vendredi 30 septembre 2016

27e dimanche du temps ordinaire - année C


Cette petite parabole du serviteur est célèbre et déplaisante à cause de la traduction que saint Jérôme en a faite (dans la Vulgate) en parlant des «serviteurs inutiles» (servi inutiles; Lc17,10). La nouvelle traduction fait bien de nuancer cette expression: «nous sommes de simples serviteurs»; mais subsiste néanmoins un certain malaise. Si la formule est plus douce, la narration est quand même austère. Nous voyons ce «simple serviteur» (qui n’est plus si inutile qu’il l’était) rentrer harassé des champs et qui, ayant droit à un peu de repos et de repas, se voit aussitôt embaucher pour continuer de pourvoir au confort d’un maître qu’on imagine oisif et détendu. Ce maître, dont on ne nous dit pas qu’il aurait des raisons d’avoir faim (le serviteur, lui, aurait des raisons d’avoir une fringale!), veut manger – et il faut qu’on s’occupe de lui. 

On pourrait dire, à la légère, que ce maître est le Seigneur, et on ferait ainsi du Seigneur un patron exigeant, ingrat et tyrannique. Ce n’est peut-être pas ce que le texte veut dire. Une meilleure clef de lecture nous est, je crois, fournie par un saint dont nous avons célébré la mémoire cette semaine, Vincent de Paul. Il dit, en parlant des démunis qu’il secourait: «Allons donc, et nous employons avec un nouvel amour à servir les pauvres… reconnaissons devant Dieu que ce sont nos seigneurs et nos maîtres, et que nous sommes indignes de leur rendre nos petits services» (1). 

Par notre foi, nous savons que nous avons le devoir de nous mettre au service des pauvres. Et nous savons aussi que ce service ne sera jamais achevé; Jésus a prévenu ses disciples: «Des pauvres, vous en aurez toujours avec vous» (Mt26,11; Mc14,7; Jn12,8). Servir les pauvres est donc une activité, sinon inutile (bien sûr que c’est utile!), du moins sans résultats définitifs, toujours à recommencer. Quand nous aurons fait tout le bien que nous pouvons, il restera toujours quelqu’un qui aura faim, qui aura besoin de notre aide, qui nous demandera de lui donner à manger. Ce pauvre – qui est, selon le mot de Vincent de Paul notre «seigneur» et notre «maître» – n’est pas tyrannique; il a simplement faim, il a simplement besoin d’être aidé, ici et maintenant. Et personne ne peut lui répondre: «mais je suis un bon serviteur; j’ai aidé tous les autres pauvres, les ai nourris, les ai secourus», si nous avons précisément devant nous ce pauvre (notre «seigneur» et notre «maître») que personne n’a encore nourri ni secouru. Jamais la charité ne peut se contenter de ce qu’elle a fait tant qu’une détresse subsiste dans le monde. 

Il y a une deuxième façon de concevoir notre état de serviteur devant les pauvres. Vincent de Paul dit que nous sommes «indignes» des services que nous leur rendons. Si nous devons, par la foi, discerner dans le visage des pauvres la sainte face du Christ (Mt25,35-40), si aider un pauvre c’est aider le Christ, qui se jugera digne du bien qu’il croit faire? Qui n’estimera pas comme un privilège, comme une grâce, le fait de se rendre utile au Christ (lui qui est Dieu et qui n’a besoin de rien)? Comment ne serais-je pas bouleversé d’être ainsi admis en présence du Christ pour lui faire du bien (alors que le Christ est la source de tout bien)? Nous ne sommes pas dignes de communier (nous le disons à chaque messe), et pourtant nous communions parce que le Christ nous accueille malgré notre faiblesse. Nous ne sommes pas dignes de faire du bien aux pauvres, et pourtant le Christ nous donne la grâce de le secourir dans le visage de tous les souffrants de la terre. 

