« Frères, l’amour du Christ
nous saisit »
(2Co 5, 14). Dans cette confidence, saint Paul nous révèle quelque chose
de cette expérience mystique qui l’a terrassé sur le chemin de Damas. Le texte
grec suggère même une certaine violence, une certaine urgence : c’est avec
empressement que la charité du Christ est à l’œuvre. En un instant, alors qu’il
était animé de sentiments de vengeance, saint Paul a été « saisi », bouleversé
par l’amour délicat et fort de Jésus qui se manifestait à lui. Et cette
rencontre décisive l’a conduit à devenir Apôtre, à consacrer désormais toute son énergie, toute son intelligence à connaître et à faire connaître « l’amour du Christ qui
surpasse toute connaissance » (Ep 3, 19).
Il nous est bon de
revenir ainsi, avec saint Paul, sur ce qui fait le dynamisme de l’apostolat de
l’Eglise. Ce qui frappe d’abord l’Apôtre, c’est le contraste : « un seul est mort pour
tous »
(2Co 5, 14). Il est difficile, aujourd’hui comme hier, d’imaginer que tous
les hommes puissent se convertir au Christ. Dans nos familles, dans notre
entourage, nous avons parfois le sentiment d’être le seul chrétien. Et c’est
vrai, lorsqu’on se dit chrétien, on se sent vite un peu isolé. Cela est une
souffrance ; mais c’est aussi quelque chose qui est inscrit dans la
logique même du Christianisme. Jésus aussi était seul sur la Croix, abandonné
même par ceux qui auraient dû le soutenir alors (Jn 16, 32). Et ainsi,
seul, il est mort pour tous. Paul également a vécu cela : rejeté par les
Juifs qui se sentaient trahis, mal accepté par les chrétiens qui s’en
méfiaient, il devait se sentir parfois bien seul et incompris (2Co 11,
24-33). Chacun, à sa mesure, dans les circonstances particulières de sa propre
vie, peut faire cette douloureuse expérience. Mais la logique du Christianisme
dépasse cette solitude. On a beau se croire un chrétien isolé, privé de
soutiens humains, on peut donner à sa vie une valeur universelle. Car le rôle
de l’Apôtre, du prêtre, du chrétien, c’est, à la suite du Christ, de prier pour
tous, de croire pour tous, d’aimer pour tous, de vivre pour tous. Si le chrétien,
conscient de sa solitude, passe sa vie à s’y complaire ou à s’en lamenter, cela
ne va pas bien loin. Mais justement, « le Christ est mort pour que les vivants n’aient
plus leur vie centrée sur eux-mêmes » (2Co 5, 15), sur leurs petits désarrois
ou leurs grands problèmes, leurs petites inquiétudes ou leurs grandes
souffrances. Non, un chrétien ne passe pas son temps à se regarder dans un
miroir et à hésiter. Le chrétien regarde le Christ mort et ressuscité, et
ainsi, il est poussé à se tourner vers les autres pour les aimer et pour les
servir.
Si le Christ était resté
dubitatif quant à sa mission d’aimer et de sauver les hommes, si saint Paul
avait passé sa vie à se plaindre des adversités qu’il rencontrait, si les chrétiens
se laissaient aller au repli et au découragement, alors plus personne ne saurait
que Dieu veut sauver tous les hommes. Thérèse de Lisieux avait vu, avec une
étonnante lucidité, ce qui se passerait si le découragement venait à l’emporter
sur la charité : « Je compris – dit-elle – que l’Amour seul faisait agir les membres de
l’Eglise, que si l’Amour venait à s’éteindre, les Apôtres n’annonceraient plus
l’Evangile, les Martyrs refuseraient de verser leur sang »[1].
Imaginez, en effet, ce que serait cette Eglise de muets, de peureux, d’indécis,
de lâches… quel mauvais témoignage cela serait quant à la charité ! Quel
piètre spectacle cela ferait alors que Dieu nous a aimés !
Mais si saint Paul a donné
sa vie pour les Eglises qu’il fondait, si chaque prêtre souffre pour les
fidèles qui lui sont confiés, si chaque chrétien prie pour sa famille et ses
proches, alors la mort de Jésus « pour tous » pourra réellement, concrètement,
rejoindre tout homme. Il est inutile de répéter comme un dogme absolu que Jésus
est mort pour tous les hommes en restant tranquillement assis sur sa chaise, en
se réfugiant dans un confort douillet et égoïste, en se désolant à la première
contrariété. Ce serait démentir en acte cette vérité de la foi. En revanche,
celui qui, sachant que Jésus est mort pour tous, est « saisi par l’amour
du Christ » au point de consacrer sa vie, dans l’Eglise, au service de ses
frères, celui-là traduit la vérité dans ses actions.
Evidemment, ce serait
mieux que tous les hommes aient accueilli le message de Jésus ; il serait plus
digne, même, que Jésus ne soit pas mort, qu’il n’ait pas été tué ; ou
bien, à la rigueur, il aurait été moins lamentable que Jésus ne soit pas mort seul,
que quelques uns de ses disciples aient eu la force de tenir avec lui dans la
foi et l’aient accompagné dans son offrande ; saint Pierre (Mt 26,
35 ; Mc 14, 31) et saint Thomas (Jn 11, 16) ont eu l’illusion
d’avoir ce courage. A ce compte là, il aurait mieux valu qu’Adam n’écoute pas
Eve et qu’Eve ne soit pas tentée par le serpent… mais cela, c’est de la
fiction ; on voit bien que la réalité est différente et que c’est dans ce monde
réel qu’il nous faut annoncer en parole et en actes l’amour de Dieu
pour les hommes. Il reste donc le mystère de cette solitude, austère, aride,
profonde ; c’est un fait, indéniable : « un seul est mort pour
tous ».
Mais si nous avons le sentiment d’être chrétiennement seuls, alors nous pouvons
nous associer à la solitude du Christ, et découvrir dans cette communion la
grâce de vivre et de prier avec lui pour tous les hommes.
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