennelle jusqu’à effrayer ; l’alliance eucharistique est une intime
tendresse. Que notre cœur sache ainsi voir dans ce sacrement l’expression
ultime de l’humble douceur de Dieu ; à cette école d’intériorité,
apprenons à communier à ce don avec une immense gratitude.