jeudi 20 octobre 2016

30e dimanche du temps ordinaire - année C


S’il y a de l’humour dans l’évangile, la parabole que nous venons d’entendre (Lc18,9-14) est sans doute l’une des pages les plus drôles. Cette petite parabole est un chef d’œuvre de caricature bienveillante et savoureuse, tellement délicate et tellement lucide à la fois, qu’elle désarme notre susceptibilité et nous permet de rire de nous-mêmes. 

Luc n’était pas juif; comme païen, il ne savait sans doute pas ce qu’étaient un pharisien et un publicain. Mais Luc a croisé le chemin de Paul et là, il a eu le loisir d’observer en chair et en os la quintessence du pharisaïsme. Si l’on veut être juste, un pharisien, c’est d’abord un homme qui se pose à lui-même de très hautes exigences morales et spirituelles; c’est un homme qui sait que la religion se joue dans les détails et que la pratique se doit d’être précise. Il ne s’agit pas d’accomplir quelques commandements simples et visibles (ne pas voler, ne pas tromper sa femme; Lc18,11) pour délaisser les choses plus intimes ou plus concrète. C’est vrai qu’il «jeûne deux fois par semaine» et qu’il s’acquitte généreusement de la dîme (Lc18,12). Et dans cette attitude irréprochable, le pharisien a encore la lucidité de ne pas s’attribuer à lui-même le bien qu’il fait; il sait reconnaître que sa justice est un don du Seigneur: «Mon Dieu, je te rends grâce» (Lc18,11). 

Si Luc a rencontré Zachée (que nous verrons dimanche prochain) ou Matthieu (cela n’est pas certain, mais il n’est pas interdit d’imaginer), il a vu ce qu’est un publicain. C’est un arriviste, un ambitieux qui n’hésite pas à faire de sa lâcheté un moyen de museler sa conscience afin de s’enrichir. La collaboration des publicains avec l’occupant romain était un scandale; c’était aussi un moyen de faire fortune. Ce mélange de remords qu’on refoule et de luxe dont on profite donne au publicain une psychologie tourmentée: d’un côté, il se satisfait d’un confort qui est décevant mais, par ailleurs, il renonce à rechercher, dans la droiture et la frugalité, un bonheur qui lui semble inaccessible. 

Voilà campés ces deux personnages: d’un côté, le champion de la morale, de la pratique et de la spiritualité; en face de lui, le plus déplorable des renégats. Leur terrain de lutte est le Temple, leur arme est la prière: lequel des deux sera exaucé? Le combat semble gagné d’avance (qu’on pense au duel entre David et Goliath [1S17] – là aussi, c’était gagné d’avance). 

Nous tous, bons chrétiens, nous faisons des efforts pour devenir meilleurs; et puis, nous avons bien conscience que, avec tous ces efforts, nous nous améliorons un peu, quand même, grâce à Dieu; que nous ne sommes pas les derniers des criminels, qu’il y a des gens (dont nous connaissons les noms) qui ne nous arrivent pas à la cheville. Et nous avons la tentation de croire que c’est pour cela que Dieu nous aime: parce que nous sommes aimables, parce que Dieu, en nous regardant, peut être content et fier de notre bonne conduite. Raisonner ainsi, c’est ne pas remarquer que la Bible se plaît à dire et à répéter le contraire. L’affaire commence dès la sortie d’Egypte: «Car tu es un peuple consacré au Seigneur ton Dieu; c’est toi que le Seigneur ton Dieu a choisi pour son peuple à lui, parmi toutes les nations qui sont sur la terre [quelle légitime fierté dans cette affirmation: nous sommes les élus de Dieu]. Si le Seigneur s’est attaché à vous et vous a choisis, ce n’est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples: car vous êtes le moins nombreux d’entre tous les peuples [quelle désillusion dans cet aveu]. Mais c’est par amour pour vous que le Seigneur vous a fait sortir, qu’il t’a délivré de l’esclavage de Pharaon, roi d’Égypte» (Dt7,6-8). Le peuple s’enorgueillissait d’avoir été choisi par Dieu, imaginant que c’était pour quelque mérite, quelque prestige que Dieu l’avait remarqué. Mais non, si Dieu a remarqué le peuple d’Israël, c’est à cause de sa détresse, de sa vulnérabilité, de sa misère et de ses péchés, parce que Dieu est miséricorde. Un Dieu puissant pourrait rechercher les puissants; un Dieu intransigeant pourrait rechercher les parfaits; mais un Dieu miséricordieux ne recherche que les pauvres, ceux qui souffrent, ceux qui font le mal, pour les relever, pour les rétablir dans leur dignité, pour les convertir – nous verrons dimanche prochain ce que Jésus peut faire de Zachée. 

Je ne vous apprends rien en disant que cette année est consacrée à la miséricorde. Parler de la miséricorde, ce n’est pas encourager la médiocrité, ce n’est pas minimiser la gravité du mal. C’est précisément parce que le mal est sérieux, blessant, parfois mortel, qu’il faut parler de miséricorde. Dire que Dieu est miséricorde, dire qu’il va à la recherche des pauvres, des incapables, des inutiles, des méchants, cela ne veut pas dire que nous devons devenir pauvres, incapables, inutiles, ou méchants. Cela veut dire reconnaître que nous le sommes, déjà. Il n’y a rien à faire pour attirer la miséricorde de Dieu que de reconnaître sa misère. La lucidité du pharisien (qui a la courtoisie d’attribuer à Dieu ses mérites) n’est qu’une demi-lucidité. Est-ce que le publicain ne pourrait pas revendiquer, lui aussi, quelque bien dans sa vie? Oui, sans doute. La vraie lucidité consiste à exprimer devant Dieu – devant un prêtre quand on se confesse – sa honte de faire du mal, et aussi sa honte d’être fier. L’humilité, c’est cela: avoir honte d’être fier. C’est l’année de la miséricorde pour quelques semaines encore. «C’est maintenant le moment favorable, c’est maintenant le jour du salut» (2Co6,2). Ne perdons pas cette occasion d’être exaucé. 

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