« Lorsque
le pouvoir de Néron était déjà affermi, celui-ci aborda des entreprises impies
et s’arma contre la religion même du Dieu de l’univers. Ecrire de quelle
scélératesse cet homme fut capable, ne serait pas de notre présent souci :
comme beaucoup en effet ont raconté ce qui le concerne en des récits très
exacts, il est possible, à qui le désire, d’apprendre d’eux la grossièreté et
la folie de cet homme insensé, qui, sans raison, entassait des milliers de
meurtres et en arriva à ce point de soif du sang qu’il n’épargna pas même ses
proches ni ses amis ; qu’il traita sa mère, ses frères, sa femme et mille
autres qui lui étaient unis par le sang comme des ennemis et des adversaires et
qu’il les fit périr par des genres de mort variés. (…) Ainsi donc, cet homme
qui a été proclamé ennemi de Dieu, au premier rang parmi les plus grands,
poussa la présomption jusqu’à assassiner les apôtres. On raconte que, sous son règne, Paul eut la tête coupée à Rome même et
que semblablement Pierre y fut crucifié »[1].
Cette
notice historique un peu longue permet de mieux situer la fête des saints apôtres
Pierre et Paul que nous célébrons aujourd’hui. Il semble que, depuis le début,
depuis Caïn et Abel, l’une des grandes questions de l’humanité violente soit
celle-ci : « qui allons-nous tuer ? ». Et lorsque nous
lisons les évangiles, nous découvrons progressivement comment les autorités de
Jérusalem choisissent une victime innocente qui ne se vengera pas. Des
premières polémiques aux hurlements de la foule, il y a une profonde continuité
et, finalement, avec des degrés de participation divers, tous crient :
« Crucifie-le ! ».
Après
la Résurrection de Jésus, alors que l’évangile commence d’être annoncé sur
toute la terre, la question demeure. Cette question, on imagine que Néron se la
posait quotidiennement : « qui allons-nous tuer aujourd’hui ? ».
Et du catalogue fastidieux de ses crimes habituels, il ressort que l’Eglise,
les chrétiens, étaient, comme Jésus, des victimes inoffensives qu’il pouvait
massacrer sans risque. Aux yeux de Néron, qui était Pierre ? Une sorte de
poissonnier du Moyen Orient. Qui était Paul ? Une espèce de philosophe
non-violent. Qu’étaient les chrétiens ? Des esclaves, des étrangers, un
ramassis de vauriens qu’il considérait indistinctement à la lumière de son
mépris antisémite généralisé. Néron était profondément ébranlé
nerveusement : paranoïaque, brutal, audacieux, mégalomane, intelligent et
fin politique à la fois, il savait qui il devait
tuer et qui il pouvait tuer. Il
massacrait les uns par nécessité, les autres par plaisir. Il tua le philosophe
Sénèque, il tuait ses intimes parce qu’il les craignait ; il tuait les chrétiens,
il tua Pierre et Paul parce qu’il ne les craignait pas.
Si on a
tué si facilement le Christ, si les Apôtres ont été massacrés sans hésitation,
si depuis l’Eglise a toujours été persécutée, cela prouve que l’on se pose
aujourd’hui encore cette question : « qui allons-nous
tuer ? ». Avec cet interdit de la vengeance (Mt 5, 38-39),
l’Eglise est une proie facile pour les violents. Ce qui relève du miracle
pourtant, et qu’il faut remarquer, c’est que deux mille ans de massacres n’ont
pas découragé les Chrétiens. Le vrai choix qui construit une vie peut s’énoncer
ainsi : soit, par égoïsme ou par violence, on se met du côté des
meurtriers, du côté de ceux qui défendent leur confort et leur pouvoir au
détriment de la vie des autres ; soit, par amour, on offre sa vie au service
de ses proches. Le meurtre ou le
sacrifice : il faut choisir entre ces deux logiques – il n’y en a pas
d’autres. Et tandis que les bourreaux cherchent avec fureur : « qui
allons-nous tuer ? », les missionnaires de l’évangile, à la suite de
Jésus et des Apôtres, se demandent avec zèle : « pour qui allons-nous
donner notre vie ? ».