Nous vivons aujourd’hui
dans un monde de science et de statistiques, et il est de bon ton de savoir
résumer les situations les plus complexes en quelques chiffres. Si l’on devait
se prêter à ce genre d’exercice pour décrire la fête de Pâques, son origine, sa
signification spirituelle et son développement historique, on pourrait retenir
deux chiffres : un et cent trois mille cinq cent vingt.
Un. Avant l’événement
pascal de Jésus, on possédait, dans l’humanité, une donnée absolument certaine,
d’une fiabilité incontestable : si l’on comptait, d’une part, toutes les
personnes défuntes depuis Adam, et, d’autre part, tous les cadavres entreposés quelque
part sur notre terre, on constatait une égalité parfaite. Notre monde était en
quelque sorte une morgue bien rangée où le nombre des morts et le nombre des
corps coïncidaient exactement. Le mystère pascal du Christ est l’introduction,
dans cette statistique évidente, d’un écart d’une unité. Dorénavant, si l’on
comptabilise les morts (et Jésus est mort) et si l’on compare avec l’inventaire
des cadavres on doit avouer qu’il y a un corps de moins qu’il n’y a eu de
défunts. Il manque un cadavre. Cet écart inexplicable est précisément ce qui a
été attesté par les apôtres, découvrant un tombeau vide là où ils avaient laissé
la dépouille de leur maître. Dans un mécanisme qui paraissait inéluctable,
l’événement pascal est donc l’insinuation subversive d’une anomalie. Ce n’est
presque rien (une unité alors que la population se compte en milliards
d’individus) ; c’est infime, mais c’est comme une fissure qui indique que
la logique de la mort n’est pas toujours victorieuse et qu’elle pourrait
finalement voler en éclats.
Cent trois mille cinq
cent vingt.
C’est un ordre de grandeur plausible du nombre des dimanches qui, depuis la résurrection
de Jésus jusqu’à aujourd’hui, ont été, pour les chrétiens, l’occasion de se
rassembler[1].
Car Pâques n’est pas un événement annuel qu’on aurait commémoré pendant un peu
plus de mille neuf cent quatre-vingts ans ; Pâques est un événement
célébré de façon hebdomadaire dès l’origine (cf. Jn 20, 26)[2],
et il faut donc tenir compte d’une succession ininterrompue de cent trois mille
cent cinq cent et quelques semaines qui furent l’occasion de nous retrouver
pour parler ensemble de ce tombeau vide, de ce cadavre qui manque. Peut-on
imaginer un autre phénomène humain qui se serait produit avec une telle
régularité sur une période aussi longue ? Et, de dimanche en dimanche,
ceux qui ont assez de courage et de foi viennent à l’église, écoutent la
proclamation des écrits des prophètes et des apôtres, puis revivent ce dernier
repas du Christ dans lequel il a fondé le sacrifice de son corps et de son
sang.
Et ceci, qui dure depuis
tant de semaines, fournit en fin de compte l’explication du décalage
statistique : où est le corps de Jésus s’il n’est pas dans la tombe ?
Comment expliquer la béance du sépulcre, car il faut bien qu’un corps soit
quelque part ? Dans le rite qu’il nous a laissé, le Christ vient réaliser
la présence de son corps que la mort n’a pu retenir captif. Et on comprend bien
que c’est vivant qu’il vient à nous, pour que nous, son Eglise, soyons aussi
son corps vivant au milieu du monde. Comment expliquer autrement qu’il manque
un cadavre ? Comment élucider ce fait très étrange que depuis plus de cent
mille semaines des hommes (qui ne sont pas tous fous) commémorent une absence
de reliques ? Il faut bien qu’il y ait, au cœur de ce mystère inaccessible
à ceux qui ne veulent pas croire, quelqu’un de vivant. Seule une présence
définitive, libre et souveraine peut accomplir dans l’humanité une chose aussi
insolite.
Dans un instant, le
Ressuscité en personne sera là, présent, discrètement mais réellement présent.
Celui que les Apôtres avaient écouté sur les chemins de Palestine, celui dont
ils ont constaté l’absence dans le tombeau, celui qu’ils ont revu ensuite,
Jésus sera là, présent dans toute la vigueur de sa résurrection. En venant à sa
rencontre, nous entrons dans cette tradition des témoins de la vie. Nous chrétiens,
nous refusons de considérer le monde
comme un cimetière, nous affirmons avec une conviction certaine que le jeu de
la mort et de la vie n’est pas égal : il manque un cadavre, et cela fait
cent trois mille cinq cent vingt dimanches que nous le proclamons. N’ayons pas
peur de vivre dans la foi, tournés vers la vie, attirés par cette lumière de Pâques
qui brille du lointain des âges et éclaire, au-delà de l’avenir, jusqu’à
l’éternité.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.