vendredi 5 juin 2015

Fête du Saint Sacrement - année B

Les textes que nous venons d’entendre (Ex 24, 3-8 ; He 9, 11-15 ; Mc 14, 12…26) ont en commun de parler du « sang » (Ex 24, 6 ; 8 ; He 9, 12-14 ; Mc 14, 24). Dans la mentalité moderne, le sang est une substance devant laquelle on est mal à l’aise. On parle de sang en médecine, comme vecteur ou indice de maladies ; on parle de sang en cas de blessures accidentelles ; on parle de sang en matière criminelle, quand il y a meurtre. Le sang est lié à un péril, à une violence. Il nous faut faire un effort pour retrouver la mentalité biblique et mieux comprendre pourquoi le Christ nous a laissé, pour son mémorial, un rite de sang.

Le sang, en hébreu (dam) est probablement nommé d’après sa couleur rouge. Des mots de la même famille désignent la terre glaise, ocre, dont a été fait Adam, ou le vin tiré des raisins vermeils. Au-delà de cette définition visuelle du sang, le langage biblique va reconnaître dans le sang le lieu de la vie : le sang, c’est l’âme. Dans une formule archaïque étonnante, le sang est identifié au souffle : « car la respiration de toute chair, c’est le sang » (Lv 17, 14). C’est pourquoi, parce que la vie est sacrée, le sang est également sacré : on ne doit pas verser le sang des hommes ; on ne doit pas verser le sang des animaux n’importe comment.
Et l’auteur biblique réfléchit encore sur ce qu’est le sang et se demande : pourquoi Dieu a-t-il fait que la vie soit contenue dans le sang, et pas seulement dans le souffle ? La réponse qu’il donne est naïve et admirable tout ensemble : Dieu a mis la vie dans le sang pour que la vie puisse être offerte en sacrifice. On imagine mal qu’on puisse faire un sacrifice par un rite de souffle, un rite dont la matière serait de l’air. Cela serait invisible, imperceptible. Or il faut bien qu’un sacrifice soit une liturgie, et donc que, de quelque façon, il soit visible. Ainsi, pour offrir une vie en sacrifice il est possible de faire un rite de sang. Pourquoi Dieu a-t-il placé la vie dans le sang ? A cette question Dieu lui-même répond : « moi, je vous l’ai donné pour l’autel » (Lv 17, 11) ; Dieu nous a donné le sang pour l’autel, pour l’offrande, pour que nous puissions faire d’une vie vécue, une vie offerte. On comprend alors que, dans la religion archaïque, on ait conclu les alliances avec du sang : conclure une alliance, c’est décider d’avoir une vie commune ; c’est donc avoir un sang commun. Et Moïse couvre l’autel du sang et, avec ce même sang, il asperge le peuple : « voilà le sang de l’Alliance » (Ex 24, 8).
Au soir du jeudi saint, Jésus a fait la même chose, et il a fait bien plus. Il a fait la même chose en ce qu’il a versé du sang pour conclure une Alliance ; il a fait bien plus en versant, non pas un sang symbolique tiré d’un animal, « mais son propre sang » (He 9, 12 ; cf. Ac 20, 28 ; Rm 3, 25 ; He 13, 12. Que devons-nous comprendre ? Le sang de Jésus n’est pas seulement celui d’un homme qui a été condamné et exécuté selon le droit romain. Le sang que Jésus a versé est le signe qu’il nous a offert sa vie ; plus encore ce sang est sa vie offerte. Evidemment, les circonstances ont été violentes sur la Croix : regarder un homme se vider de son sang dans de telles conditions est insoutenable. Mais ce n’est pas la violence qui est le plus important ni le plus réel. Ce qui est le plus fondamental, c’est que Jésus offre à chaque homme sa vie. Lorsque vous recevez la communion (même si vous ne communiez qu’au pain consacré) vous recevez le corps livré de Jésus et le sang versé de Jésus. Il ne vous est pas demandé de subir la violence qu’il a subie ; il ne vous est pas demandé d’endurer les tortures qu’il a endurées. Il vous est demandé d’accueillir sa vie en tant qu’elle est une vie qui vous est offerte : « pour vous » (Lc 22, 20) ; « pour la multitude » (Mc 14, 24).
Jésus n’a pas seulement donné sa vie – comme on dit de quelqu’un qu’il donne sa vie pour une cause. Jésus n’a pas seulement donné la vie – comme on dit que des parents ont donné la vie à leurs enfants. Jésus a donné sa vie de la manière la plus réelle qui soit en nous offrant ce qui constitue le siège de la vie de tout homme, son sang, et en le donnant dans l’offrande ultime et définitive qu’il a fait de lui-même en notre faveur : son sang était pour l’autel, pour le sacrifice, pour l’Alliance, pour la vie offerte, pour nous. Dans chaque eucharistie, en contemplant le mystère du sang versé, du sang que Dieu nous a donné pour l’autel, nous découvrons avec émerveillement que la vie ne vaut que dans la mesure où elle est offerte. Vivre, ce n’est pas posséder la vie ; vivre, c’est offrir la vie. L’eucharistie nous montre que Jésus avait compris cela ; en communiant, nous montrons que nous voulons, nous aussi, comprendre et vivre cela. Certes, ce n’est pas simple ; mais entrer dans une telle intelligence oblative, c’est vraiment devenir libre.

Illustration: corbeille de pains, détail d'un sarcophage chrétien (Arles).


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.