En quelques mots d’une
extraordinaire simplicité, ces paraboles de l’évangile (Mt 13, 44-52)
abordent des questions d’une grande subtilité. Il ne serait pas possible de les
expliquer toutes les trois, et je voudrais me limiter à la première qui tient
en un seul verset, le trésor caché dans un champ (Mt 13, 44). Pour tenter
de la comprendre, je voudrais tout d’abord la confronter à deux mauvaises
lectures qu’on pourrait être tenté de faire.
La première consisterait
à voir dans ce trésor caché, qui représente le Royaume, une chose dissimulée
dans le monde qu’il faudrait localiser. En ce cas, le modèle du chrétien serait
une sorte d’Indiana Jones ; vous vous souvenez de ce héro populaire de
Steven Spielberg, qui a trouvé des tas de choses, l’arche d’alliance et le
saint Graal entre autres, toute une quincaillerie plus ou moins mystique dont
on n’a jamais dit qu’elle l’avait rendu heureux. Ainsi, on voit bien qu’on fait
fausse route : le Royaume n’est pas un joyau précieux ; le chrétien
n’est pas un explorateur en quête d’un magot camouflé quelque part.
La seconde, plus
intéressante parce que documentée dans l’Antiquité, consiste à lire, en
contrepoint de cette parabole la fable d’Esope Le laboureur et ses enfants[1],
que La Fontaine a bellement imitée[2].
Au moment de mourir, un agriculteur dit à ses fils qu’il y a un butin dans son
champ ; les fils retournent le sol avec frénésie, espérant déterrer le pactole.
Ils ne trouveront rien, mais, ayant labouré courageusement, ils obtiendront une
récolte abondante. La morale de l’histoire est alors, dit La Fontaine, que
« le travail est un trésor ». Ainsi, le trésor ne serait pas une
chose que l’on trouve, mais la joie de l’effort.
C’est peut-être un peu
court, car c’est faire consister dans l’homme, et dans l’homme seul, tout
espoir de joie. Le Royaume, le salut, ce serait le fruit du travail de l’homme et
non plus un don gratuit de Dieu. Dans l’histoire de l’Eglise, certains ont
pensé que l’homme pouvait se donner à lui-même le bonheur, qu’il pouvait se
sauver par ses propres forces ; ce fut l’hérésie du pélagianisme contre
laquelle saint Augustin a tant combattu, à juste titre. Cela n’est donc pas
plus satisfaisant et, sauf le respect qu’on doit à Esope et à M. de La
Fontaine, nous devons dire que la fable Le
laboureur et ses enfants n’est pas recevable en théologie.
Mais alors, qu’est-ce
que le Royaume, si ce n’est ni une chose cachée, ni le résultat du
travail ? Dans ce petit verset de la parabole, c’est sans aucun doute le
mot « joie » qu’il faut scruter. De quoi s’agit-il ? Il est
évident que la joie ne saurait être une valeur monétaire ou économique ;
elle n’est pas une pièce d’orfèvrerie. Elle n’est pas non plus la simple et
légitime fierté du succès. La joie, si l’on y réfléchit bien, est quelque chose
de plus, qui dépasse les forces humaines. Il appartient à l’humanité de trouver
parfois, par chance, quelque chose de précieux ; il appartient à
l’humanité, parfois, de réussir dans une entreprise. Mais s’en réjouir est
quelque chose d’une qualité différente et bien supérieure. Si réussir est mon
œuvre, me réjouir d’avoir réussi est quelque chose qui ressemble à un cadeau
qui m’est fait. De temps en temps, nous ressentons la joie comme un sentiment
surhumain, ou plutôt comme un sentiment surnaturel, qui élève notre
satisfaction humaine à un niveau de désintéressement et de gratuité absolu. La joie nous est donnée par surprise. Et
cela ne peut venir que de Dieu. Parfois, Dieu donne aussi cette joie au cœur
même de l’échec ou de l’angoisse ; la parabole signale ainsi que la joie se trouve dans la dépossession, dans le renoncement à toute sécurité, elle advient à celui qui vend tout. Les béatitudes le disent aussi de manière
paradoxale, conseillant à ceux qui sont persécutés – et nous pouvons penser
sérieusement aux chrétiens de Terre Sainte et d’Irak[3]
– d’être joyeux : « Réjouissez-vous et exultez, votre récompense sera
grande dans les cieux : car c’est ainsi qu’on a persécuté les
prophètes » (Mt 5, 12). On voit bien que cette joie dépasse la mesure humaine. Là nous avons trouvé, je crois, ce qu’est le
Royaume.
Résumons : le
Royaume, dont l’image est évoquée dans cette parabole, n’est ni une richesse
matérielle, ni un épanouissement humain ; c’est une liesse qui vient
submerger le cœur de l’homme, même lorsqu’il se trouve dans l’épreuve. Et cette
exultation ne vient pas de l’homme – car elle dépasse ses forces – elle ne peut
venir que de Dieu. Notre rôle de chrétien n’est donc pas tant de courir le
monde pour y dénicher le saint Graal, ni de conquérir à la force du poignet un
succès qui restera toujours décevant. Notre rôle de chrétiens, c’est de prier,
d’implorer, et d’attendre, au cœur des réussites et des échecs, cette imprévisible révélation intérieure d’une joie surnaturelle qui dépasse ce que nous saurions
demander ou même imaginer.
[1] « Un laboureur, sur le point de
terminer sa vie, voulut que ses enfants acquissent de l’expérience en
agriculture. Il les fit venir et leur dit : Mes
enfants, je vais quitter ce monde ; mais vous, cherchez ce que j’ai caché dans
ma vigne, et vous trouverez tout. Les enfants s’imaginant qu’il y avait
enfoui un trésor en quelque coin, bêchèrent profondément tout le sol de la
vigne après la mort du père. De trésor, ils n’en trouvèrent point ; mais
la vigne bien remuée donna son fruit au centuple. Cette fable montre que le
travail est pour les hommes un trésor ». Esope est un auteur grec du VIe
siècle av. J.C.
[2] « Travaillez, prenez de la peine :
C’est le fonds qui manque le moins. Un riche laboureur, sentant sa mort
prochaine, Fit venir ses enfants, leur parla sans témoins. Gardez-vous, leur
dit-il, de vendre l’héritage Que nous ont laissé nos parents : un trésor
est caché dedans. Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage Vous
le fera trouver : vous en viendrez à bout. Remuez votre champ dès qu’on
aura fait l’août : Creusez, fouillez, bêchez ; ne laissez nulle place
Où la main ne passe et repasse. Le père mort, les fils vous retournent le
champ, Deçà, delà, partout : si bien qu’au bout de l’an Il en rapporta
davantage. D’argent, point de caché. Mais le père fut sage De leur montrer,
avant sa mort, Que le travail est un trésor » (J. de La Fontaine).