dimanche 30 octobre 2016

Solennité de la Toussaint


Parler de la sainteté pour cette belle fête de la Toussaint se heurte à deux difficultés qu’il convient d’affronter pour elles-mêmes. 

La première, c’est que la sainteté vécue ici-bas fait peur, elle effraye, elle paraît atroce. Qui d’entre les bons petits catholiques que nous sommes voudrait raisonnablement vivre selon la pauvreté de saint François, ou dans la solitude de saint Bruno, ou dans l’abjection de Charles de Foucauld, ou dans la joie de Maximilien Kolbe chantant avec ses compagnons en attendant la mort? Et même si l’on va chercher des saints qui ont eu une vie sociale confortable et prestigieuse – prenons Thomas More, bel exemple de réussite: qui voudrait achever son existence par ces années de prison et ce martyre de conscience? Tous ces grands hommes dont l’Eglise met la sainteté en valeur ont tous connu à un moment de leur existence une épreuve terrible, matérielle ou spirituelle, et personne ne veut passer par là. Et la sainteté de ces exemples tient précisément au courage, à la droiture dont ils ont fait preuve – par grâce de Dieu – au moment de leur déréliction. C’est cela la «grande épreuve» qu’évoque l’Apocalypse (7,14). Pour dire les choses d’une manière plus résumée et plus simple: c’est bien la présence de la croix du Christ dans une vie qui rend cette vie sainte. Et qui a envie de la croix du Christ? Ne préférons-nous pas notre confort douillet? Nous y faisons un peu de bien, pas trop, à notre mesure, un peu de mal, pas trop non plus, selon notre petit égoïsme. Nous ne sommes pas des héros. Qu’on nous laisse donc tranquilles avec la sainteté! Cela, c’est bon pour les quelques athlètes de la vertu, pour les virtuoses du sacrifice, mais pas pour nous!

La seconde difficulté, plus sournoise mais bien réelle, est que nous ne parvenons pas à nous représenter clairement ce qu’est la joie du ciel. Si l’on dit, avec les Pères de l’Eglise, que cela consiste à chanter les louanges de Dieu, on imagine qu’une telle activité ne tardera pas à nous sembler ennuyeuse. Si l’on exploite l’image classique du «festin de viandes grasses, de vins capiteux, de viandes moelleuses et de vin décantés» du prophète Isaïe (25,6), on est vite écœuré par un repas aussi peu diététique. Si l’on parle de récompense, on fait de Dieu une sorte de maître d’école qui décerne des prix d’excellence – est-ce vraiment une manière recevable de se représenter le Seigneur très bon et miséricordieux? Aucune de ces images ne convient vraiment, elles comportent toutes quelque chose d’indigne de Dieu et d’indigne des saints; aucune n’est capable de se montrer attirante ou séduisante, aucune ne donne envie d’être saint. 

Si la sainteté consiste à vivre des épreuves horribles ici-bas, en vue d’une joie si peu désirable, que faire alors? Comment répondre à ces deux objections? 

La première difficulté mérite qu’on regarde un peu lucidement la condition des hommes: la souffrance est partout, et ce ne sont pas les grands saints seulement qui traversent des épreuves, mais tous les hommes de bonne volonté. Tôt ou tard, la douleur sonne à la porte et nous sommes obligés de la laisser entrer dans notre vie. Ce qui différencie la vie d’un saint de l’existence d’un homme ordinaire n’est donc pas l’épreuve en elle-même, mais la manière de la vivre. La question n’est donc pas: “que faut-il souffrir pour être saint?”, mais plutôt: “comment faut-il souffrir pour être saint?” Souffrir saintement, cela veut dire d’abord accueillir dans l’épreuve la grâce du Christ, l’union à sa croix, la joie d’être fidèle; cela veut dire aussi intercéder pour les pécheurs, prier pour tous ceux qui souffrent, entrer dans la communion de tous les blessés de la vie pour trouver, avec eux, l’expression d’une nouvelle solidarité humaine. Avec ces critères, il devient possible de comparer plus raisonnablement: vaut-il mieux souffrir sans Dieu, sans espérance? Se sent-on mieux lorsque l’épreuve est vécue dans la résignation, la révolte ou le désespoir? Ou bien ne découvre-t-on pas dans l’attitude chrétienne une ouverture, une issue par le haut? Certes, cela ne vient pas résoudre les difficultés de façon magique, mais donne à la vie une valeur nouvelle, une dignité plus grande, parce que le saint ne se laisse pas décourager par l’adversité. 