Cette parabole ne parle pas tant, à mon avis, d’un Dieu intraitable et autoritaire, que des exigences d’une charité ardente. L’attitude du serviteur que Luc suggère correspond exactement à ce que Paul dit de l’amour du prochain: «La charité est serviable; elle n’est pas envieuse; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas; elle ne fait rien d’inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s’irrite pas, ne tient pas compte du mal; elle ne se réjouit pas de l’injustice, mais elle met sa joie dans la vérité» (1Co13,4-6). La charité du serviteur est «inutile» non en ce qu’elle n’aurait aucun effet (elle fait du bien, en vérité), mais en ce que poser un acte de charité, qui est un secours pour le pauvre, est une grâce pour le serviteur. Dieu nous permet de faire du bien, et c’est à chaque fois un signe de l’estime qu’il nous porte. Nous ne devons pas demander à Dieu de nous récompenser des bonnes actions dont nous sommes les auteurs; nous devons plutôt remercier Dieu du bien qu’il nous permet de faire, même quand ce bien à faire reste indéfini et interminable. Le Christ se livre à aimer dans les blessés de la vie; les saints ont connu ce secret, qui ont servi leurs frères jusqu’à ce que la ferveur de leur charité épuise les forces de leur corps, sans jamais s’attribuer en cela aucun mérite. Le monde a grand besoin de ces «simples serviteurs»; prions pour que Dieu suscite des âmes généreuses, et ne renonçons pas nous-mêmes (par négligence ou paresse) au privilège d’être compté parmi les instruments de l’amour du Christ. 

(1) Office des lectures du 27 septembre, mémoire de saint Vincent de Paul. 


vendredi 23 septembre 2016

26e dimanche du temps ordinaire - année C


Pour se représenter un peu clairement cette histoire du pauvre Lazare (Lc 16, 19-31), il faut tout d’abord lire entre les lignes, et retrouver le contexte de cette parabole. Que vient faire ce Lazare à la porte de l’homme riche ? On apprend que ce Lazare n’est pas seulement un pauvre, mais aussi un homme malade ; son corps est couvert d’ulcères. Si, en outre, on fait attention au fait que l’évangéliste prend le soin de décrire le vêtement de l’homme riche, on comprend, d’après la description, que cet homme porte un manteau sacerdotal (cf. Ex 28, 5) ; c’est un prêtre, un Lévite fils d’Aaron. Reposons donc notre question : que vient faire ce Lazare, pauvre et malade, à la porte de ce prêtre riche ? La réponse devient évidente : les malades atteints de plaies, les malades pour qui on craignait qu’ils aient la lèpre, devaient se faire examiner par un prêtre (cf. Lv 13). C’était au prêtre qu’il revenait de dire si l’état du malade permettait la vie en société ou bien s’il fallait isoler, rejeter le lépreux. La crainte de la contagion de la lèpre n’était pas vaine. On savait que la lèpre se transmettait ; et la lèpre était une maladie grave qu’on ne savait pas soigner. C’est pourquoi il fallait être particulièrement vigilant sur les consignes de quarantaine. Et c’est donc aux prêtres que Moïse, dans la Loi, avait confié cette charge. Le problème, ici, c’est que le prêtre riche refuse de recevoir le malade. A l’époque de Jésus, des prêtres trouvaient pénible de faire ce travail médical. Ce n’est jamais très agréable, c’est vrai, d’accueillir chez soi des gens couverts de plaies. Et pourtant, cela faisait partie de leur charge. Ce prêtre riche est donc un mauvais prêtre, non pas parce qu’il est riche, mais parce qu’il refuse d’examiner la maladie de Lazare, et en cela, il transgresse la Loi de Moïse.

Ensuite, vient le moment du jugement. Le pauvre malade n’échappe pas à la mort – cela était prévisible. Mais le riche bien portant n’y échappe pas non plus – et cela également était prévisible : tous les hommes sont mortels. Chacun reçoit donc, pour l’éternité, un nouvel état. Il n’est pas dit que Lazare serait récompensé ; on n’a pas dit que ce pauvre était un grand saint. Il reçoit plutôt la consolation. Il passe de l’inconfort au réconfort. Il n’est pas dit que le riche soit puni ; on dit qu’il est tourmenté, qu’il souffre. Il passe du confort à la torture. Remarquez bien : on ne dit pas non plus que c’est Dieu qui le fait souffrir ; ce serait plutôt le reproche de sa conscience. Ce riche voit quelle fut sa vie, il voit combien il fut un mauvais prêtre, un homme indigne et, à juste titre, il est plein de remords.

