Le livre de la Sagesse, dont nous avons entendu un extrait en première lecture (11,22-12,2), est un texte tardif de l’ancien Testament, probablement le dernier en date; la plupart des exégètes tiennent qu’il fut composé quelques décennies seulement avant l’ère chrétienne (en 50 ou 30 av. J.C.). Ecrit à une époque de grande ouverture culturelle, il témoigne de comment la pensée biblique, juive, a rencontré la philosophie des païens. Israël avait pu penser que Dieu n’avait révélé qu’à lui seul la vérité et la droiture (Dt4,6-8); en découvrant la sagesse païenne, il se rendait compte, que dans d’autres nations, des hommes cultivés et honnêtes avaient développé une pensée de très grande valeur sur Dieu et sur le bien moral. Cette prise de conscience fut une vraie préparation à la venue du Christ: les premiers disciples ont ainsi pu comprendre que le message de l’évangile n’était pas réservé au seul peuple élu, mais qu’il pouvait aussi rejoindre les Grecs, les Romains, et tous les hommes dont l’intelligence avait reçu une étincelle de vérité.
Le passage que nous lisons aujourd’hui traite d’un problème qui tracassait aussi bien les Juifs que les philosophes: pourquoi les méchants ne meurent pas? Un raisonnement simpliste sur le fonctionnement du monde paraît en effet raisonnable: il y a des hommes mauvais, nuisibles; il y a un Dieu juste et tout-puissant; ce Dieu qui doit, en justice, récompenser les bons et punir les méchants, et qui peut, avec force, protéger les gens honnêtes des attaques des impies, devrait tuer les pécheurs, les mettre hors d’état de nuire sitôt leur première faute commise. Il manifesterait ainsi la vérité de la morale et améliorerait l’état de l’humanité. Oui, mais… nous voyons que les méchants ne meurent pas, et nous voyons que les justes sont persécutés – parfois jusqu’à mourir. Les philosophes pensent à Socrate qui résume en lui le destin de tous les sages persécutés; les Juifs se souviennent d’Abel, figure de tous les innocents assassinés. Qui donc est ce Dieu dont on vante la justice et la force, qui laisse ainsi subsister de tels désordres dans le monde?
Que Dieu ne soit pas une sorte de gendarme universel, tatillon et expéditif, constitue un vrai problème, embarrasse tous les penseurs droits et généreux qui aimeraient que le monde aille mieux. A leur inquiétude de voir les méchants survivre, le livre de la Sagesse répond par un curieux paradoxe: «tu as pitié de tous les hommes parce que tu peux tout. Tu fermes les yeux sur leurs péchés pour qu’ils se convertissent» (Sg11,23). La toute-puissance de Dieu, que les justiciers impatients voulaient mettre au service d’une sanction sans retard, est plus grande si on la place du côté de la miséricorde. Certes, il faut de la force pour se venger et punir un coupable; mais il faut plus de force encore pour supporter, pour pardonner et pour convertir un criminel. Et assurément, c’est dans la logique de ce surcroît de puissance qu’on trouve Dieu. Une prière de l’Eglise le dit de façon admirable: «Dieu qui donnes la preuve suprême de ta puissance, lorsque tu patientes et prends pitié, sans te lasser, accorde-nous ta grâce» (1). Dès lors, les délais de la justice divine qui offusquaient Plutarque (2) sont réinterprétés en bonne part: c’est le temps laissé par un Dieu miséricordieux en vue de la conversion du pécheur.
Plutôt que de se lamenter sur l’insolence de ceux qui font le mal sans être punis par Dieu, la question qu’il vaut la peine de se poser est alors la suivante: «et moi, qui suis mauvais, qu’est-ce que je fais du temps que Dieu me donne pour me convertir? Comment est-ce que je mets à profit la durée de mon existence pour me détourner du mal et pour m’améliorer?» Avec son optimisme habituel, l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ met en garde: «Que sert de vivre longtemps puisque nous nous corrigeons si peu? Une longue vie ne corrige pas toujours; souvent plutôt elle accroît nos fautes. Plût à Dieu que nous eussions bien vécu dans ce monde un seul jour! Plusieurs comptent les années de leur conversion; mais souvent, qu’ils sont peu changés, et que ces années ont été stériles! S’il est terrible de mourir, peut-être est-il plus dangereux de vivre si longtemps» (3). Ces mots du XV° siècle résonnent aujourd’hui d’une manière très étrange; ils sont presque incompréhensibles, scandaleux. A notre époque qui confond le bonheur avec l’espérance de vie, il serait pourtant utile, plus que jamais, de réfléchir à la valeur spirituelle de la durée de notre existence: pourquoi prolonger sa vie, si ce n’est pour vivre mieux? Et vivre mieux ne peut être seulement vivre plus confortablement, si ce n’est aussi vivre une plus grande droiture morale, vivre un plus grand épanouissement spirituel, vivre une joie plus sainte. Le temps est la première miséricorde de Dieu, sa plus délicate confiance: il nous le donne pour que, malgré nos lâchetés et nos inerties, nous progressions vers le bonheur. N’allons pas gâcher cette grâce qu’il nous fait; répondons à sa patiente bonté par une urgente générosité à nous convertir: cela ne peut que nous faire du bien.
(1) Missel Romain, Oraison de la messe du 26e dimanche du temps ordinaire.
(2) www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100764670
(3) Imitation de Jésus-Christ, I, 23.
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