La seconde difficulté vient surtout de ce que nous ne sommes plus capables d’imaginer une joie spirituelle. Nous vivons dans une société tellement matérialiste, nous avons tellement confondu le bonheur avec le pouvoir d’achat, avec les vacances, avec l’espérance de vie, que nous ne sommes plus en mesure d’imaginer qu’on puisse être simplement heureux d’aimer, heureux de croire, heureux d’aider. Nous ne voyons plus quelle joie peut ressentir un homme qui s’est laissé conduire par Dieu au-delà de la générosité dont il se savait capable; nous ne comprenons pas l’exultation de celui qui a été fidèle dans une vie de sobriété; la béatitude d’avoir été préservé par Dieu dans l’humilité nous paraît étrange. Il est vrai que ce message de bonheur dans la pauvreté, dans les larmes, dans la douceur, dans la faim, dans la miséricorde, dans la pureté, dans la paix, dans la persécution même (Mt5,1-12), il est vrai que cet évangile de la joie paradoxale vient démentir toutes les certitudes publicitaires que la société nous inculque – dont nous avons eu le temps de mesurer pourtant à quel point elles sont décevantes. Mais la vérité, c’est que la joie de l’âme est sans erreur, alors que le plaisir du confort ne peut rassasier le cœur de l’homme. 

En ce jour de Toussaint, revenons un peu au réel: ce qui est vrai, c’est la conscience, c’est la joie spirituelle, c’est le don de soi. Là se trouve un bonheur fiable qu’on appelle «sainteté». Pourquoi nous laisser détourner par des fausses joies, alors que la joie de l’évangile nous est offerte? Pourquoi refuser d’être des saints? 


jeudi 27 octobre 2016

31e dimanche du temps ordinaire - année C


Le livre de la Sagesse, dont nous avons entendu un extrait en première lecture (11,22-12,2), est un texte tardif de l’ancien Testament, probablement le dernier en date; la plupart des exégètes tiennent qu’il fut composé quelques décennies seulement avant l’ère chrétienne (en 50 ou 30 av. J.C.). Ecrit à une époque de grande ouverture culturelle, il témoigne de comment la pensée biblique, juive, a rencontré la philosophie des païens. Israël avait pu penser que Dieu n’avait révélé qu’à lui seul la vérité et la droiture (Dt4,6-8); en découvrant la sagesse païenne, il se rendait compte, que dans d’autres nations, des hommes cultivés et honnêtes avaient développé une pensée de très grande valeur sur Dieu et sur le bien moral. Cette prise de conscience fut une vraie préparation à la venue du Christ: les premiers disciples ont ainsi pu comprendre que le message de l’évangile n’était pas réservé au seul peuple élu, mais qu’il pouvait aussi rejoindre les Grecs, les Romains, et tous les hommes dont l’intelligence avait reçu une étincelle de vérité. 

Le passage que nous lisons aujourd’hui traite d’un problème qui tracassait aussi bien les Juifs que les philosophes: pourquoi les méchants ne meurent pas? Un raisonnement simpliste sur le fonctionnement du monde paraît en effet raisonnable: il y a des hommes mauvais, nuisibles; il y a un Dieu juste et tout-puissant; ce Dieu qui doit, en justice, récompenser les bons et punir les méchants, et qui peut, avec force, protéger les gens honnêtes des attaques des impies, devrait tuer les pécheurs, les mettre hors d’état de nuire sitôt leur première faute commise. Il manifesterait ainsi la vérité de la morale et améliorerait l’état de l’humanité. Oui, mais… nous voyons que les méchants ne meurent pas, et nous voyons que les justes sont persécutés – parfois jusqu’à mourir. Les philosophes pensent à Socrate qui résume en lui le destin de tous les sages persécutés; les Juifs se souviennent d’Abel, figure de tous les innocents assassinés. Qui donc est ce Dieu dont on vante la justice et la force, qui laisse ainsi subsister de tels désordres dans le monde? 