Comme il souffre d’avoir mal vécu, ce riche a une généreuse intention : il s’inquiète pour les siens ; il a cinq frères, qui sont tous prêtres comme lui – puisque le sacerdoce est familial en Israël. Ce sont probablement de mauvais prêtres eux aussi, qui refusent d’examiner les malades. Ils ne suivent pas la Loi de Moïse. Ils ne font pas ce qui revient à leur charge. Ce riche suggère alors une fausse bonne idée : que Lazare ressuscite et qu’il aille les avertir ; qu’il leur dise de se convertir, de devenir de bons prêtres, fidèles à la Loi.

Et là, Abraham, parlant au nom de Dieu, fait remarquer une chose tragique. Il est clair que Moïse annonce la résurrection des morts ; Jésus le dit explicitement lors d’une polémique avec les Sadducéens (c’est-à-dire, précisément, avec les prêtres) : « Que les morts ressuscitent, Moïse aussi l’a donné à entendre dans le passage du Buisson quand il appelle le Seigneur le Dieu d’Abraham, le Dieu d’Isaac et le Dieu de Jacob. Or il n’est pas un dieu des morts, mais Dieu des vivants ; tous en effet vivent pour lui » (Lc 20, 37 ; cf. Ex 3, 6)[1]. Ainsi donc, si les mauvais prêtres transgressent la Loi de Moïse en refusant d’accueillir les malades (Lv 13), ils transgresseront pareillement la Loi de Moïse pour refuser d’accueillir un ressuscité. La situation est inextricable : les prêtres sont sadducéens, qui ne reconnaissent, officiellement, que l’autorité de Moïse ; mais ce faisant, ils rejettent la résurrection, que Moïse annonce pourtant (Ex 3, 6). Ce pauvre Lazare pourrait bien ressusciter, les prêtres refuseront d’admettre qu’un homme est revenu de chez les morts – non pas parce que Moïse ne le dit pas (Moïse le dit, en vérité), mais parce qu’ils méprisent l’enseignement de Moïse.

Quelle est alors notre situation aujourd’hui ? En quoi cette vieille histoire nous concerne-t-elle ? Un homme est effectivement ressuscité d’entre les morts. Jésus qui est mort sur la Croix, qui a été enseveli, s’est relevé libre et vainqueur. Est-ce que cet événement a changé le cours de l’histoire du monde ? Oui, pour une part. Des hommes ont accepté de croire en la Résurrection de Jésus. Ils ont reconnu qu’il est vraiment vivant et ils ont accepté dès lors de se convertir, de mener une vie conforme à son enseignement, une vie selon l’évangile. Mais d’autres hommes se sont endurcis. A ceux-là, nous avons beau dire : « le Christ est ressuscité », cela ne change rien. Ces gens là peuvent acheter une Bible en librairie, comme nous, ils peuvent la lire, comme nous, ils peuvent rencontrer des chrétiens, ils ont une intelligence, comme nous, ils sont capables de comprendre les vérités de la foi. Mais, pour une raison sérieuse (leur histoire personnelle, une blessure, une souffrance) ou même sans raison, ils refusent de croire. Il y a une certaine tragédie pour eux : ils ont tout ce qu’il faut pour être croyants ; tous les moyens de la foi sont à leur disposition ; et pourtant un obstacle insurmontable demeure, et ils ne croient pas. L’évangile se conclut sur cette note pessimiste, qui ne doit pourtant pas nous décourager. Notre témoignage doit se faire d’autant plus audacieux, délicat et charitable.


[1] Que Ex 3, 6 annonce la résurrection aurait dû sembler clair à un Sadducéen de l’époque du Christ ; mais il n’est pas certain que cela semble clair à un lecteur d’aujourd’hui. Pour suggérer brièvement le raisonnement : le Dieu qui se révèle à Moïse, se dit être le « Dieu d’Abraham » ; or Abraham est mort depuis longtemps ; si donc il n’y a pas de résurrection, ce Dieu n’est qu’une sorte de divinité infernale, un dieu souterrain à la mode dans le paganisme (Pluton, Héphaïstos), un « dieu des morts ». A moins de faire du Dieu de Moïse un tel dieu des enfers, il faut donc postuler que le Dieu d’Abraham est un « Dieu des vivants » – et donc qu’Abraham, d’une certaine manière, est dans la vie. Sur les Sadducéens et la résurrection, lire, en particulier, Ac 23.

jeudi 15 septembre 2016

25e dimanche du temps ordinaire - année C


«Dieu veut que tous les hommes soient sauvés» (1Tm2,4). Cette phrase très simple, qui n’a pas besoin de grandes explications pour être comprise, a été inscrite en tête du prologue du Catéchisme de l’Eglise Catholique, accompagnée de deux autres sentences scripturaires: 

«Père, la vie éternelle, c’est qu’ils Te connaissent, Toi, le seul véritable Dieu, et Ton envoyé, Jésus Christ» (Jn17,3) «Dieu notre Sauveur (…) veut que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la connaissance de la vérité» (1Tm2,4). «Il n’y a sous le ciel d’autre nom donné aux hommes, par lequel il nous faille être sauvés» (Ac4,12) que le nom de JESUS.

