Aller à un enterrement
est toujours quelque chose de douloureux. Même si l’on n’était pas spécialement
lié au défunt, rencontrer une famille dans la peine est toujours une
épreuve : trouver le mot juste pour évoquer le disparu, donner une parole
de réconfort et – si l’on est croyant – une parole d’espérance, tout cela n’est
jamais très facile. Mais lorsqu’un enterrement est en outre l’occasion d’un
décès supplémentaire, la douleur devient insoutenable : on a alors l’impression
d’être submergé par la mort.
Telle est exactement la
situation de départ de notre évangile : Lazare est mort et Jésus veut
aller rendre visite à la famille de son ami, à Marthe et Marie. Mais en se
rendant près de Jérusalem, il prend un risque réel que les disciples ne tardent
pas à lui rappeler : « Rabbi, tout récemment les Juifs cherchaient à
te lapider, et tu retournes là-bas ? » (Jn 11, 8). A l’occasion
du décès de Lazare, il semble bien qu’une
autre tragédie soit en train de se mettre en place. La mort de Lazare pourrait bien faciliter
le lynchage de Jésus ; le mécanisme, incontrôlable et prévisible (peut-être
même déjà orchestré) est simple : un débat animé, une bonne controverse
entre Jésus et les Pharisiens, une embuscade, Jésus est lapidé, et tout est
fini. On mesure donc l’hésitation des disciples et la prudence qui est la leur.
Ils pensent – avec une sagesse trop humaine – qu’il ne convient pas de se jeter
dans la gueule du loup et ils veulent conseiller à Jésus de se tenir à
l’écart ; certes, il était l’ami de Lazare, mais la situation n’est pas
bonne, et il vaut mieux renoncer. Devant un tel risque, personne ne lui
reprochera son absence.
Jésus pourtant est bien
décidé, et Thomas résume alors la perspective d’avenir dans un mot angoissé :
« Allons-y nous aussi, pour mourir avec lui ! » (Jn 11, 16).
Le ton de cette exclamation indique peut-être une certaine colère résignée
devant l’audace de Jésus qu’on ne parvient pas à raisonner.
Les Hébreux qui
sortaient d’Egypte ont fait le même reproche à Moïse : Dieu les a-t-il conduits
hors d’Egypte pour les faire mourir dans le désert ? (cf. Ex 14, 11) Voilà la grande question de l’homme que le
Seigneur commence de libérer. Dès que Dieu nous conduits, nous avons peur de la
mort et, dans un mouvement de panique
autant que de reproche, nous
disons à Dieu : Pourquoi veux-tu nous faire mourir ? Nous sommes
obnubilés par la mort, traumatisés par elle, paralysés à sa seule pensée. C’est
dans ce climat psychologique pesant que Jésus et ses disciples se mettent en
route vers Béthanie.
Et là se produit un petit
événement inattendu, une parole que les disciples n’étaient plus capables
d’imaginer : « Seigneur, si tu avais été là, mon frère ne serait pas
mort » (Jn 11, 21 ; 32). Voilà qui est surprenant : alors
que tout parle de mort, les sœurs de Lazare envisagent un monde dans lequel la
mort n’a plus de place. Ce n’est pas qu’elles refusent de reconnaître que
Lazare soit effectivement mort. Parfois on constate chez des familiers un
mécanisme d’aveuglement, de déni, qui consiste à refuser la réalité de la
disparition. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Avec lucidité, Marthe et
Marie envisagent, alors même qu’elles savent pertinemment que Lazare est
réellement mort, qu’il aurait pu ne
pas mourir. Devant cette remarque audacieuse, Jésus, à la manière de
tout homme, prononce alors une parole rassurante : « Ton frère
ressuscitera » (Jn 11, 23). En disant cela, il ne fait encore rien d’autre
que de mentionner la foi juive en la résurrection. Parmi les Juifs, seuls les
sadducéens avaient une vision pessimiste de l’au-delà (cf. Lc 20, 27) ; les autres courants spirituels,
plus optimistes, savaient très bien que, à la fin des temps, Dieu rassemblerait
tous les justes dans une résurrection générale. Cette foi était celle de Jésus
et de ses disciples, de Marthe, Marie et Lazare. Cette réponse de Jésus n’est
encore rien de plus que cela, le réconfort serein que peut donner une croyance commune.
Rien d’extraordinaire
donc dans ces quelques mots : un désir des deux sœurs, un mot bienveillant
de Jésus ; rien de plus. Mais, dans ces simples formules traditionnelles,
va pouvoir se glisser quelque chose de nouveau. Jésus prononce l’inouï :
« Lazare, viens dehors » (Jn 11, 43). Personne n’avait jamais
osé dire cela devant une tombe ; ce serait même de très mauvais goût !
Pourtant Jésus donne cet ordre impensable non pas comme un défi, non pas comme
une provocation, mais comme une vocation. Il appelle
Lazare à vivre. Le Fils de Dieu possède l’autorité de nous donner cette
vocation à la vie : « Comme le Père en effet ressuscite les morts et
leur redonne vie, ainsi le Fils donne vie à qui il veut » (Jn 5, 21).
Le Christ détient le pouvoir de nous appeler par notre nom et cet appel
lui-même est source de vie. Ces mots que Jésus prononce pour Lazare sont ceux
qu’il prononcera au dernier jour en notre faveur : « Pierre, viens
dehors ; Antoinette, lève-toi… ». Car « l’heure vient où les
morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront »
(Jn 5, 25). Au dernier jour, le
Christ nous donnera l’ordre de ressusciter, il nous appellera à la vie,
il nous commandera de nous relever. Et comme Dieu ne commande jamais rien d’impossible, nous nous lèverons. Si
nous comprenons cela, la pensée de la mort cesse de nous hanter. Nous voyons
bien que notre vocation à la vie est bien plus profonde que notre crainte de la
mort et que Dieu qui nous appelle est plus puissant que nos limites.
« Les nombreux Juifs qui
étaient venus entourer Marie et avaient vu ce que faisait Jésus crurent en
lui » (Jn 11, 45). Souvenons-nous du climat psychologique du début de
notre récit et mesurons le chemin parcouru : nous sommes passés de l’angoisse de
la mort à la foi en la résurrection. De cette peur paralysante devant la
perspective de notre anéantissement, nous en venons à la joyeuse perspective d’une
vocation. Désormais, nous comprenons que la
vie ne se compare pas à la mort, que la puissance Dieu dépasse
infiniment nos craintes humaines. Nous savons tous que la mort et la vie font partie
de l’existence, mais surtout nous avons maintenant la certitude que,
contrairement aux apparences, ce n’est pas la mort qui a le dernier mot. Au-delà
de toute souffrance, « Il y a la joie qui est la plus forte »[1].
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