Que Dieu ne soit pas une sorte de gendarme universel, tatillon et expéditif, constitue un vrai problème, embarrasse tous les penseurs droits et généreux qui aimeraient que le monde aille mieux. A leur inquiétude de voir les méchants survivre, le livre de la Sagesse répond par un curieux paradoxe: «tu as pitié de tous les hommes parce que tu peux tout. Tu fermes les yeux sur leurs péchés pour qu’ils se convertissent» (Sg11,23). La toute-puissance de Dieu, que les justiciers impatients voulaient mettre au service d’une sanction sans retard, est plus grande si on la place du côté de la miséricorde. Certes, il faut de la force pour se venger et punir un coupable; mais il faut plus de force encore pour supporter, pour pardonner et pour convertir un criminel. Et assurément, c’est dans la logique de ce surcroît de puissance qu’on trouve Dieu. Une prière de l’Eglise le dit de façon admirable: «Dieu qui donnes la preuve suprême de ta puissance, lorsque tu patientes et prends pitié, sans te lasser, accorde-nous ta grâce» (1). Dès lors, les délais de la justice divine qui offusquaient Plutarque (2) sont réinterprétés en bonne part: c’est le temps laissé par un Dieu miséricordieux en vue de la conversion du pécheur. 

Plutôt que de se lamenter sur l’insolence de ceux qui font le mal sans être punis par Dieu, la question qu’il vaut la peine de se poser est alors la suivante: «et moi, qui suis mauvais, qu’est-ce que je fais du temps que Dieu me donne pour me convertir? Comment est-ce que je mets à profit la durée de mon existence pour me détourner du mal et pour m’améliorer?» Avec son optimisme habituel, l’auteur de l’Imitation de Jésus-Christ met en garde: «Que sert de vivre longtemps puisque nous nous corrigeons si peu? Une longue vie ne corrige pas toujours; souvent plutôt elle accroît nos fautes. Plût à Dieu que nous eussions bien vécu dans ce monde un seul jour! Plusieurs comptent les années de leur conversion; mais souvent, qu’ils sont peu changés, et que ces années ont été stériles! S’il est terrible de mourir, peut-être est-il plus dangereux de vivre si longtemps» (3). Ces mots du XV° siècle résonnent aujourd’hui d’une manière très étrange; ils sont presque incompréhensibles, scandaleux. A notre époque qui confond le bonheur avec l’espérance de vie, il serait pourtant utile, plus que jamais, de réfléchir à la valeur spirituelle de la durée de notre existence: pourquoi prolonger sa vie, si ce n’est pour vivre mieux? Et vivre mieux ne peut être seulement vivre plus confortablement, si ce n’est aussi vivre une plus grande droiture morale, vivre un plus grand épanouissement spirituel, vivre une joie plus sainte. Le temps est la première miséricorde de Dieu, sa plus délicate confiance: il nous le donne pour que, malgré nos lâchetés et nos inerties, nous progressions vers le bonheur. N’allons pas gâcher cette grâce qu’il nous fait; répondons à sa patiente bonté par une urgente générosité à nous convertir: cela ne peut que nous faire du bien. 

(1) Missel Romain, Oraison de la messe du 26e dimanche du temps ordinaire. 

(2) www.lesbelleslettres.com/livre/?GCOI=22510100764670

(3) Imitation de Jésus-Christ, I, 23. 

jeudi 20 octobre 2016

30e dimanche du temps ordinaire - année C


S’il y a de l’humour dans l’évangile, la parabole que nous venons d’entendre (Lc18,9-14) est sans doute l’une des pages les plus drôles. Cette petite parabole est un chef d’œuvre de caricature bienveillante et savoureuse, tellement délicate et tellement lucide à la fois, qu’elle désarme notre susceptibilité et nous permet de rire de nous-mêmes. 

Luc n’était pas juif; comme païen, il ne savait sans doute pas ce qu’étaient un pharisien et un publicain. Mais Luc a croisé le chemin de Paul et là, il a eu le loisir d’observer en chair et en os la quintessence du pharisaïsme. Si l’on veut être juste, un pharisien, c’est d’abord un homme qui se pose à lui-même de très hautes exigences morales et spirituelles; c’est un homme qui sait que la religion se joue dans les détails et que la pratique se doit d’être précise. Il ne s’agit pas d’accomplir quelques commandements simples et visibles (ne pas voler, ne pas tromper sa femme; Lc18,11) pour délaisser les choses plus intimes ou plus concrète. C’est vrai qu’il «jeûne deux fois par semaine» et qu’il s’acquitte généreusement de la dîme (Lc18,12). Et dans cette attitude irréprochable, le pharisien a encore la lucidité de ne pas s’attribuer à lui-même le bien qu’il fait; il sait reconnaître que sa justice est un don du Seigneur: «Mon Dieu, je te rends grâce» (Lc18,11). 