Ces trois affirmations majeures, dans leur tension, dans leur entrechoquement, racontent (pour ainsi dire) toute l’histoire du salut des hommes. A première vue, il y a d’un côté quelque chose d’exclusif, de très restreint: par Jésus et Jésus seul; d’un autre côté, il y a une extraordinaire ouverture, large, accueillante: tous les hommes. Comprendre qu’il n’y a pas de contradiction est peut-être tout l’enjeu de la foi chrétienne. 

Que le nom de Jésus ne soit pas réducteur, qu’il ne vienne pas limiter la volonté de Dieu, c’est ce que le Concile Vatican II a bien montré. En devenant “un” homme, Jésus s’est «en quelque sorte uni à tout homme» (1). Les particularismes qu’il a assumés (il est né à une époque déterminée, dans un pays, dans une famille, avec certaines caractéristiques sociales et religieuses), toutes ces conditions historiques de la vie de Jésus ne sont pas une étroitesse qui rejetterait ceux qui n’ont pas vécu comme lui, au même endroit que lui, en même temps que lui – sinon, notre salut serait vraiment désespéré. Si Jésus est “un” homme, c’est afin de pouvoir rencontrer tout homme. Et aujourd’hui, tout homme, quel qu’il soit, quelle que soit son histoire personnelle (heureuse ou chaotique), quel que soit son caractère (tolérant ou colérique), quelles que soient ses convictions (politiques, ou même religieuses) peut faire la rencontre de Jésus. Que tout le salut de l’humanité passe par Jésus, ce n’est pas pour réduire l’étendue des sauvés dans une humanité perdue; c’est parce que Jésus est vraiment venu pour tous les hommes. 

Reste alors l’affirmation première, celle que nous avons entendue dans la lettre à Timothée: «Dieu veut que tous les hommes soient sauvés» (1Tm2,4). Dieu veut vraiment que tous les hommes soient sauvés. Il ne veut pas que les bons soient sauvés, et que les méchants soient condamnés. Il ne veut pas que les catholiques soient sauvés, et que les non-catholiques soient perdus. Il ne veut pas que les bien-pensants soient sauvés et que les sournois soient exclus. Non. Il veut que «tous les hommes» soient sauvés. Dieu le veut, Dieu le dit… il serait étonnant qu’il ne tienne pas parole. 

Il est curieux quand même qu’on ait eu tant de mal à admettre ce «tous les hommes». Quand on relit l’histoire de l’Eglise, on ne peut qu’être étonné du nombre de gens que les théologiens des siècles passés envoyaient en enfer – comme s’ils ignoraient quelle est la volonté de Dieu. Un auteur spirituel du XVII° siècle, aujourd’hui totalement oublié, le Père François Bonal, faisait ce constat, d’une redoutable lucidité: «Véritablement il faudrait bien être ennemi de soi-même, pour ne vouloir point s’en tenir à ce que Dieu même nous proteste de son Amour universel pour tous les hommes, et du pardon général de tous ceux qu’il peut justement punir» (2). Ceux qui inventent que Dieu veut sauver certains hommes (et non pas tous), doivent porter en eux-mêmes une certaine forme de malaise par lequel ils se font souffrir inutilement. Rêver d’un Dieu qui en sauve quelques-uns et qui laisse les autres (les plus nombreux) se perdre est en fait une manière de se haïr soi-même. Et rien de bon ne peut sortir d’une haine de soi, s’il est vrai que le commandement de Dieu nous ordonne d’aimer notre prochain comme nous nous aimons nous-mêmes (Mt19,19). 

