Cette petite parabole du serviteur est célèbre et déplaisante à cause de la traduction que saint Jérôme en a faite (dans la Vulgate) en parlant des «serviteurs inutiles» (servi inutiles; Lc17,10). La nouvelle traduction fait bien de nuancer cette expression: «nous sommes de simples serviteurs»; mais subsiste néanmoins un certain malaise. Si la formule est plus douce, la narration est quand même austère. Nous voyons ce «simple serviteur» (qui n’est plus si inutile qu’il l’était) rentrer harassé des champs et qui, ayant droit à un peu de repos et de repas, se voit aussitôt embaucher pour continuer de pourvoir au confort d’un maître qu’on imagine oisif et détendu. Ce maître, dont on ne nous dit pas qu’il aurait des raisons d’avoir faim (le serviteur, lui, aurait des raisons d’avoir une fringale!), veut manger – et il faut qu’on s’occupe de lui.
On pourrait dire, à la légère, que ce maître est le Seigneur, et on ferait ainsi du Seigneur un patron exigeant, ingrat et tyrannique. Ce n’est peut-être pas ce que le texte veut dire. Une meilleure clef de lecture nous est, je crois, fournie par un saint dont nous avons célébré la mémoire cette semaine, Vincent de Paul. Il dit, en parlant des démunis qu’il secourait: «Allons donc, et nous employons avec un nouvel amour à servir les pauvres… reconnaissons devant Dieu que ce sont nos seigneurs et nos maîtres, et que nous sommes indignes de leur rendre nos petits services» (1).
Par notre foi, nous savons que nous avons le devoir de nous mettre au service des pauvres. Et nous savons aussi que ce service ne sera jamais achevé; Jésus a prévenu ses disciples: «Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous» (Mt26,11; Mc14,7; Jn12,8). Servir les pauvres est donc une activité, sinon inutile (bien sûr que c’est utile!), du moins sans résultats définitifs, toujours à recommencer. Quand nous aurons fait tout le bien que nous pouvons, il restera toujours quelqu’un qui aura faim, qui aura besoin de notre aide, qui nous demandera de lui donner à manger. Ce pauvre – qui est, selon le mot de Vincent de Paul notre «seigneur» et notre «maître» – n’est pas tyrannique; il a simplement faim, il a simplement besoin d’être aidé, ici et maintenant. Et personne ne peut lui répondre: «mais je suis un bon serviteur; j’ai aidé tous les autres pauvres, les ai nourris, les ai secourus», si nous avons précisément devant nous ce pauvre (notre «seigneur» et notre «maître») que personne n’a encore nourri ni secouru. Jamais la charité ne peut se contenter de ce qu’elle a fait tant qu’une détresse subsiste dans le monde.
Il y a une deuxième façon de concevoir notre état de serviteur devant les pauvres. Vincent de Paul dit que nous sommes «indignes» des services que nous leur rendons. Si nous devons, par la foi, discerner dans le visage des pauvres la sainte face du Christ (Mt25,35-40), si aider un pauvre c’est aider le Christ, qui se jugera digne du bien qu’il croit faire? Qui n’estimera pas comme un privilège, comme une grâce, le fait de se rendre utile au Christ (lui qui est Dieu et qui n’a besoin de rien)? Comment ne serais-je pas bouleversé d’être ainsi admis en présence du Christ pour lui faire du bien (alors que le Christ est la source de tout bien)? Nous ne sommes pas dignes de communier (nous le disons à chaque messe), et pourtant nous communions parce que le Christ nous accueille malgré notre faiblesse. Nous ne sommes pas dignes de faire du bien aux pauvres, et pourtant le Christ nous donne la grâce de le secourir dans le visage de tous les souffrants de la terre.
Cette parabole ne parle pas tant, à mon avis, d’un Dieu intraitable et autoritaire, que des exigences d’une charité ardente. L’attitude du serviteur que Luc suggère correspond exactement à ce que Paul dit de l’amour du prochain: «La charité est serviable; elle n’est pas envieuse; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité» (1Co13,4-6). La charité du serviteur est «inutile» non en ce qu’elle n’aurait aucun effet (elle fait du bien, en vérité), mais en ce que poser un acte de charité, qui est un secours pour le pauvre, est une grâce pour le serviteur. Dieu nous permet de faire du bien, et c’est à chaque fois un signe de l’estime qu’il nous porte. Nous ne devons pas demander à Dieu de nous récompenser des bonnes actions dont nous sommes les auteurs; nous devons plutôt remercier Dieu du bien qu’il nous permet de faire, même quand ce bien à faire reste indéfini et interminable. Le Christ se livre à aimer dans les blessés de la vie; les saints ont connu ce secret, qui ont servi leurs frères jusqu’à ce que la ferveur de leur charité épuise les forces de leur corps, sans jamais s’attribuer en cela aucun mérite. Le monde a grand besoin de ces «simples serviteurs»; prions pour que Dieu suscite des âmes généreuses, et ne renonçons pas nous-mêmes (par négligence ou paresse) au privilège d’être compté parmi les instruments de l’amour du Christ.
(1) Office des lectures du 27 septembre, mémoire de saint Vincent de Paul.