Si Luc a rencontré Zachée (que nous verrons dimanche prochain) ou Matthieu (cela n’est pas certain, mais il n’est pas interdit d’imaginer), il a vu ce qu’est un publicain. C’est un arriviste, un ambitieux qui n’hésite pas à faire de sa lâcheté un moyen de museler sa conscience afin de s’enrichir. La collaboration des publicains avec l’occupant romain était un scandale; c’était aussi un moyen de faire fortune. Ce mélange de remords qu’on refoule et de luxe dont on profite donne au publicain une psychologie tourmentée: d’un côté, il se satisfait d’un confort qui est décevant mais, par ailleurs, il renonce à rechercher, dans la droiture et la frugalité, un bonheur qui lui semble inaccessible. 

Voilà campés ces deux personnages: d’un côté, le champion de la morale, de la pratique et de la spiritualité; en face de lui, le plus déplorable des renégats. Leur terrain de lutte est le Temple, leur arme est la prière: lequel des deux sera exaucé? Le combat semble gagné d’avance (qu’on pense au duel entre David et Goliath [1S17] – là aussi, c’était gagné d’avance). 

Nous tous, bons chrétiens, nous faisons des efforts pour devenir meilleurs; et puis, nous avons bien conscience que, avec tous ces efforts, nous nous améliorons un peu, quand même, grâce à Dieu; que nous ne sommes pas les derniers des criminels, qu’il y a des gens (dont nous connaissons les noms) qui ne nous arrivent pas à la cheville. Et nous avons la tentation de croire que c’est pour cela que Dieu nous aime: parce que nous sommes aimables, parce que Dieu, en nous regardant, peut être content et fier de notre bonne conduite. Raisonner ainsi, c’est ne pas remarquer que la Bible se plaît à dire et à répéter le contraire. L’affaire commence dès la sortie d’Egypte: «Car tu es un peuple consacré au Seigneur ton Dieu; c’est toi que le Seigneur ton Dieu a choisi pour son peuple à lui, parmi toutes les nations qui sont sur la terre [quelle légitime fierté dans cette affirmation: nous sommes les élus de Dieu]. Si le Seigneur s’est attaché à vous et vous a choisis, ce n’est pas que vous soyez le plus nombreux de tous les peuples: car vous êtes le moins nombreux d’entre tous les peuples [quelle désillusion dans cet aveu]. Mais c’est par amour pour vous que le Seigneur vous a fait sortir, qu’il t’a délivré de l’esclavage de Pharaon, roi d’Égypte» (Dt7,6-8). Le peuple s’enorgueillissait d’avoir été choisi par Dieu, imaginant que c’était pour quelque mérite, quelque prestige que Dieu l’avait remarqué. Mais non, si Dieu a remarqué le peuple d’Israël, c’est à cause de sa détresse, de sa vulnérabilité, de sa misère et de ses péchés, parce que Dieu est miséricorde. Un Dieu puissant pourrait rechercher les puissants; un Dieu intransigeant pourrait rechercher les parfaits; mais un Dieu miséricordieux ne recherche que les pauvres, ceux qui souffrent, ceux qui font le mal, pour les relever, pour les rétablir dans leur dignité, pour les convertir – nous verrons dimanche prochain ce que Jésus peut faire de Zachée. 