Qu’est-ce donc que s’aimer soi-même, sinon aimer son prochain et vouloir (d’accord avec Dieu) qu’il soit sauvé? Qu’est-ce donc que vouloir (avec Dieu) que tous les hommes soient sauvés sinon être en paix avec soi-même pour pouvoir aimer tous les hommes? Si je ne m’aime pas sainement, si je n’aime pas mon prochain, il n’est pas étonnant que j’imagine un Dieu qui voudrait le salut des uns et la perte des autres. Mais il y a dans cette attitude quelque-chose qui ne va pas, qui n’est pas chrétien. Ce Dieu inventé par un homme sans amour n’est pas le Dieu de Jésus Christ. 

Enfin, si nous sommes d’accord avec le Dieu que Jésus nous révèle, un Dieu qui veut que tous les hommes soient sauvés, nous pouvons nous demander ce que nous faisons pour contribuer au salut des hommes. Nous avons peut-être compris que nous ne sommes pas chrétiens pour être sauvés seulement, pour recevoir le salut, mais aussi pour être “sauveurs”, pour annoncer, pour témoigner, pour transmettre le salut par la foi que nous avons reçue. Avons-nous bien conscience de cela? Et si oui, que faisons-nous pour travailler avec l’Eglise au salut des autres? Il ne s’agit pas d’aller évangéliser les peuples lointains. Chacun peut (doit) faire cela près de chez soi. Les parents ont une grande responsabilité envers leurs enfants; les amis envers leurs amis; les enfants envers leurs camarades; chacun envers ses proches. Si nous ne fuyons pas cette mission que Dieu nous confie, alors nous verrons bien que Dieu veut sauver tous les hommes. 

(1) Concile Vatican II, Constitution pastorale sur l’Eglise dans le monde de ce temps Gaudium et spes, 22. 
(2) FRANÇOIS BONAL, Le Chrestien du Temps, II, III, 1 ; chez François Comba, Lyon, 1688 ; II, p. 154. [orthographe et ponctuation modernisées]

jeudi 8 septembre 2016

24e dimanche du temps ordinaire - année C


En 931 av. J.C., à la mort de Salomon (fils de David), se produit un événement douloureux. Les Juifs du nord (Israël) et ceux du sud (Juda) ne parviennent pas à s’entendre. Au cours d’une réunion houleuse, tenue à Sichem (Naplouse), le royaume se disloque, de sépare en deux pays. Tandis que Roboam, héritier de la lignée davidique, règne au sud sur la tribu de Juda, les tribus du nord se désolidarisent de la politique fiscale et religieuse contraignante de Jérusalem et proclament leur autonomie sous l’étendard du roi Jéroboam. 

Au lieu du culte du Seigneur, culte immatériel, sans représentation, pratiqué dans le Temple de Jérusalem, le roi d’Israël, libéré de Juda, doit organiser de nouveaux sanctuaires. En effet, si le royaume du nord avait continué dans la religion de David, si les fidèles d’Israël avaient dû se rendre à Jérusalem (dans le royaume de Juda) pour offrir des sacrifices à leur Dieu, l’indépendance aurait été mise en péril. Il fallait que l’autonomie politique et fiscale soit aussi une autonomie cultuelle – car à l’époque il n’y a pas de distinction, tout est lié. C’est pour cela que Jéroboam va édifier des temples concurrents du sanctuaire unique, et les garnir de statues chargées de représenter la force de Dieu en même temps que sa richesse princière: des taureaux en or. 

Cette idée de représenter un jeune veau ne doit pas être interprétée trop défavorablement. Tous les peuples de l’ancien Orient utilisaient des images semblables pour illustrer la force vitale, la puissance de leurs dieux. Le musée du Louvre conserve une statue particulièrement émouvante d’une de ces sortes d’idoles (1). Les hommes religieux savaient que ces représentations de jeunes veaux n’était qu’une image (ils n’étaient pas stupides au point d’adorer un vrai ruminant! et nous serions nous-mêmes bien bêtes de croire cela). Mais, en hommes de la terre, en agriculteurs, ils trouvaient que la jeune vigueur d’un petit taureau exprimait bien le culte qu’ils voulaient rendre à une nature farouche, imprévisible et puissante. 

Tout cela nous est raconté dans les livres historiques de l’ancien Testament.

