Le discours de Moïse
dans le Deutéronome (Dt 8, 2-3 ;
14-16) et le discours de Jésus chez saint Jean (cf. Jn 6, 31 ; 49) ont en commun le thème de la manne, un « pain venu du ciel »
(Jn 6, 31). Lorsque Jésus a voulu révéler le mystère de l’Eucharistie, par
lequel il nous laissait la présence de son sacrifice – son corps livré, son sang
versé – il a trouvé dans le discours de Moïse un langage adapté, approprié.
La pointe du discours de
Moïse sur la manne est qu’elle est donnée comme une grâce bien sûr, mais aussi comme une source d’exigence. On sait justement que les dons de Dieu sont gratuits, mais on pense parfois, à tort, que
les dons de Dieu sont sans loi.
Dans le cas de la manne, en même temps qu’il donnait la nourriture, Dieu
donnait aussi au peuple le commandement du sabbat : chaque jour, le peuple
devait recueillir pour le jour, le pain quotidien ; le vendredi, le peuple
devait recueillir pour deux jours ; le sabbat, le peuple ne devait pas
recueillir (cf. Ex 16, 23-30). Dieu
nourrit son peuple, et le peuple ne craint plus de mourir de faim ;
seulement, pour que le peuple se rappelle bien que cette nourriture ne vient
pas de son travail mais est une
pure grâce de Dieu, il doit se
conformer à ce petit commandement. Remarquons que le commandement est dérisoire par rapport au don : Dieu
donne la vie, il suffit de respecter le sabbat. Le don de la manne est ainsi en
même temps une grâce et une épreuve : « il voulait
t’éprouver et savoir ce que tu avais dans le cœur : allais-tu garder ses
commandements, oui ou non ? » (Dt 8, 2). L’épreuve n’est pas une
tentation ni un piège – Dieu ne cherche pas à nous pousser à la faute – mais elle est une occasion de nous situer.
Sommes-nous fidèles à Dieu qui donne ou
bien sommes-nous intéressés à profiter des dons de Dieu ?
En lisant l’ensemble des
récits de la manne – au-delà du bref extrait entendu aujourd’hui – on voit bien
que le peuple n’a pas été fidèle au commandement du sabbat : le samedi, le
peuple est sorti (Ex 16, 27-28). Cela n’a pas annulé le don de Dieu, qui a
continué de pourvoir à la nourriture de son peuple ; mais le peuple savait
désormais qu’il n’était pas à la hauteur du don de Dieu. Ce commandement minime du
sabbat, il ne l’a pas tenu alors que Dieu qui le lui demandait lui donnait gratuitement
la vie, sans condition. Et là
où le peuple devait comprendre que « l’homme ne vit pas seulement de pain,
mais de toute parole qui vient de la bouche de Dieu » (Dt 8, 3 ;
cf. Mt 4, 4), il n’y eut,
pour les fils d’Israël, que la révélation, humiliante, de leur propre
infidélité. Il leur fallait découvrir que la volonté de Dieu était une « vraie
nourriture » (Jn 6, 55 ; cf. 4,
34) ; mais ils ont cherché à se nourrir en transgressant le commandement de
Dieu. Jésus le suggère lorsqu’il dit des pères qui ont mangé la manne :
« eux, ils sont morts » (Jn 6, 49) : en se privant de la
fidélité qui devait les faire vivre, la manne ne fut pas pour eux une « nourriture
qui demeure pour la vie éternelle » (Jn 6, 27). Plus que la vie
matérielle donnée par le pain, c’était la vie spirituelle reçue dans la
fidélité qui importait. Mais les pères n’ont mangé que le pain, sans avoir la joie de la fidélité, et donc « ils
sont morts ».
Ce langage nous fait
comprendre ce que c’est que l’Eucharistie. L’Eucharistie est une grâce bien
sûr, la grâce des grâces, mais nous devons comprendre que ce n’est pas une
grâce sans loi. A ses disciples affamés après une marche, Jésus dira :
« Ma nourriture est de faire la volonté de Celui qui m’a envoyé »
(Jn 4, 34). C’est une bonne définition de l’Eucharistie. Faire la volonté
de Dieu et être nourri par lui sont deux réalités indissociables. L’Eucharistie
et la fidélité ne sont pas unies par
hasard ; l’une ne peut aller sans l’autre ; c’est le sens de l’expression
« mystère de la foi », c’est-à-dire : sacrement de la fidélité. Mais alors l’examen de conscience exige
une lucidité presque surhumaine : qui pourrait donc se prétendre
fidèle ? Qui serait digne de communier ? Personne bien sûr ; et
surtout pas moi ! « Seigneur, je ne suis pas digne… » (cf. Mt 8, 8). Mais
alors : voilà, je suis comme le peuple en marche dans le désert, peinant à
avancer vers la terre promise. Dieu me donne le pain qui vient du ciel, et je
dois bien reconnaître que je ne suis pas à la hauteur du don de Dieu, je ne suis
pas en règle. Cela n’annule pas
le don de Dieu, mais cela m’interdit de m’exalter. Devant l’Eucharistie, je ne peux
pas traiter avec Dieu d’égal à égal. Il me donne tout : tout moi-même parce qu’il m’a
créé ; tout lui-même, en
venant maintenant avec son corps et son sang offerts. Et moi, devant cela, je
vois bien que je n’ai rien à offrir, pas même une fidélité dérisoire. Je suis
confondu. L’Eucharistie est ainsi une grande humiliation de la vie spirituelle : à chaque fois,
reconnaître que « je ne suis pas digne » ! La plus grande des
grâces nous invite à l’humilité, tandis que le plus petit péché nous entraîne à
la vanité. Voilà ce que c’est que l’Eucharistie, cette « nourriture
inconnue » (Dt 8, 16). Dieu nous la donne gratuitement ; mais il nous la donne avec cette
question : « est-ce que tu allais garder ses commandements, oui ou
non ? ». Et je communie, bien sûr, mais je ne suis pas fier de
répondre à la question : « non, je n’ai pas gardé tes commandements ».
De dimanche en dimanche,
de messe en messe, qu’il communie ou qu’il ne communie pas, chacun est invité
ainsi à se situer devant le don de Dieu. Dans l’Eucharistie, Dieu nous a tout
donné et il mendie notre
fidélité ; non pas qu’il conditionne
sa grâce à notre fidélité – sa grâce est absolument gratuite – mais il
nous donne sa grâce pour que nous
restions fidèles. Il nous fait confiance et se remet entre nos mains. Et nous
ne sommes pas fiers, assurément. Ayons la sincérité d’une vraie humilité eucharistique. En
reconnaissant que nous ne sommes pas ajustés au don de Dieu, puissions-nous n’être
pas trop indignes, ni trop ingrats ; sachons du moins dire comme Pierre,
après sa trahison : « Seigneur, tu sais tout ; tu sais bien que
je t’aime » (Jn 21, 17).
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