Je ne vous apprends rien en disant que cette année est consacrée à la miséricorde. Parler de la miséricorde, ce n’est pas encourager la médiocrité, ce n’est pas minimiser la gravité du mal. C’est précisément parce que le mal est sérieux, blessant, parfois mortel, qu’il faut parler de miséricorde. Dire que Dieu est miséricorde, dire qu’il va à la recherche des pauvres, des incapables, des inutiles, des méchants, cela ne veut pas dire que nous devons devenir pauvres, incapables, inutiles, ou méchants. Cela veut dire reconnaître que nous le sommes, déjà. Il n’y a rien à faire pour attirer la miséricorde de Dieu que de reconnaître sa misère. La lucidité du pharisien (qui a la courtoisie d’attribuer à Dieu ses mérites) n’est qu’une demi-lucidité. Est-ce que le publicain ne pourrait pas revendiquer, lui aussi, quelque bien dans sa vie? Oui, sans doute. La vraie lucidité consiste à exprimer devant Dieu – devant un prêtre quand on se confesse – sa honte de faire du mal, et aussi sa honte d’être fier. L’humilité, c’est cela: avoir honte d’être fier. C’est l’année de la miséricorde pour quelques semaines encore. «C’est maintenant le moment favorable, c’est maintenant le jour du salut» (2Co6,2). Ne perdons pas cette occasion d’être exaucé. 

vendredi 14 octobre 2016

29e dimanche du temps ordinaire - année C


La parabole que Luc propose sur la prière (Lc18,1-8) est difficile à comprendre, au moins pour deux raisons. La première, c’est que nous avons tous des mauvaises expériences de prière: nous présentons au Seigneur une intention qui nous tient à cœur, la demande nous semble légitime en soi, importante pour nous ou pour un proche, nous savons que Dieu est bon et tout-puissant, qu’il peut faire le bien qu’il veut. Et rien ne se passe. Pourquoi Dieu n’a-t-il pas guéri cette jeune mère de famille? Pourquoi n’a-t-il pas fait que tel ami talentueux trouve du travail? Pourquoi ne ramène-t-il pas la paix en Syrie? Tous, nous prions pour cela; et rien. 

Ce sentiment de ne pas être écouté par Dieu lorsque nous lui confions ce qui compte vraiment peut nous conduire à la seconde difficulté: Dieu, en fin de compte, ne serait-il pas comme ce «juge dépourvu de justice» (Lc18,6) qui se moque de tout et de tout le monde? Ce deuxième obstacle à la bonne compréhension de la parabole de Jésus est qu’elle fonctionne à l’inverse des paraboles habituelles – et que si l’on n’y prend garde, on risque de faire un contresens. Une parabole, habituellement, suit cette belle logique: «Le Royaume de Dieu est comparable à…» (Lc13,18-21; Mt13,31-52), et l’histoire qu’on raconte ensuite, avec ses moments de crise et son dénouement parfois décalé, nous indique (peut-être de façon paradoxale) un aspect de cette joie définitive à laquelle nous sommes appelés. Cette manière de parler, nous y sommes habitués, même si chaque parabole nous déroute un peu, parce que nous avons du mal à discerner ce qu’est la joie du Royaume. Mais là, à rebours de sa méthode ordinaire, Jésus raconte une parabole pour conclure que le Royaume n’est pas comme ce «juge qui ne craignait pas Dieu et ne respectait pas les hommes» (Lc18,2). Si on ne remarque pas cela, on conclut fatalement que Dieu est comme ce mauvais juge, que pour être entendu de lui, il faut le harceler – mais comment harceler Dieu? 

Quelle est donc la différence la plus notable entre ce mauvais juge qu’implore la veuve opiniâtre et le Seigneur? C’est, je crois, ceci: alors que le juge refuse que la veuve vienne recourir à ses services, Dieu, lui, veut qu’on le prie; et, plus encore, il nous inspire lui-même les demandes que nous devons lui adresser; et, plus encore, il vient lui-même prier en nous, si ce que saint Paul affirme est vrai: «l’Esprit vient au secours de notre faiblesse; car nous ne savons que demander pour prier comme il faut; mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en des gémissements ineffables, et Celui qui sonde les cœurs sait quel est le désir de l’Esprit et que son intercession pour les saints correspond aux volontés de Dieu» (Rm8,26-27). 

Tant qu’on regarde la prière du côté de notre pauvreté, nous y voyons mal. Nos demandes sont peut-être désordonnées, nous sommes impatients, nous ne savons pas remercier; parfois nous ne remarquons même pas que nous avons été exaucés. Voilà ce qui brouille notre regard. Mais si nous essayons de voir ce qu’est la prière du côté de Dieu, nous découvrons tout autre chose. Qu’est-ce qu’une vraie prière que Dieu exauce: c’est un désir que Dieu vient lui-même, par son Esprit Saint, formuler en nous pour nous dire qu’il nous a déjà exaucé, qu’il nous a déjà donné la grâce qu’il nous permet de lui demander

