Permettez-moi
de relever alors un détail un peu curieux dans l’évangile que nous venons
d’écouter (Mc 7, 31-37) : Jésus a rencontré un homme qui ne sait pas parler
et ne peut pas entendre ; à la faveur d’un miracle, il lui rend l’audition
et la parole ; puis il lui commande de se taire, ainsi qu’à la foule
(Mc 7, 36). Si on devait faire une analyse des bruits et des perceptions
on a : au début, une foule qui parle et un homme muré dans le
silence ; ensuite un homme qui sort du silence, et Jésus qui lui demande
d’y retourner. Ou bien, plus exactement, il faut distinguer deux sortes de
silence : il y a, au début, pour cet homme, le silence de la maladie, le silence
de celui qui ne peut pas parler ni entendre ; et puis, après la guérison,
il y a le silence de l’homme qui se tait et qui peut écouter. Le silence est
d’abord une prison ; puis il devient une plénitude.
Jésus fait donc passer
ce sourd muet d’un silence à un autre silence. En sauvant cet homme de la
surdité et du mutisme, Jésus montre qu’il est mauvais pour l’homme d’être l’otage
du silence. Et c’est pourquoi il important de donner une voix à ceux qui en
sont privés. D’une manière miraculeuse, Jésus le montre aujourd’hui. D’une
manière moins extraordinaire, mais tout aussi importante, l’Eglise aussi se
doit d’être la voix de ceux qui ne peuvent pas parler. L’Eglise se doit de
donner la parole à ceux qui n’y ont pas droit. L’Eglise défend les plus pauvres
qu’on veut faire taire ; l’Eglise défend les Chrétiens persécutés que l’on
veut réduire au silence ; l’Eglise défend les enfants à naître qui n’ont
pas encore poussé leur premier cri ; l’Eglise défend les migrants qui ne
parlent pas notre langue et qu’on repousse hors des frontières de notre
bien-être. Pour tous ces sans voix, pour toutes ces histoires sans paroles,
l’Eglise proclame l’évangile, l’Eglise affirme cette vérité qui met les plus
pauvres, les plus faibles et les plus vulnérables au centre du débat.
Mais il ne s’agit
pourtant pas de faire du bruit, le plus de bruit possible. Si chacun fait le
plus de bruit possible, plus personne n’entend plus personne. On passerait du
silence de la surdité et du mutisme au vacarme indistinct de la foule ; et
ce ne serait pas un progrès. Cette cacophonie bruyante, qui mélange les bruits
du monde et les paroles de l’Eglise n’aide pas à discerner quelle voix on peut
vraiment écouter.
Avoir le don de la
parole ne permet pas de parler pour ne rien dire, ni de parler avec violence ou
mensonge. Avoir la parole, cela suppose aussi de savoir se taire, de savoir
écouter, de savoir prier dans le silence. Ceux qui peuvent parler peuvent
comprendre aussi qu’ils ont la responsabilité du silence. Lorsque Jésus guérit
le sourd muet, il l’appelle ensuite à se taire pour le protéger du bruit. C’est
comme pour lui dire : maintenant que tu peux parler, tu dois aussi savoir
rester dans le silence. C’est une exigence un peu austère ; mais chacun se
rend bien compte que sans le silence, il n’y a plus de parole possible :
« un
temps pour se taire, et un temps pour parler » (Qo 3, 7) dit l’Ecclésiaste.
Lorsque Dieu nous fait
une grâce, lorsqu’il nous donne un talent, il nous confie aussi la
responsabilité de savoir y renoncer, volontairement. Ce n’est pas que le talent
soit mauvais – au contraire, sinon Dieu ne le donnerait pas ! – mais il y
a dans le renoncement quelque chose qui magnifie la grandeur du talent. Je
pense à ces moines bénédictins, qui sont des maîtres spirituels, qui auraient
tant de choses à nous dire, tant de choses à nous enseigner, et qui vivent dans
leur abbaye, silencieux. La règle de saint Benoît cite un verset du Ps (39, 3)
dans une vieille version latine : « j’ai tu même les bonnes paroles »[1].
Aujourd’hui, on ne traduit plus ainsi ce passage, très obscur, du Ps. Mais
l’intuition de s. Benoît demeure : il est parfois profitable de se
taire, même si on a quelque chose d’important, de vrai et de constructif à
dire. Quelle est la valeur du silence dans une abbaye bénédictine ? c’est
la valeur même de la prière. La prière parlée, chantée dans l’église abbatiale
s’épanouit dans le silence qui règne dans le cloître. Prière et silence sont
comme les deux faces d’une même médaille.
Je ne veux pas dire,
évidemment, que notre sourd muet de l’évangile serait devenu Bénédictin ;
d’ailleurs on voit bien que la joie du miracle ne lui permet pas de contenir sa
parole (Mc 7, 36). Mais je voulais vous rappeler que certains hommes ont
une vocation au silence. Peut-on être vraiment chrétien, vraiment spirituel, si
on ne prend pas, chaque jour, dix minutes pour se taire ? Je ne dis pas
seulement dix minutes de silence, parce qu’on serait seul et que parler à
personne serait déraisonnable ; je veux dire : dix minutes, qu’on
pourrait occuper à parler (on peut toujours parler, au moins au téléphone) où à
entretenir son flot de paroles intérieures, et qu’on choisit de consacrer à se
taire, extérieurement et intérieurement. L’appel bénédictin au silence est une
vocation particulière qui n’est pas pour tout le monde, bien sûr ; mais que
cette vocation existe dans l’Eglise relativise le brouhaha indistinct de nos
sociétés inquiètes et rappelle à tout le monde la valeur inestimable d’une
contemplation fervente.
[1] « Posui ori meo custodiam, obmutui et humiliatus sum et silui a bonis
– j’ai placé une garde à ma bouche, je me suis tu et humilié, et je me suis
abstenu même de parler de choses bonnes » (Règle de saint Benoît, 6).
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