jeudi 18 juin 2015

12e dimanche - année B


« Frères, l’amour du Christ nous saisit » (2Co 5, 14). Dans cette confidence, saint Paul nous révèle quelque chose de cette expérience mystique qui l’a terrassé sur le chemin de Damas. Le texte grec suggère même une certaine violence, une certaine urgence : c’est avec empressement que la charité du Christ est à l’œuvre. En un instant, alors qu’il était animé de sentiments de vengeance, saint Paul a été « saisi », bouleversé par l’amour délicat et fort de Jésus qui se manifestait à lui. Et cette rencontre décisive l’a conduit à devenir Apôtre, à consacrer désormais toute son énergie, toute son intelligence à connaître et à faire connaître « l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance » (Ep 3, 19).
Il nous est bon de revenir ainsi, avec saint Paul, sur ce qui fait le dynamisme de l’apostolat de l’Eglise. Ce qui frappe d’abord l’Apôtre, c’est le contraste : « un seul est mort pour tous » (2Co 5, 14). Il est difficile, aujourd’hui comme hier, d’imaginer que tous les hommes puissent se convertir au Christ. Dans nos familles, dans notre entourage, nous avons parfois le sentiment d’être le seul chrétien. Et c’est vrai, lorsqu’on se dit chrétien, on se sent vite un peu isolé. Cela est une souffrance ; mais c’est aussi quelque chose qui est inscrit dans la logique même du Christianisme. Jésus aussi était seul sur la Croix, abandonné même par ceux qui auraient dû le soutenir alors (Jn 16, 32). Et ainsi, seul, il est mort pour tous. Paul également a vécu cela : rejeté par les Juifs qui se sentaient trahis, mal accepté par les chrétiens qui s’en méfiaient, il devait se sentir parfois bien seul et incompris (2Co 11, 24-33). Chacun, à sa mesure, dans les circonstances particulières de sa propre vie, peut faire cette douloureuse expérience. Mais la logique du Christianisme dépasse cette solitude. On a beau se croire un chrétien isolé, privé de soutiens humains, on peut donner à sa vie une valeur universelle. Car le rôle de l’Apôtre, du prêtre, du chrétien, c’est, à la suite du Christ, de prier pour tous, de croire pour tous, d’aimer pour tous, de vivre pour tous. Si le chrétien, conscient de sa solitude, passe sa vie à s’y complaire ou à s’en lamenter, cela ne va pas bien loin. Mais justement, « le Christ est mort pour que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes » (2Co 5, 15), sur leurs petits désarrois ou leurs grands problèmes, leurs petites inquiétudes ou leurs grandes souffrances. Non, un chrétien ne passe pas son temps à se regarder dans un miroir et à hésiter. Le chrétien regarde le Christ mort et ressuscité, et ainsi, il est poussé à se tourner vers les autres pour les aimer et pour les servir.
Si le Christ était resté dubitatif quant à sa mission d’aimer et de sauver les hommes, si saint Paul avait passé sa vie à se plaindre des adversités qu’il rencontrait, si les chrétiens se laissaient aller au repli et au découragement, alors plus personne ne saurait que Dieu veut sauver tous les hommes. Thérèse de Lisieux avait vu, avec une étonnante lucidité, ce qui se passerait si le découragement venait à l’emporter sur la charité : « Je compris – dit-elle – que l’Amour seul faisait agir les membres de l’Eglise, que si l’Amour venait à s’éteindre, les Apôtres n’annonceraient plus l’Evangile, les Martyrs refuseraient de verser leur sang »[1]. Imaginez, en effet, ce que serait cette Eglise de muets, de peureux, d’indécis, de lâches… quel mauvais témoignage cela serait quant à la charité ! Quel piètre spectacle cela ferait alors que Dieu nous a aimés !
Mais si saint Paul a donné sa vie pour les Eglises qu’il fondait, si chaque prêtre souffre pour les fidèles qui lui sont confiés, si chaque chrétien prie pour sa famille et ses proches, alors la mort de Jésus « pour tous » pourra réellement, concrètement, rejoindre tout homme. Il est inutile de répéter comme un dogme absolu que Jésus est mort pour tous les hommes en restant tranquillement assis sur sa chaise, en se réfugiant dans un confort douillet et égoïste, en se désolant à la première contrariété. Ce serait démentir en acte cette vérité de la foi. En revanche, celui qui, sachant que Jésus est mort pour tous, est « saisi par l’amour du Christ » au point de consacrer sa vie, dans l’Eglise, au service de ses frères, celui-là traduit la vérité dans ses actions.
Evidemment, ce serait mieux que tous les hommes aient accueilli le message de Jésus ; il serait plus digne, même, que Jésus ne soit pas mort, qu’il n’ait pas été tué ; ou bien, à la rigueur, il aurait été moins lamentable que Jésus ne soit pas mort seul, que quelques uns de ses disciples aient eu la force de tenir avec lui dans la foi et l’aient accompagné dans son offrande ; saint Pierre (Mt 26, 35 ; Mc 14, 31) et saint Thomas (Jn 11, 16) ont eu l’illusion d’avoir ce courage. A ce compte là, il aurait mieux valu qu’Adam n’écoute pas Eve et qu’Eve ne soit pas tentée par le serpent… mais cela, c’est de la fiction ; on voit bien que la réalité est différente et que c’est dans ce monde réel quil nous faut annoncer en parole et en actes l’amour de Dieu pour les hommes. Il reste donc le mystère de cette solitude, austère, aride, profonde ; c’est un fait, indéniable : « un seul est mort pour tous ». Mais si nous avons le sentiment d’être chrétiennement seuls, alors nous pouvons nous associer à la solitude du Christ, et découvrir dans cette communion la grâce de vivre et de prier avec lui pour tous les hommes.




[1] Thérèse de l’Enfant Jésus, Manuscrit B, 3 v°. 

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