Jéroboam se dit en lui-même : «Si le peuple continue de monter au Temple du Seigneur à Jérusalem pour offrir des sacrifices, le cœur du peuple reviendra à son chef, Roboam, roi de Juda, et on me tuera». Après avoir délibéré, [Jéroboam] fit deux veaux d’or et dit au peuple: «Assez longtemps vous êtes montés à Jérusalem! Israël, voici tes dieux qui t’ont fait monter du pays d’Égypte». Il dressa l’un à Béthel et il mit l’autre à Dan (1R 12, 26…29). 

On comprendra que les responsables religieux du sud, les prêtres du temple de Jérusalem ont été furieux de voir que les Juifs du nord ne venaient plus. Ils perdaient des ressources économiques (les pèlerinages, les sacrifices, les impôts du sanctuaire) et ils perdaient en influence (le monothéisme risquait d’être contesté). Aussi, c’est probablement dans ce contexte qu’ils se sont souvenus de cette vieille histoire rapportée à propos de la sortie d’Egypte. Déjà, alors que le peuple avait été vaillamment libéré par Moïse et par le Seigneur, une tentation d’idolâtrie, une péripétie d’infidélité avait causé un grand tort au peuple. C’est ce que nous avons entendu en première lecture (Ex32,7-11; 13-14). On comprend que le Seigneur soit en colère contre un peuple qu’il sauve et qui le trahit dans l’instant d’après: ils n’ont pas mis longtemps à se détourner du Dieu qui leur avait montré dans de puissance et de bonté! Nous assistons à cet emportement du Seigneur, exaspéré par la conduite des Hébreux. Un Dieu qui se fâche, cela nous semblera un peu étrange… mais le Dieu de la Bible se fâche, pour mieux montrer ensuite la grandeur de sa miséricorde. 

En effet, il faut bien lire le texte. Ce qui nous est décrit en détail du mécontentement du Seigneur, dans une bourrasque courroucée, est le plus impressionnant, mais ce n’est pas l’essentiel. L’essentiel, c’est cette petite phrase qui vient ensuite: «Le Seigneur renonça au mal» (Ex32,14). Dans la Bible, lorsqu’une phrase a comme sujet «Dieu» et comme complément «le mal», le verbe au milieu est toujours «renoncer» (2S24,16 = 1Ch21,15; Jr26,3-19; 42,10; Am7,3-6; Jon3,9-10; 4,2; cf. Dt10,10). En revanche, «le Seigneur ne renonce jamais à sa miséricorde» (Sir47,22). 

Cette conclusion est vraiment étonnante. Que pourrait faire le Seigneur contre des idolâtres? C’est bien en toute justice qu’il devrait déchaîner contre eux une punition bien méritée. Mais non! Si l’homme est capable du mal, le mal est pour Dieu ce à quoi il ne sait que «renoncer»

C’est pourquoi, dans la Bible, toutes les histoires se concluent toujours à la faveur des pécheurs (et l’évangile, Lc 15, en donne encore une illustration). En cette année jubilaire, ce message paradoxal retentit avec une force nouvelle pour que personne ne se laisse décourager par sa faute, mais que tous aient l’audace du repentir en accueillant le pardon d’un Dieu qui ne pense que du bien pour nous. 

(1) http://cartelfr.louvre.fr/cartelfr/visite?srv=car_not_frame&idNotice=21478




vendredi 2 septembre 2016

23e dimanche du temps ordinaire - année C


La lettre à Philémon est un texte à part dans le nouveau Testament. Cette épître possède la particularité d’être adressée à une personne (comme les lettres à Tite, à Timothée, comme 3Jn) et non à une Eglise et, surtout, de traiter une question d’ordre strictement privé. La situation, telle qu’on la devine entre les lignes, est la suivante: Onésime était l’esclave du chrétien Philémon. Il s’est enfui de chez son maître et a rencontré Paul qui l’a baptisé: il lui a «donné la vie dans le Christ» (Phm 10). De païen et esclave qu’il était, Onésime est donc devenu fidèle lui aussi. Quelle peut être désormais la relation entre Philémon, riche chrétien, et Onésime, fugitif chrétien? Si l’on s’en tient aux lois civiles, le maître spolié par la fuite de son esclave peut exiger son retour et le punir en raison de son crime. Mais si l’on se situe dans la logique de la foi, nous ne voyons plus un maître et un serf, mais deux disciples de Jésus. Pour Philémon, Onésime est désormais «mieux qu’un esclave… un frère bien-aimé» (Phm 16). 

