Nous avons entendu le 22e
chapitre de la Genèse. Ce récit n’est
en lui-même pas tellement compliqué, mais il a été rendu obscur par des
explications embrouillées. Nous allons essayer d’y voir un peu plus clair.
Certains pensent que ce texte raconte un sacrifice que Dieu demanderait à
Abraham : « tu offriras [Isaac] en sacrifice sur la
montagne » (Gn 22, 2). Et on en déduit que Dieu a fait la même
chose avec Jésus, son Fils, qu’il serait allé tuer sur la montagne du Calvaire.
Avec un peu de recul, on se rend compte que cette lecture est monstrueuse.
Est-ce le rôle d’un père de massacrer son fils ? Certes non. Si Abraham
est père, si Dieu est Père, et si la paternité implique un devoir aussi
monstrueux, à quoi bon avoir la foi ? Ce serait horrible.
Pedro Orrente, Le sacrifice d'Isaac. |
Alors
une seconde interprétation – contradictoire – a été proposée : ce texte
expliquerait que Dieu ne veut pas d’un tel sacrifice (cf. Jr 32, 25). Ce serait un sacrifice interdit[1] :
« Ne porte pas la main sur l’enfant »
(Gn 22, 12). Pourtant, on ne comprend pas alors pourquoi Dieu aurait
organisé une telle mise en scène macabre, pénible pour Abraham et terrifiante
pour Isaac. Le résultat est aussi monstrueux : Dieu aurait pris un malin
plaisir à exiger un projet dont il savait seul qu’il l’arrêterait in extremis. Ce serait de sa part un jeu
cruel, incompatible avec sa bonté.
Ces
deux lectures, celle d’un sacrifice exigé comme celle d’un sacrifice interdit,
apparaissent bien naïves. Ni l’une ni l’autre ne parviennent à donner une explication
de l’apparente contradiction entre le commandement et l’interdiction ;
toutes deux débouchent sur l’image d’un dieu barbare. Pour sortir de cette
impasse, il faut donc se passer de la notion de sacrifice : ce récit, qui
possède toutes les apparences d’un sacrifice, ne raconte pourtant pas un
sacrifice contre nature. Il y a d’autres textes qui parle du sacrifice – et la
mort de Jésus est bien, en un sens souverain, un sacrifice – mais Gn 22 ne
parle pas de cela.
Il n’y
a pas besoin de grandes théories ni de grandes études pour reconnaître dans ce
texte la trace vraisemblable d’un rite d’initiation comme en connaissaient
généralement toutes les civilisations antiques. Isaac est pour la première fois
séparé de sa mère, et conduit par son père à l’écart. Là, Isaac va vivre une
épreuve – qui est aussi une épreuve pour Abraham – dans laquelle il va entrer
dans une relation nouvelle avec son père et avec le Dieu de son père. En
remarquant ainsi, sur le simple terrain “ethnologique”, qu’il ne s’agit pas d’un
sacrifice, mais d’un rite de passage, nous pouvons maintenant mieux comprendre
ce qu’est la paternité.
La
paternité d’Abraham ne consiste nullement en un commandement ou une
interdiction de sacrifice. La paternité d’Abraham consiste à recevoir son fils
vivant au-delà de son épreuve (cf.
He 11, 19). Certes, Abraham est déjà le père d’Isaac ; il l’a
engendré. Mais seul est réellement père celui qui est « deux fois père »[2].
Il faut donc qu’Abraham soit le père d’Isaac une seconde fois. Au cœur de
l’épreuve, il fait sortir Isaac de l’enfance, l’introduit dans la maturité et
bouleverse la relation de paternité qu’il a envers lui. Il devient son père
pour la seconde fois : il n’est plus seulement le père de l’enfant Isaac
qu’il a engendré ; il est aussi le père de l’homme Isaac qu’il reçoit
vivant une seconde fois. Et dans ce geste prophétique, la paternité d’Abraham
se trouve exaltée d’une manière humainement inconcevable : il devient
également le père des croyants (Rm 9, 7-8 ; Ga 3, 16-29), parce
que son acte possède une valeur prophétique.
Il
s’agit, en fin de compte, de comprendre comment Dieu est le Père de Jésus. La
Paternité de Dieu envers Jésus ne consiste pas à le tuer – c’est nous qui
l’avons tué – mais bien à le recevoir vivant au-delà de l’épreuve de la Croix.
Voilà ce qui, chez Abraham, est prophétique. La Paternité de Dieu consiste à
rendre témoignage à son Fils vivant une seconde fois. Au matin de la
Résurrection, les Apôtres se souviendront de ce verset du Psaume, qui
résonne comme une confidence amoureuse du Père au Fils : « Aujourd’hui,
je t’ai engendré » (Ps 2, 7 ; cf. Ac 13,
33 ; He 5, 5). Jésus a vécu sa Pâque, la liturgie de son passage, et
son Père l’accueille dans sa vie nouvelle de Ressuscité, vivant pour la seconde
fois. Et dans cet acte suprême, la Paternité de Dieu envers Jésus se trouve
étendue d’une manière humainement inconcevable. Dans la Résurrection de Jésus,
Dieu qui est son Père devient aussi notre Père : « Je monte vers mon
Père et votre Père » annonce Jésus (Jn 20, 17). Nous ne sommes plus
orphelins. Nous aussi, avons un Père qui est prêt à être vraiment Père,
c’est-à-dire qui est capable d’être deux fois notre Père. Il est notre Père
évidemment parce que c’est lui qui nous a créés, qui nous a donné la vie. Mais
il sera aussi notre Père une seconde fois lorsque, au-delà du passage de notre
mort, il nous accueillera vivants pour la joie éternelle. Car Dieu n’est pas
notre Père pour que nous mourions ; moins encore pour nous tuer ; il
est vraiment notre Père, deux fois notre Père, pour la vie éternelle.