Les textes que nous
venons d’entendre (Ex 24, 3-8 ; He 9, 11-15 ; Mc 14,
12…26) ont en commun de parler du « sang » (Ex 24, 6 ;
8 ; He 9, 12-14 ; Mc 14, 24). Dans la mentalité moderne, le
sang est une substance devant laquelle on est mal à l’aise. On parle de sang en
médecine, comme vecteur ou indice de maladies ; on parle de sang en cas de
blessures accidentelles ; on parle de sang en matière criminelle, quand il
y a meurtre. Le sang est lié à un péril, à une violence. Il nous faut faire un
effort pour retrouver la mentalité biblique et mieux comprendre pourquoi le
Christ nous a laissé, pour son mémorial, un rite de sang.
Le sang, en hébreu (dam) est probablement nommé d’après sa
couleur rouge. Des mots de la même famille désignent la terre glaise, ocre,
dont a été fait Adam, ou le vin tiré des raisins vermeils. Au-delà de cette
définition visuelle du sang, le langage biblique va reconnaître dans le sang le
lieu de la vie : le sang, c’est l’âme. Dans une formule archaïque
étonnante, le sang est identifié au souffle : « car la respiration de
toute chair, c’est le sang » (Lv 17, 14). C’est pourquoi, parce que la vie
est sacrée, le sang est également sacré : on ne doit pas verser le sang
des hommes ; on ne doit pas verser le sang des animaux n’importe comment.
Et l’auteur biblique
réfléchit encore sur ce qu’est le sang et se demande : pourquoi Dieu
a-t-il fait que la vie soit contenue dans le sang, et pas seulement dans le
souffle ? La réponse qu’il donne est naïve et admirable tout
ensemble : Dieu a mis la vie dans le sang pour que la vie puisse être
offerte en sacrifice. On imagine mal qu’on puisse faire un sacrifice par un
rite de souffle, un rite dont la matière serait de l’air. Cela serait
invisible, imperceptible. Or il faut bien qu’un sacrifice soit une liturgie, et
donc que, de quelque façon, il soit visible. Ainsi, pour offrir une vie en
sacrifice il est possible de faire un rite de sang. Pourquoi Dieu a-t-il placé
la vie dans le sang ? A cette question Dieu lui-même répond : « moi, je vous l’ai donné
pour l’autel »
(Lv 17, 11) ; Dieu nous a donné le sang pour l’autel, pour l’offrande,
pour que nous puissions faire d’une vie vécue, une vie offerte. On comprend
alors que, dans la religion archaïque, on ait conclu les alliances avec du
sang : conclure une alliance, c’est décider d’avoir une vie commune ;
c’est donc avoir un sang commun. Et Moïse couvre l’autel du sang et, avec ce
même sang, il asperge le peuple : « voilà le sang de l’Alliance » (Ex 24, 8).
Au soir du jeudi saint, Jésus
a fait la même chose, et il a fait bien plus. Il a fait la même chose en ce
qu’il a versé du sang pour conclure une Alliance ; il a fait bien plus en
versant, non pas un sang symbolique tiré d’un animal, « mais son propre sang » (He 9,
12 ; cf. Ac 20,
28 ; Rm 3, 25 ; He 13, 12. Que devons-nous comprendre ?
Le sang de Jésus n’est pas seulement celui d’un homme qui a été condamné et
exécuté selon le droit romain. Le sang que Jésus a versé est le signe qu’il
nous a offert sa vie ; plus encore ce sang est sa vie offerte. Evidemment,
les circonstances ont été violentes sur la Croix : regarder un homme se
vider de son sang dans de telles conditions est insoutenable. Mais ce n’est pas
la violence qui est le plus important ni le plus réel. Ce qui est le plus
fondamental, c’est que Jésus offre à chaque homme sa vie. Lorsque vous recevez
la communion (même si vous ne communiez qu’au pain consacré) vous recevez le
corps livré de Jésus et le sang versé de Jésus. Il ne vous est pas demandé de
subir la violence qu’il a subie ; il ne vous est pas demandé d’endurer les
tortures qu’il a endurées. Il vous est demandé d’accueillir sa vie en tant
qu’elle est une vie qui vous est offerte : « pour vous » (Lc 22,
20) ; « pour
la multitude »
(Mc 14, 24).
Jésus n’a pas seulement
donné sa vie – comme on dit de quelqu’un qu’il donne sa vie pour une cause.
Jésus n’a pas seulement donné la vie – comme on dit que des parents ont donné
la vie à leurs enfants. Jésus a donné sa vie de la manière la plus réelle qui
soit en nous offrant ce qui constitue le siège de la vie de tout homme, son
sang, et en le donnant dans l’offrande ultime et définitive qu’il a fait de
lui-même en notre faveur : son sang était pour l’autel, pour le sacrifice,
pour l’Alliance, pour la vie offerte, pour nous. Dans chaque eucharistie, en contemplant
le mystère du sang versé, du sang que Dieu nous a donné pour l’autel, nous
découvrons avec émerveillement que la vie ne vaut que dans la mesure où elle
est offerte. Vivre, ce n’est pas posséder la vie ; vivre, c’est offrir la
vie. L’eucharistie nous montre que Jésus avait compris cela ; en
communiant, nous montrons que nous voulons, nous aussi, comprendre et vivre
cela. Certes, ce n’est pas simple ; mais entrer dans une telle
intelligence oblative, c’est vraiment devenir libre.
Illustration: corbeille de pains, détail d'un sarcophage chrétien (Arles).
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