vendredi 23 septembre 2016

26e dimanche du temps ordinaire - année C


Pour se représenter un peu clairement cette histoire du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), il faut tout d’abord lire entre les lignes, et retrouver le contexte de cette parabole. Que vient faire ce Lazare à la porte de l’homme riche ? On apprend que ce Lazare n’est pas seulement un pauvre, mais aussi un homme malade ; son corps est couvert d’ulcères. Si, en outre, on fait attention au fait que l’évangéliste prend le soin de décrire le vêtement de l’homme riche, on comprend, d’après la description, que cet homme porte un manteau sacerdotal (cf. Ex 28, 5) ; c’est un prêtre, un Lévite fils d’Aaron. Reposons donc notre question : que vient faire ce Lazare, pauvre et malade, à la porte de ce prêtre riche ? La réponse devient évidente : les malades atteints de plaies, les malades pour qui on craignait qu’ils aient la lèpre, devaient se faire examiner par un prêtre (cf. Lv 13). C’était au prêtre qu’il revenait de dire si l’état du malade permettait la vie en société ou bien s’il fallait isoler, rejeter le lépreux. La crainte de la contagion de la lèpre n’était pas vaine. On savait que la lèpre se transmettait ; et la lèpre était une maladie grave qu’on ne savait pas soigner. C’est pourquoi il fallait être particulièrement vigilant sur les consignes de quarantaine. Et c’est donc aux prêtres que Moïse, dans la Loi, avait confié cette charge. Le problème, ici, c’est que le prêtre riche refuse de recevoir le malade. A l’époque de Jésus, des prêtres trouvaient pénible de faire ce travail médical. Ce n’est jamais très agréable, c’est vrai, d’accueillir chez soi des gens couverts de plaies. Et pourtant, cela faisait partie de leur charge. Ce prêtre riche est donc un mauvais prêtre, non pas parce qu’il est riche, mais parce qu’il refuse d’examiner la maladie de Lazare, et en cela, il transgresse la Loi de Moïse.

Ensuite, vient le moment du jugement. Le pauvre malade n’échappe pas à la mort – cela était prévisible. Mais le riche bien portant n’y échappe pas non plus – et cela également était prévisible : tous les hommes sont mortels. Chacun reçoit donc, pour l’éternité, un nouvel état. Il n’est pas dit que Lazare serait récompensé ; on n’a pas dit que ce pauvre était un grand saint. Il reçoit plutôt la consolation. Il passe de l’inconfort au réconfort. Il n’est pas dit que le riche soit puni ; on dit qu’il est tourmenté, qu’il souffre. Il passe du confort à la torture. Remarquez bien : on ne dit pas non plus que c’est Dieu qui le fait souffrir ; ce serait plutôt le reproche de sa conscience. Ce riche voit quelle fut sa vie, il voit combien il fut un mauvais prêtre, un homme indigne et, à juste titre, il est plein de remords.

Comme il souffre d’avoir mal vécu, ce riche a une généreuse intention : il s’inquiète pour les siens ; il a cinq frères, qui sont tous prêtres comme lui – puisque le sacerdoce est familial en Israël. Ce sont probablement de mauvais prêtres eux aussi, qui refusent d’examiner les malades. Ils ne suivent pas la Loi de Moïse. Ils ne font pas ce qui revient à leur charge. Ce riche suggère alors une fausse bonne idée : que Lazare ressuscite et qu’il aille les avertir ; qu’il leur dise de se convertir, de devenir de bons prêtres, fidèles à la Loi.

Et là, Abraham, parlant au nom de Dieu, fait remarquer une chose tragique. Il est clair que Moïse annonce la résurrection des morts ; Jésus le dit explicitement lors d’une polémique avec les Sadducéens (c’est-à-dire, précisément, avec les prêtres) : « Que les morts ressuscitent, Moïse aussi l’a donné à entendre dans le passage du Buisson quand il appelle le Seigneur le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Or il n’est pas un dieu des morts, mais Dieu des vivants ; tous en effet vivent pour lui » (Lc 20, 37 ; cf. Ex 3, 6)[1]. Ainsi donc, si les mauvais prêtres transgressent la Loi de Moïse en refusant d’accueillir les malades (Lv 13), ils transgresseront pareillement la Loi de Moïse pour refuser d’accueillir un ressuscité. La situation est inextricable : les prêtres sont sadducéens, qui ne reconnaissent, officiellement, que l’autorité de Moïse ; mais ce faisant, ils rejettent la résurrection, que Moïse annonce pourtant (Ex 3, 6). Ce pauvre Lazare pourrait bien ressusciter, les prêtres refuseront d’admettre qu’un homme est revenu de chez les morts – non pas parce que Moïse ne le dit pas (Moïse le dit, en vérité), mais parce qu’ils méprisent l’enseignement de Moïse.

Quelle est alors notre situation aujourd’hui ? En quoi cette vieille histoire nous concerne-t-elle ? Un homme est effectivement ressuscité d’entre les morts. Jésus qui est mort sur la Croix, qui a été enseveli, s’est relevé libre et vainqueur. Est-ce que cet événement a changé le cours de l’histoire du monde ? Oui, pour une part. Des hommes ont accepté de croire en la Résurrection de Jésus. Ils ont reconnu qu’il est vraiment vivant et ils ont accepté dès lors de se convertir, de mener une vie conforme à son enseignement, une vie selon l’évangile. Mais d’autres hommes se sont endurcis. A ceux-là, nous avons beau dire : « le Christ est ressuscité », cela ne change rien. Ces gens là peuvent acheter une Bible en librairie, comme nous, ils peuvent la lire, comme nous, ils peuvent rencontrer des chrétiens, ils ont une intelligence, comme nous, ils sont capables de comprendre les vérités de la foi. Mais, pour une raison sérieuse (leur histoire personnelle, une blessure, une souffrance) ou même sans raison, ils refusent de croire. Il y a une certaine tragédie pour eux : ils ont tout ce qu’il faut pour être croyants ; tous les moyens de la foi sont à leur disposition ; et pourtant un obstacle insurmontable demeure, et ils ne croient pas. L’évangile se conclut sur cette note pessimiste, qui ne doit pourtant pas nous décourager. Notre témoignage doit se faire d’autant plus audacieux, délicat et charitable.


[1] Que Ex 3, 6 annonce la résurrection aurait dû sembler clair à un Sadducéen de l’époque du Christ ; mais il n’est pas certain que cela semble clair à un lecteur d’aujourd’hui. Pour suggérer brièvement le raisonnement : le Dieu qui se révèle à Moïse, se dit être le « Dieu d’Abraham » ; or Abraham est mort depuis longtemps ; si donc il n’y a pas de résurrection, ce Dieu n’est qu’une sorte de divinité infernale, un dieu souterrain à la mode dans le paganisme (Pluton, Héphaïstos), un « dieu des morts ». A moins de faire du Dieu de Moïse un tel dieu des enfers, il faut donc postuler que le Dieu d’Abraham est un « Dieu des vivants » – et donc qu’Abraham, d’une certaine manière, est dans la vie. Sur les Sadducéens et la résurrection, lire, en particulier, Ac 23.

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