L’évangile que nous
venons d’entendre (Mc 7, 1…23) commence par une discussion assez plate sur
des questions de loi et de pureté religieuse. Il est normal qu’une religion
possède des règles. Le Judaïsme possède des lois, le Christianisme possède des
lois, l’Islam possède des lois. Le fait de posséder des lois est commun à
toutes les traditions religieuses et c’est tout à fait nécessaire. Il convient
de remarquer que le contenu des lois religieuses est très différent d’une
religion à l’autre ; il convient de relever également que le rapport à la
loi en tant que loi est également très différent[1]. Certaines
lois religieuses sont omniprésentes et d’une force absolue ; d’autres
traditions font passer, avant l’autorité du droit positif, le bien des fidèles.
Rappelons que le système juridique du catholicisme est dominé par cet adage : « le salut des âmes est la loi
suprême »[2].
Ainsi, pour nous qui vivons dans les lois chrétiennes, nous jugeons probablement,
avec quelques raisons, que notre situation est loin d’être la plus défavorable.
Mais laissons cela de
côté, car Jésus lui-même se désintéresse assez vite de ces questions
techniques. Jésus avait pleinement conscience de la grandeur de la Loi de
Moïse, mais il avait aussi le plus grand mépris pour la multiplication
tatillonne des scrupules religieux. Et le Judaïsme de son époque était
particulièrement plein de scrupules. Ainsi donc, après avoir déclaré que les
questions de pureté et d’impureté légales n’ont pas tellement d’importance à
ses yeux, Jésus essaye de conduire ses auditeurs sur un autre terrain. La
question importante n’est pas de savoir d’où vient qu’une chose soit pure ou
impure ; la vraie question que Jésus pose est celle de l’origine du mal.
L’impureté religieuse n’est pas une question sérieuse ; en revanche le mal
moral est un problème grave qu’il serait utile d’affronter avec lucidité.
Tandis que les docteurs de la loi discutent jusqu’à s’épuiser sur la manière de
se laver les mains, Jésus suggère qu’il serait plus utile de discerner comment
garder un cœur pur.
Et à cette occasion,
Jésus est ainsi conduit à porter l’un des jugements les plus pessimistes qui
soit. Il relève cette différence essentielle : alors que l’impureté
religieuse vient de l’extérieur (d’avoir touché une matière impure), le mal
moral vient de l’intérieur de l’homme. Se protéger des impuretés externes est
finalement assez commode ; cela nous distrait et nous empêche de voir que
la racine du mal moral se trouve en nous. Prendre soin de la pureté du corps
permet de faire l’économie d’un examen de conscience. Et Jésus ne peut tolérer
une telle imposture, une telle illusion.
Alors, dans une longue
liste (Mc 7, 21-22), un peu pesante, il assène : d’où vient le
meurtre ? du cœur de l’homme ; d’où vient le vol ? du cœur de
l’homme ; d’où vient l’adultère ? du cœur de l’homme ; d’où
vient le mensonge ? du cœur de l’homme ; d’où vient la
jalousie ? du cœur de l’homme… Mais une objection se présente, qui
voudrait amoindrir ce propos de Jésus : le cœur de l’homme n’est-il pas
tenté avant de commettre un meurtre, un vol, un adultère…? Or la tentation est
extérieure ; et la cause du mal ne serait pas dans l’homme. Mais
non ! c’est parfaitement faux. Mille tentations extérieures ne font pas un
péché, à moins que je ne veuille pécher, à moins que je ne décide de pécher. Mais
ce péché, cette décision, c’est bien du cœur de l’homme qu’elle vient – et non
pas de la tentation. L’existence des banques n’est pas la cause des hold-up. La
cause des hold-up c’est que des criminels ont choisi de commettre des vols.
Sinon, l’existence de Dieu serait la cause des blasphèmes : cela n’a pas
de sens. A chaque fois qu’on projette la cause du mal moral hors du cœur de
l’homme ce ne sont que des excuses vaines et illusoires.
Ainsi, le constat de
Jésus est très sombre : tout le mal moral vient de l’humanité ; aucun
mal moral ne vient d’ailleurs que du cœur de l’homme. C’est finalement ce
jugement très sévère, que Jésus affirme. Avec les histoires de pureté, les
hommes avaient inventé une sorte de fable, une espèce commode de rêve religieux
qui leur laissait croire que l’impureté venait du dehors. Mais Jésus nous
ramène à la dure réalité de notre responsabilité complète – et cela ne fait pas
plaisir à entendre. On comprend que les contemporains de Jésus aient mal reçu
ce message qui vient dévoiler cette immense supercherie spirituelle. On n’aime
pas qu’on nous dise que le péché vient de nous. Et pourtant, avec un peu de
lucidité et un peu d’humilité, cette vérité nous invite à une vraie libération.
Celui qui a pris conscience de sa responsabilité, celui-là sait alors qu’il
peut invoquer la miséricorde. Car Jésus ne nous provoque que pour mieux nous
sauver ; il ne dénonce nos fautes que pour mieux nous pardonner.