Permettez-moi de relire une anecdote bien connue: la prière de la jeune Thérèse Martin en faveur de Pranzini. Auteur du sinistre “triple assassinat de la rue Montaigne”, le 17 mars 1887, l’homme sera condamné à mort. La jeune Thérèse, voyant que ce pécheur pourrait mourir dans l’impénitence, se fait forte d’obtenir de Dieu sa conversion avant qu’il ne soit exécuté. L’endurcissement du criminel paraissait inébranlable. «Pranzini ne s’était pas confessé, il était monté sur l’échafaud et s’apprêtait à passer sa tête dans le lugubre trou, quand tout à coup, saisi d’une inspiration subite, il se retourne, saisit un Crucifix que lui présentait le prêtre et baise par trois fois ses plaies sacrées… Puis son âme alla recevoir la sentence miséricordieuse de Celui qui déclare qu’au Ciel il y aura plus de joie pour un seul pécheur qui fait pénitence que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de pénitence» (1). Voilà ce qui s’est passé, du point de vue de Thérèse, qui a prié et a été exaucée. Mais regardons cette même affaire, du point de vue de Dieu: Dieu voulait sauver Pranzini, et il l’avait déjà décidé. Il est alors allé trouver une jeune fille de province, d’une tristesse un peu maladive, et il lui a révélé (sans qu’elle l’entende, pourtant) son projet de salut, lui proposant: «veux-tu que nous le fassions ensemble?» La prière, c’est cela. 

Pourquoi, alors, y a-t-il un délai dans la prière, un sentiment d’inertie, une angoisse, si Dieu a déjà tout fait quand il nous propose de prier pour ce qu’il a exaucé par avance? De même que Thérèse a lutté dans la prière pour la conversion de Pranzini et qu’elle ne l’a obtenue qu’in extremis, de même Dieu a lutté dans l’âme de ce criminel, car il ne lui a pas imposé sa miséricorde par force, mais il l’a convaincu de se laisser pardonner. Dans ses angoisses, la jeune Thérèse a été associée à ce combat spirituel que Dieu mène dans le cœur des hommes pour qu’ils accueillent le bien qu’il veut leur faire. Et pour Thérèse, ce fut une grâce qui lui indiqua sa vocation – et quelle vocation!

Ainsi, vous le voyez, Dieu n’a rien à voir avec ce juge inique. Et c’est bien la conclusion qu’il faut retenir: «Et Dieu ne ferait pas justice à ses élus qui crient vers lui jour et nuit, tandis qu’il patiente à leur sujet! Je vous dis qu’il leur fera prompte justice» (Lc18,7-8). Pour bien prier, il faut d’abord écouter Dieu qui veut qu’on le prie. Vous saurez ensuite prier avec foi, sans hésitations (Jc1,6) et recevoir de Dieu «tout don parfait» (Jc1,17). 

(1) Thérèse de Lisieux, Manuscrit A, 46 r°.

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Henri_Pranzini

jeudi 6 octobre 2016

28e dimanche du temps ordinaire - année C


Dans un texte intime (2Tm2,8-13), Paul entretient son disciple Timothée de ce qui constitue le cœur de son ministère. 

Qui est ce Timothée? Il apparaît dans les Actes des Apôtres, dans l’entourage de Paul: «Paul gagna ensuite Derbé, puis Lystres. Il y avait là un disciple nommé Timothée, fils d’une juive devenue croyante, mais d’un père grec» (Ac16,1). Situé au carrefour de deux civilisations, Timothée, avec sa mère et sa grand-mère (2Tm1,5), a entendu l’évangile et y a cru. Lui qui se rattachait au double héritage de la Loi de Moïse et de la sagesse de la Grèce, en entendant la prédication de Paul, a été convaincu que le Christ venait sauver les Juifs et les païens. Associé à Paul de manière très étroite, il est, avec lui l’auteur, ou le rédacteur, ou le secrétaire, nommé dans plusieurs lettres: la 2e aux Corinthiens (2Co1,1); l’épître aux Philippiens (Ph1,1); aux Colossiens (Co1,1); les deux épîtres aux Thessaloniciens (1Th1,1 et 2Th1,1); et même la très personnelle lettre à Philémon (Phm1,1). C’est dire à quel point une confiance sans faille, une profonde amitié, une sincère affection unissait Paul à Timothée dans tout ce qui comptait pour l’évangélisation.

