Parler de la sainteté pour cette belle fête de la Toussaint se heurte à deux difficultés qu’il convient d’affronter pour elles-mêmes.
La première, c’est que la sainteté vécue ici-bas fait peur, elle effraye, elle paraît atroce. Qui d’entre les bons petits catholiques que nous sommes voudrait raisonnablement vivre selon la pauvreté de saint François, ou dans la solitude de saint Bruno, ou dans l’abjection de Charles de Foucauld, ou dans la joie de Maximilien Kolbe chantant avec ses compagnons en attendant la mort? Et même si l’on va chercher des saints qui ont eu une vie sociale confortable et prestigieuse – prenons Thomas More, bel exemple de réussite: qui voudrait achever son existence par ces années de prison et ce martyre de conscience? Tous ces grands hommes dont l’Eglise met la sainteté en valeur ont tous connu à un moment de leur existence une épreuve terrible, matérielle ou spirituelle, et personne ne veut passer par là. Et la sainteté de ces exemples tient précisément au courage, à la droiture dont ils ont fait preuve – par grâce de Dieu – au moment de leur déréliction. C’est cela la «grande épreuve» qu’évoque l’Apocalypse (7,14). Pour dire les choses d’une manière plus résumée et plus simple: c’est bien la présence de la croix du Christ dans une vie qui rend cette vie sainte. Et qui a envie de la croix du Christ? Ne préférons-nous pas notre confort douillet? Nous y faisons un peu de bien, pas trop, à notre mesure, un peu de mal, pas trop non plus, selon notre petit égoïsme. Nous ne sommes pas des héros. Qu’on nous laisse donc tranquilles avec la sainteté! Cela, c’est bon pour les quelques athlètes de la vertu, pour les virtuoses du sacrifice, mais pas pour nous!
La seconde difficulté, plus sournoise mais bien réelle, est que nous ne parvenons pas à nous représenter clairement ce qu’est la joie du ciel. Si l’on dit, avec les Pères de l’Eglise, que cela consiste à chanter les louanges de Dieu, on imagine qu’une telle activité ne tardera pas à nous sembler ennuyeuse. Si l’on exploite l’image classique du «festin de viandes grasses, de vins capiteux, de viandes moelleuses et de vin décantés» du prophète Isaïe (25,6), on est vite écœuré par un repas aussi peu diététique. Si l’on parle de récompense, on fait de Dieu une sorte de maître d’école qui décerne des prix d’excellence – est-ce vraiment une manière recevable de se représenter le Seigneur très bon et miséricordieux? Aucune de ces images ne convient vraiment, elles comportent toutes quelque chose d’indigne de Dieu et d’indigne des saints; aucune n’est capable de se montrer attirante ou séduisante, aucune ne donne envie d’être saint.
Si la sainteté consiste à vivre des épreuves horribles ici-bas, en vue d’une joie si peu désirable, que faire alors? Comment répondre à ces deux objections?
La première difficulté mérite qu’on regarde un peu lucidement la condition des hommes: la souffrance est partout, et ce ne sont pas les grands saints seulement qui traversent des épreuves, mais tous les hommes de bonne volonté. Tôt ou tard, la douleur sonne à la porte et nous sommes obligés de la laisser entrer dans notre vie. Ce qui différencie la vie d’un saint de l’existence d’un homme ordinaire n’est donc pas l’épreuve en elle-même, mais la manière de la vivre. La question n’est donc pas: “que faut-il souffrir pour être saint?”, mais plutôt: “comment faut-il souffrir pour être saint?” Souffrir saintement, cela veut dire d’abord accueillir dans l’épreuve la grâce du Christ, l’union à sa croix, la joie d’être fidèle; cela veut dire aussi intercéder pour les pécheurs, prier pour tous ceux qui souffrent, entrer dans la communion de tous les blessés de la vie pour trouver, avec eux, l’expression d’une nouvelle solidarité humaine. Avec ces critères, il devient possible de comparer plus raisonnablement: vaut-il mieux souffrir sans Dieu, sans espérance? Se sent-on mieux lorsque l’épreuve est vécue dans la résignation, la révolte ou le désespoir? Ou bien ne découvre-t-on pas dans l’attitude chrétienne une ouverture, une issue par le haut? Certes, cela ne vient pas résoudre les difficultés de façon magique, mais donne à la vie une valeur nouvelle, une dignité plus grande, parce que le saint ne se laisse pas décourager par l’adversité.
La seconde difficulté vient surtout de ce que nous ne sommes plus capables d’imaginer une joie spirituelle. Nous vivons dans une société tellement matérialiste, nous avons tellement confondu le bonheur avec le pouvoir d’achat, avec les vacances, avec l’espérance de vie, que nous ne sommes plus en mesure d’imaginer qu’on puisse être simplement heureux d’aimer, heureux de croire, heureux d’aider. Nous ne voyons plus quelle joie peut ressentir un homme qui s’est laissé conduire par Dieu au-delà de la générosité dont il se savait capable; nous ne comprenons pas l’exultation de celui qui a été fidèle dans une vie de sobriété; la béatitude d’avoir été préservé par Dieu dans l’humilité nous paraît étrange. Il est vrai que ce message de bonheur dans la pauvreté, dans les larmes, dans la douceur, dans la faim, dans la miséricorde, dans la pureté, dans la paix, dans la persécution même (Mt5,1-12), il est vrai que cet évangile de la joie paradoxale vient démentir toutes les certitudes publicitaires que la société nous inculque – dont nous avons eu le temps de mesurer pourtant à quel point elles sont décevantes. Mais la vérité, c’est que la joie de l’âme est sans erreur, alors que le plaisir du confort ne peut rassasier le cœur de l’homme.
En ce jour de Toussaint, revenons un peu au réel: ce qui est vrai, c’est la conscience, c’est la joie spirituelle, c’est le don de soi. Là se trouve un bonheur fiable qu’on appelle «sainteté». Pourquoi nous laisser détourner par des fausses joies, alors que la joie de l’évangile nous est offerte? Pourquoi refuser d’être des saints?