samedi 21 juin 2014

Saint Sacrement - année A

Le discours de Moïse dans le Deutéronome (Dt 8, 2-3 ; 14-16) et le discours de Jésus chez saint Jean (cf. Jn 6, 31 ; 49) ont en commun le thème de la manne, un « pain venu du ciel » (Jn 6, 31). Lorsque Jésus a voulu révéler le mystère de l’Eucharistie, par lequel il nous laissait la présence de son sacrifice – son corps livré, son sang versé – il a trouvé dans le discours de Moïse un langage adapté, approprié.
La pointe du discours de Moïse sur la manne est qu’elle est donnée comme une grâce bien sûr, mais aussi comme une source d’exigence. On sait justement que les dons de Dieu sont gratuits, mais on pense parfois, à tort, que les dons de Dieu sont sans loi. Dans le cas de la manne, en même temps qu’il donnait la nourriture, Dieu donnait aussi au peuple le commandement du sabbat : chaque jour, le peuple devait recueillir pour le jour, le pain quotidien ; le vendredi, le peuple devait recueillir pour deux jours ; le sabbat, le peuple ne devait pas recueillir (cf. Ex 16, 23-30). Dieu nourrit son peuple, et le peuple ne craint plus de mourir de faim ; seulement, pour que le peuple se rappelle bien que cette nourriture ne vient pas de son travail mais est une pure grâce de Dieu, il doit se conformer à ce petit commandement. Remarquons que le commandement est dérisoire par rapport au don : Dieu donne la vie, il suffit de respecter le sabbat. Le don de la manne est ainsi en même temps une grâce et une épreuve : « il voulait t’éprouver et savoir ce que tu avais dans le cœur : allais-tu garder ses commandements, oui ou non ? » (Dt 8, 2). L’épreuve n’est pas une tentation ni un piège – Dieu ne cherche pas à nous pousser à la faute – mais elle est une occasion de nous situer. Sommes-nous fidèles à Dieu qui donne ou bien sommes-nous intéressés à profiter des dons de Dieu ?
En lisant l’ensemble des récits de la manne – au-delà du bref extrait entendu aujourd’hui – on voit bien que le peuple n’a pas été fidèle au commandement du sabbat : le samedi, le peuple est sorti (Ex 16, 27-28). Cela n’a pas annulé le don de Dieu, qui a continué de pourvoir à la nourriture de son peuple ; mais le peuple savait désormais qu’il n’était pas à la hauteur du don de Dieu. Ce commandement minime du sabbat, il ne l’a pas tenu alors que Dieu qui le lui demandait lui donnait gratuitement la vie, sans condition. Et là où le peuple devait comprendre que « l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole qui vient de la bouche de Dieu » (Dt 8, 3 ; cf. Mt 4, 4), il n’y eut, pour les fils d’Israël, que la révélation, humiliante, de leur propre infidélité. Il leur fallait découvrir que la volonté de Dieu était une « vraie nourriture » (Jn 6, 55 ; cf. 4, 34) ; mais ils ont cherché à se nourrir en transgressant le commandement de Dieu. Jésus le suggère lorsqu’il dit des pères qui ont mangé la manne : « eux, ils sont morts » (Jn 6, 49) : en se privant de la fidélité qui devait les faire vivre, la manne ne fut pas pour eux une « nourriture qui demeure pour la vie éternelle » (Jn 6, 27). Plus que la vie matérielle donnée par le pain, c’était la vie spirituelle reçue dans la fidélité qui importait. Mais les pères n’ont mangé que le pain, sans avoir la joie de la fidélité, et donc « ils sont morts ».
Ce langage nous fait comprendre ce que c’est que l’Eucharistie. L’Eucharistie est une grâce bien sûr, la grâce des grâces, mais nous devons comprendre que ce n’est pas une grâce sans loi. A ses disciples affamés après une marche, Jésus dira : « Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé » (Jn 4, 34). C’est une bonne définition de l’Eucharistie. Faire la volonté de Dieu et être nourri par lui sont deux réalités indissociables. L’Eucharistie et la fidélité ne sont pas unies par hasard ; l’une ne peut aller sans l’autre ; c’est le sens de l’expression « mystère de la foi », c’est-à-dire : sacrement de la fidélité. Mais alors l’examen de conscience exige une lucidité presque surhumaine : qui pourrait donc se prétendre fidèle ? Qui serait digne de communier ? Personne bien sûr ; et surtout pas moi ! « Seigneur, je ne suis pas digne… » (cf. Mt 8, 8). Mais alors : voilà, je suis comme le peuple en marche dans le désert, peinant à avancer vers la terre promise. Dieu me donne le pain qui vient du ciel, et je dois bien reconnaître que je ne suis pas à la hauteur du don de Dieu, je ne suis pas en règle. Cela n’annule pas le don de Dieu, mais cela m’interdit de m’exalter. Devant l’Eucharistie, je ne peux pas traiter avec Dieu d’égal à égal. Il me donne tout : tout moi-même parce qu’il m’a créé ; tout lui-même, en venant maintenant avec son corps et son sang offerts. Et moi, devant cela, je vois bien que je n’ai rien à offrir, pas même une fidélité dérisoire. Je suis confondu. L’Eucharistie est ainsi une grande humiliation de la vie spirituelle : à chaque fois, reconnaître que « je ne suis pas digne » ! La plus grande des grâces nous invite à l’humilité, tandis que le plus petit péché nous entraîne à la vanité. Voilà ce que c’est que l’Eucharistie, cette « nourriture inconnue » (Dt 8, 16). Dieu nous la donne gratuitement ; mais il nous la donne avec cette question : « est-ce que tu allais garder ses commandements, oui ou non ? ». Et je communie, bien sûr, mais je ne suis pas fier de répondre à la question : « non, je n’ai pas gardé tes commandements ».
De dimanche en dimanche, de messe en messe, qu’il communie ou qu’il ne communie pas, chacun est invité ainsi à se situer devant le don de Dieu. Dans l’Eucharistie, Dieu nous a tout donné et il mendie notre fidélité ; non pas qu’il conditionne sa grâce à notre fidélité – sa grâce est absolument gratuite – mais il nous donne sa grâce pour que nous restions fidèles. Il nous fait confiance et se remet entre nos mains. Et nous ne sommes pas fiers, assurément. Ayons la sincérité d’une vraie humilité eucharistique. En reconnaissant que nous ne sommes pas ajustés au don de Dieu, puissions-nous n’être pas trop indignes, ni trop ingrats ; sachons du moins dire comme Pierre, après sa trahison : « Seigneur, tu sais tout ; tu sais bien que je t’aime » (Jn 21, 17).


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.