Cet écrit de circonstance est un précieux témoignage pour comprendre comment la foi chrétienne a été confrontée à un problème moral très sérieux dans l’Antiquité. Alors que l’esclavage était une institution légalement acceptée dans tout le bassin méditerranéen (e.g. Lc 7, 2-10), et alors que l’on devine que beaucoup de conversions au christianisme concernaient ainsi des gens privés de tout droit civique (cf. 1Co 1, 26-29), quelle pouvait être la doctrine de l’évangile sur la servitude? Nous savons que l’esclavage n’a pas été aboli dans l’Empire romain, même quand celui-ci, avec Constantin, est devenu officiellement chrétien. Le Christ n’a pas prêché la révolte des esclaves; Jésus n’est pas Spartacus. Paul lui-même n’entend pas subvertir la société et préconise par ailleurs la docilité de la part des esclaves devenus chrétiens: «Esclaves, obéissez en tout à vos maîtres d’ici-bas, non d’une obéissance tout extérieure qui cherche à plaire aux hommes, mais en simplicité de cœur, dans la crainte du Seigneur» (Col 3, 22); «Que les esclaves soient soumis en tout à leurs maîtres, cherchant à leur donner satisfaction, évitant de les contredire» (Tite 2, 9). Curieusement, Paul va même jusqu’à déconseiller aux esclaves de revendiquer leur libération: «Étais-tu esclave, lors de ton appel? Ne t’en soucie pas. Et même si tu peux devenir libre, tire plutôt profit de ta situation» (1Co 7, 21). Où l’on voit l’extrême prudence de l’Apôtre en face d’une réalité sociale défavorable: ce n’est pas que Paul approuve l’esclavage, mais il prêche un évangile spirituel et il ne se donne pas la mission de désorganiser la vie économique et politique en raison de sa foi. 

Mais, dans la lettre à Philémon, il s’agit d’autre chose. Paul n’énonce pas une vérité générale qu’il voudrait imposer à tout l’Empire; Paul s’adresse personnellement à un chrétien pour lui parler d’un ami. Dans un propos d’ordre privé, Paul peut dire plus qu’une parole officielle et prudente; il possède la confiance de son correspondant et peut lui parler au nom de leur histoire commune. Paul se souvient que, de même qu’il a baptisé Onésime, il avait autrefois évangélisé Philémon (Phm 19). La foi établit donc un lien très personnel entre Philémon, Paul et Onésime. Or, dans la foi, on sait que l’esclavage est une métaphore fréquemment utilisée pour parler du péché: «quiconque commet le péché est esclave» dit Jésus (Jn 8, 34), et Paul lui-même rappelle aux Romains qu’avant leur conversion, ils étaient «esclaves du péché» (cf. Rm 6, 16-20). La question qui se pose donc, question éminemment personnelle, entre Philémon, Paul et Onésime, est la suivante: ce qui sert, dans le langage chrétien, pour désigner le péché, peut-il avoir cours entre frères? Si la foi et le baptême sont de l’ordre de la libération, est-il logique que l’institution qui représente la faute des hommes sépare ainsi les fidèles entre maîtres et asservis? Au contraire, Paul affirme bien que, dans la foi, de telles distinctions n’ont plus de raisons d’être: «Aussi bien est-ce en un seul Esprit que nous tous avons été baptisés en un seul corps, Juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres, et tous nous avons été abreuvés d’un seul Esprit» (1Co 12, 13); et encore: «il n’y a ni Juif ni Grec, il n’y a ni esclave ni homme libre, il n’y a ni homme ni femme; car tous vous ne faites qu’un dans le Christ Jésus» (Ga 3, 28). Toutes les divisions sont abolies. La foi est au service de l’unité, et non de la lutte des classes. Si Paul ne prêche pas la révolution, il n’encourage pas pour autant l’inégalité entre fidèles. Le langage de la charité est celui d’une communion bienveillante entre hommes libres. 

Au-delà du cas de l’esclavage, il y a donc dans ce texte une belle leçon de politique. Paul n’exige pas l’instauration d’une théocratie catholique. Mais il interpelle les fidèles afin que, dans leurs relations civiques, ils se comportent aussi comme des croyants. L’exactitude et la prudence, le sérieux et la modération d’une telle doctrine sont peut-être aujourd’hui encore une lumière pour ceux qui veulent se comporter dans le monde en cohérence avec l’évangile.