Quel est donc ce ministère, commun à Paul et à Timothée? Le bref passage entendu nous décrit tout d’abord la mauvaise réputation de l’évangélisateur, considéré «comme un malfaiteur» (2Tm2,9). Jésus, déjà, avait été confondu, mis à égalité avec deux bandits (Lc22,32-33) sur le Calvaire, afin que s’accomplisse ce qui avait été prophétisé : «Il a été compté parmi les scélérats» (Lc22,37; Is53,12). En cela, Paul n’est pas au-dessus de son maître. On tenait Jésus pour nuisible, on verra en Paul un homme dangereux; Timothée, de même, n’échappera pas à la prison (cf. He13,23). L’évangile apporte une telle libération, que cela ne peut manquer d’ébranler le bel édifice politique et social, hier comme aujourd’hui, cet équilibre confortable et injuste fondé sur les mesquineries, les manipulations, les violences ordinaires et légitimes que les nantis imposent aux plus faibles. On comprend très bien que la vérité chrétienne ne pouvait pas ne pas paraître dangereuse aux notables, qu’ils soient Juifs ou Grecs ou Romains. On comprend très bien que ceux qui se sentaient menacés ont réagi pour défendre leurs intérêts. On comprend bien – on le voit aujourd’hui encore – que tout ce qui pouvait être fait pour discréditer les chrétiens, pour colporter sur eux des rumeurs méprisables, pour défigurer la beauté de la foi, devait être mis en œuvre – et cela fut effectivement mis en œuvre. 

Mais le jeu de la persécution et de la liberté tourne paradoxalement à l’avantage de la liberté. Certes, Paul est enchaîné, mais ces liens matériels ne sont pas un obstacle à la liberté de l’évangile, car «on n’enchaîne pas la parole de Dieu!» (2Tm2,9). Quelle insolence dans cette exclamation! Ne pourrait-il donc pas se taire, ce rebut de la société, ce corrupteur de l’ordre établi? Quand bien même on le réduirait au silence, ce silence serait plus éloquent que toutes les accusations, de même que nous “entendons” encore Jésus qui se tait devant Pilate (Jn19,9-10). Quand bien même on tiendrait Paul absolument captif, sa réclusion le laisserait plus libre que ceux qui sont les otages de leurs richesses et de leur violence. Cette liberté intérieure qu’aucune entrave ne peut tuer, Paul l’a vécue jusque dans son martyre. Toutes les persécutions, des plus violentes aux plus sournoises, ont butté sur cette liberté chrétienne, liberté inaliénable. C’est agaçant pour nos ennemis, mais un chrétien, même en captivité, est toujours plus libre que son persécuteur. Qu’on pense à Thomas More, incarcéré à la tour de Londres, ou à Maximilien Kolbe, prisonnier à Auschwitz. Quels nobles exemples de liberté ils ont donné à l’Eglise et au monde!

Et quel sens a tout cela? Paul livre son secret, en disant: «je supporte tout pour ceux que Dieu a choisis» (2Tm2,10). Ce n’est pas par plaisir, évidemment, que Paul endure ces pénibles contradictions; ce n’est pas par dolorisme qu’il accepte d’être otage. S’il le fait, c’est par amour des chrétiens, c’est par charité envers les fidèles. Il n’y a pas d’autre motivation. Ce n’est pas pour lui-même que Paul revendique sa liberté jusque dans les prisons; c’est pour les hommes que Dieu aime, pour les hommes que Dieu sauve. Sa raison de vivre n’est pas en lui-même; Paul ne vit plus que «pour» les autres. 

Aujourd’hui où l’égoïsme est confondu avec le bonheur (et pour combien de déceptions cruelles?), Paul nous montre cette joie si profonde qui est le secret de son ministère: vivre pour les fidèles, souffrir pour les fidèles, supporter l’épreuve pour les fidèles, être libre en Dieu pour les fidèles. Cette charte de la vie sacerdotale que Paul rappelle à Timothée est d’une clarté décisive dans notre monde attristé par l’individualisme. Pourquoi ceux qui vivent pour les autres sont-ils plus heureux que ceux qui se replient sur leur confort? Voilà une question que la foi nous suggère, et à laquelle elle nous aide aussi à répondre.