vendredi 2 septembre 2016

23e dimanche du temps ordinaire - année C


La lettre à Philémon est un texte à part dans le nouveau Testament. Cette épître possède la particularité d’être adressée à une personne (comme les lettres à Tite, à Timothée, comme 3Jn) et non à une Eglise et, surtout, de traiter une question d’ordre strictement privé. La situation, telle qu’on la devine entre les lignes, est la suivante: Onésime était l’esclave du chrétien Philémon. Il s’est enfui de chez son maître et a rencontré Paul qui l’a baptisé: il lui a «donné la vie dans le Christ» (Phm 10). De païen et esclave qu’il était, Onésime est donc devenu fidèle lui aussi. Quelle peut être désormais la relation entre Philémon, riche chrétien, et Onésime, fugitif chrétien? Si l’on s’en tient aux lois civiles, le maître spolié par la fuite de son esclave peut exiger son retour et le punir en raison de son crime. Mais si l’on se situe dans la logique de la foi, nous ne voyons plus un maître et un serf, mais deux disciples de Jésus. Pour Philémon, Onésime est désormais «mieux qu’un esclave… un frère bien-aimé» (Phm 16). 

Cet écrit de circonstance est un précieux témoignage pour comprendre comment la foi chrétienne a été confrontée à un problème moral très sérieux dans l’Antiquité. Alors que l’esclavage était une institution légalement acceptée dans tout le bassin méditerranéen (e.g. Lc 7, 2-10), et alors que l’on devine que beaucoup de conversions au christianisme concernaient ainsi des gens privés de tout droit civique (cf. 1Co 1, 26-29), quelle pouvait être la doctrine de l’évangile sur la servitude? Nous savons que l’esclavage n’a pas été aboli dans l’Empire romain, même quand celui-ci, avec Constantin, est devenu officiellement chrétien. Le Christ n’a pas prêché la révolte des esclaves; Jésus n’est pas Spartacus. Paul lui-même n’entend pas subvertir la société et préconise par ailleurs la docilité de la part des esclaves devenus chrétiens: «Esclaves, obéissez en tout à vos maîtres d’ici-bas, non d’une obéissance tout extérieure qui cherche à plaire aux hommes, mais en simplicité de cœur, dans la crainte du Seigneur» (Col 3, 22); «Que les esclaves soient soumis en tout à leurs maîtres, cherchant à leur donner satisfaction, évitant de les contredire» (Tite 2, 9). Curieusement, Paul va même jusqu’à déconseiller aux esclaves de revendiquer leur libération: «Étais-tu esclave, lors de ton appel? Ne t’en soucie pas. Et même si tu peux devenir libre, tire plutôt profit de ta situation» (1Co 7, 21). Où l’on voit l’extrême prudence de l’Apôtre en face d’une réalité sociale défavorable: ce n’est pas que Paul approuve l’esclavage, mais il prêche un évangile spirituel et il ne se donne pas la mission de désorganiser la vie économique et politique en raison de sa foi. 

Mais, dans la lettre à Philémon, il s’agit d’autre chose. Paul n’énonce pas une vérité générale qu’il voudrait imposer à tout l’Empire; Paul s’adresse personnellement à un chrétien pour lui parler d’un ami. Dans un propos d’ordre privé, Paul peut dire plus qu’une parole officielle et prudente; il possède la confiance de son correspondant et peut lui parler au nom de leur histoire commune. Paul se souvient que, de même qu’il a baptisé Onésime, il avait autrefois évangélisé Philémon (Phm 19). La foi établit donc un lien très personnel entre Philémon, Paul et Onésime. Or, dans la foi, on sait que l’esclavage est une métaphore fréquemment utilisée pour parler du péché: «quiconque commet le péché est esclave» dit Jésus (Jn 8, 34), et Paul lui-même rappelle aux Romains qu’avant leur conversion, ils étaient «esclaves du péché» (cf. Rm 6, 16-20). La question qui se pose donc, question éminemment personnelle, entre Philémon, Paul et Onésime, est la suivante: ce qui sert, dans le langage chrétien, pour désigner le péché, peut-il avoir cours entre frères? Si la foi et le baptême sont de l’ordre de la libération, est-il logique que l’institution qui représente la faute des hommes sépare ainsi les fidèles entre maîtres et asservis? Au contraire, Paul affirme bien que, dans la foi, de telles distinctions n’ont plus de raisons d’être: «Aussi bien est-ce en un seul Esprit que nous tous avons été baptisés en un seul corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul Esprit» (1Co 12, 13); et encore: «il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus» (Ga 3, 28). Toutes les divisions sont abolies. La foi est au service de l’unité, et non de la lutte des classes. Si Paul ne prêche pas la révolution, il n’encourage pas pour autant l’inégalité entre fidèles. Le langage de la charité est celui d’une communion bienveillante entre hommes libres. 

Au-delà du cas de l’esclavage, il y a donc dans ce texte une belle leçon de politique. Paul n’exige pas l’instauration d’une théocratie catholique. Mais il interpelle les fidèles afin que, dans leurs relations civiques, ils se comportent aussi comme des croyants. L’exactitude et la prudence, le sérieux et la modération d’une telle doctrine sont peut-être aujourd’hui encore une lumière pour ceux qui veulent se comporter dans le monde en cohérence avec l’évangile. 


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