« De
quoi discutiez-vous en chemin ? » (Mc 9, 33). Cette question,
anodine, de Jésus est un bon révélateur de ce qui fait le cœur de la vie d’un
homme. L’homme parle en famille – mais il ne dit pas toujours ce qu’il pense –
il parle lorsqu’il travaille – mais il recherche alors l’efficacité – il parle
quand il prie – mais cela n’est peut-être pas très naturel. En revanche, dans
ce contexte informel, durant cette marche, la langue de l’homme se libère de
toutes les contraintes, liturgiques, professionnelles ou familiales, et il
parle alors spontanément, le plus sincèrement possible.
Et que racontent-ils,
ces hommes qui parlent en chemin ? Il parlait de qui est le plus grand
(Mc 9, 34). Dans la mentalité juive, l’expression « le plus grand » possède un sens
précis : c’est une façon de désigner Dieu (Ex 18, 11). Il n’y a
personne au-dessus de Dieu, il est, par excellence, le plus grand, celui à qui
va toute gloire. Mais c’est donc très bien : ils parlaient de qui est le
plus grand – ils parlaient donc de Dieu ? Pas précisément : ils
parlaient « entre eux » de qui est le plus grand, c’est-à-dire qu’ils
cherchaient à s’exalter les uns au-dessus des autres. L’évangile suggère ainsi
que toute forme d’orgueil, toute forme d’exaltation de soi – même si on ne
s’exalte pas trop haut – fait entrer l’homme dans une concurrence avec Dieu.
Evidemment, certains veulent explicitement se placer au-dessus de Dieu ;
ainsi le prince de Tyr : « Parce que ton cœur s’est
enorgueilli, tu as dit : “Je suis un dieu, j’habite une demeure divine, au
cœur de la mer”… Ton cœur s’est enorgueilli à cause de ta beauté. Tu as
corrompu ta sagesse à cause de ton éclat » (Ez 28, 2 ; 17).
Ce genre de démesure ne nous guette sans doute pas ; et pourtant, plus
modestement, plus sournoisement aussi, nous cherchons à nous faire valoir, à
nous rehausser aux yeux des hommes. Les Apôtres entre eux n’osaient pas se
comparer explicitement à Dieu ; c’était une bande de gens sans culture et
sans autre éducation que de savoir attraper des poissons. Et pourtant, en
discutant entre eux sur qui était le plus grand, et en laissant à l’écart de
cette discussion Jésus lui-même – incontestablement le plus grand d’eux tous –
ils sont entrés dans cette même logique selon laquelle l’homme pense se grandir
en oubliant que Dieu est le plus grand.
La réponse de Jésus est
alors admirable. Le plus grand, c’est donc Dieu ; les Apôtres s’en
souviennent maintenant qu’on leur a fait remarquer que leurs paroles étaient
légères. Et bien Jésus leur révèle que Dieu – qui est le plus grand – s’abaisse
lui-même pour se faire « le serviteur de tous » (Mc 9, 35). C’est la logique du
lavement des pieds : « Quel est en effet le plus
grand, celui qui est à table ou celui qui sert ? N’est-ce pas celui qui
est à table ? Et moi, je suis au milieu de vous comme celui qui sert »
(Lc 22, 27). Et il faut bien comprendre ces mots. Il ne s’agit pas simplement
de se mettre au service des autres pour les aider, parce qu’on est serviable.
Il s’agit de ce que Dieu s’est abaissé, a renoncé à sa gloire, s’est fait
homme, s’est fait serviteur, pour mourir de la mort des esclaves, dans
l’humiliation de la Croix. Car c’est bien de cela qu’il est question ici :
« Le Fils de l’homme est livré aux mains des hommes, et ils le
tueront » (Mc 9, 31).
Quelle
est donc notre échelle des valeurs ? Pour nous, qui est le plus
grand ? Dieu, bien sûr, répondons-nous tous en chœur. Mais qui
faisons-nous notre dieu ? Notre dieu est-il le plus puissant et le plus
riche : mais alors dieu c’est le dollar ! Notre dieu est-il la
conviction la plus répandue : mais alors dieu c’est l’opinion publique,
c’est le consensus ! Notre dieu est-il la sérénité : alors il faut
adorer la bonne santé ! Notre dieu est-il le confort de tous les
jours : c’est donc qu’il faut se prosterner devant la hausse du pouvoir
d’achat !... Tout cela n’est pas sérieux – vous le voyez. Pourtant, pour
répondre honnêtement que Dieu est pour nous le plus grand, il nous faut prendre
conscience que son Fils, Jésus, a ainsi renoncé à la puissance et à la
richesse, qu’il a proclamé un message qui dérangeait les convictions du plus
grand nombre, qu’il a pris sur lui nos maladies et nos douleurs et qu’il est
mort sur une Croix. Est-ce que c’est bien celui-là, pour vous, qui est le plus
grand ? Si oui, il ne vous reste plus qu’à marcher jusqu’à la Croix avec
lui ; sinon, il vous reste quelques progrès à faire dans le chemin de
l’amour véritable. Ne craignez pas ; avec infinie délicatesse, le Seigneur
lui-même vous y conduira.
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