On ne sait sans doute
plus très bien ce qu’est l’ivraie (Mt 13, 24-43). C’était une sorte de blé
trompeur ; extérieurement, cela ressemblait à un épi, et on pouvait le
confondre avec un froment généreux. Mais à la récolte, on n’en tirait pas de
grain à moudre et cette mauvaise herbe avait épuisé le sol sans rien produire.
Le mot grec est plus
évocateur : on nommait cette mauvaise graine le zizanion, ce qui a donné notre zizanie, et la fameuse expression,
tirée de cette parabole, employée en français dès la fin du XIVe
siècle : « semer la zizanie »[1].
La zizanie n’est alors pas tant une mauvaise chose qu’une situation défavorable :
une discorde, une désunion. Et, en effet, lorsque dans un champ se côtoient du
blé noble et de la mauvaise herbe, la moisson s’en trouve désorganisée. Le tri
de l’un de l’autre apporte un surcroît de travail en même temps qu’un manque à
gagner.
C’est à partir de ce bon
sens agricole que Jésus évoque une question autrement plus redoutable
concernant la présence du mal dans le monde. « D’où vient qu’il y a de
l’ivraie ? » (Mt 13, 27). D’où vient qu’il y a, sur notre terre,
dans nos vies, de la souffrance, de l’injustice, de la haine ? Nous
connaissons tous le vieux récit de la Genèse
qui nous explique que l’homme, à qui Dieu proposait de connaître le bien, a
choisi de connaître « le bien et le mal » (Gn 2, 17) ; tel
est le nom de cet arbre symbolique. En transgressant le projet de Dieu (la
connaissance du bien) l’homme a décidé de ne connaître le bien que mélangé avec
le mal, le vrai mélangé avec le faux ; ou, pour dire la même chose :
le bon grain mélangé à l’ivraie. Aussi, dans l’humanité, il y a des « fils
du royaume » et des « fils du mauvais » (Mt 13, 38) et on
ne peut les distinguer facilement. Comme l’ivraie décevante sait se déguiser en
bel épi, de même le vrai « fils du mauvais » est capable de se faire
passer pour un homme juste – et c’est là d’ailleurs le comble de sa
méchanceté : cette capacité de dissimulation cynique qui lui donne une
façade d’honnêteté alors qu’il est corrompu.
Mais la vraie zizanie,
ce n’est pas tant qu’il y ait des bons et des méchants : selon une vision
simpliste du monde, les bons sont d’un côté, les méchants de l’autre – et nous
sommes, bien sûr, du côté des bons. La vraie zizanie, c’est que, pourvu que je
sois un peu lucide sur moi-même, je me rends bien compte que, par certaines
attitudes, dans certaines circonstances de ma vie, je n’ai pas été du côté de
Dieu ; à certains moments, j’ai fait le bien, mais à d’autres moments, je
me suis laissé séduire par des choix faciles et immoraux. Je suis pécheur.
Surgit alors une fausse
bonne idée : et si on supprimait le mal ? « Veux-tu que nous
allions arracher l’ivraie ? » (Mt 13, 28). Mais proposer de
supprimer le mal, alors que je vois bien que je suis mauvais moi-même… Ce
serait choisir une solution radicale désavantageuse à tout homme pécheur – et,
précisément, tout homme est pécheur (Rm 3, 9-19). On raconte qu’un homme
prétentieux avait inscrit au fronton de sa maison : « Que rien de
mauvais n’entre ici » ; et le philosophe Diogène fit remarquer :
« Le maître de maison, comment fera-t-il pour rentrer chez
lui ? »[2].
C’était là du bon sens. Qui peut prétendre n’être pas mauvais ? Et qui
peut condamner le mal sans se condamner lui-même ? Il y a une tentation de
la pureté qui, jointe à une bonne dose d’illusion sur soi-même, n’est qu’un
orgueil absurde.
Jésus repousse alors la
mauvaise solution trop simple et décide de laisser grandir le bon grain et
l’ivraie : « Laissez-les pousser ensemble jusqu’à la moisson »
(Mt 13, 30). Aussi, dans le monde, dans nos vies, il y a du bien et du
mal. Parce qu’il est tout-puissant, parce que sa miséricorde est immense, Dieu
ne craint pas de tolérer que le mal grandisse ; ce n’est pas qu’il veuille
le mal, mais il est plus fort que le mal. Dieu nous laisse ainsi le temps de
nous convertir (Sg 12, 19), de renoncer au mal dont nous souffrons pour
mieux choisir le bien. En étant patient, il ne nous condamne pas à des
souffrances inutiles, il nous offre la possibilité de poser un choix de
conscience pour le Royaume. Au moment de la moisson, le discernement sera fait
et ceux qui auront mis à profit le délai accordé par Dieu pourront alors
connaître le bien – c’est-à-dire connaître le bien sans le mal.
Par ce petit récit de
sagesse agricole, par cette anecdote d’un champ infesté de mauvaises herbes,
Jésus résume toute l’histoire de l’humanité ; l’histoire du salut est
l’acte de la patience de Dieu qui nous met devant nos responsabilités et nous
invite à prendre une décision raisonnable : voulons-nous être des fils du
royaume ? A cette question, c’est à chacun de répondre maintenant en
conscience.
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