samedi 5 avril 2014

5ème dimanche de carême - année A

Aller à un enterrement est toujours quelque chose de douloureux. Même si l’on n’était pas spécialement lié au défunt, rencontrer une famille dans la peine est toujours une épreuve : trouver le mot juste pour évoquer le disparu, donner une parole de réconfort et – si l’on est croyant – une parole d’espérance, tout cela n’est jamais très facile. Mais lorsqu’un enterrement est en outre l’occasion d’un décès supplémentaire, la douleur devient insoutenable : on a alors l’impression d’être submergé par la mort.
Telle est exactement la situation de départ de notre évangile : Lazare est mort et Jésus veut aller rendre visite à la famille de son ami, à Marthe et Marie. Mais en se rendant près de Jérusalem, il prend un risque réel que les disciples ne tardent pas à lui rappeler : « Rabbi, tout récemment les Juifs cherchaient à te lapider, et tu retournes là-bas ? » (Jn 11, 8). A l’occasion du décès de Lazare, il semble bien qu’une autre tragédie soit en train de se mettre en place. La mort de Lazare pourrait bien faciliter le lynchage de Jésus ; le mécanisme, incontrôlable et prévisible (peut-être même déjà orchestré) est simple : un débat animé, une bonne controverse entre Jésus et les Pharisiens, une embuscade, Jésus est lapidé, et tout est fini. On mesure donc l’hésitation des disciples et la prudence qui est la leur. Ils pensent – avec une sagesse trop humaine – qu’il ne convient pas de se jeter dans la gueule du loup et ils veulent conseiller à Jésus de se tenir à l’écart ; certes, il était l’ami de Lazare, mais la situation n’est pas bonne, et il vaut mieux renoncer. Devant un tel risque, personne ne lui reprochera son absence.
Jésus pourtant est bien décidé, et Thomas résume alors la perspective d’avenir dans un mot angoissé : « Allons-y nous aussi, pour mourir avec lui ! » (Jn 11, 16). Le ton de cette exclamation indique peut-être une certaine colère résignée devant l’audace de Jésus qu’on ne parvient pas à raisonner.
Les Hébreux qui sortaient d’Egypte ont fait le même reproche à Moïse : Dieu les a-t-il conduits hors d’Egypte pour les faire mourir dans le désert ? (cf. Ex 14, 11) Voilà la grande question de l’homme que le Seigneur commence de libérer. Dès que Dieu nous conduits, nous avons peur de la mort et, dans un mouvement de panique autant que de reproche, nous disons à Dieu : Pourquoi veux-tu nous faire mourir ? Nous sommes obnubilés par la mort, traumatisés par elle, paralysés à sa seule pensée. C’est dans ce climat psychologique pesant que Jésus et ses disciples se mettent en route vers Béthanie.
Et là se produit un petit événement inattendu, une parole que les disciples n’étaient plus capables d’imaginer : « Seigneur, si tu avais été là, mon frère ne serait pas mort » (Jn 11, 21 ; 32). Voilà qui est surprenant : alors que tout parle de mort, les sœurs de Lazare envisagent un monde dans lequel la mort n’a plus de place. Ce n’est pas qu’elles refusent de reconnaître que Lazare soit effectivement mort. Parfois on constate chez des familiers un mécanisme d’aveuglement, de déni, qui consiste à refuser la réalité de la disparition. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Avec lucidité, Marthe et Marie envisagent, alors même qu’elles savent pertinemment que Lazare est réellement mort, qu’il aurait pu ne pas mourir. Devant cette remarque audacieuse, Jésus, à la manière de tout homme, prononce alors une parole rassurante : « Ton frère ressuscitera » (Jn 11, 23). En disant cela, il ne fait encore rien d’autre que de mentionner la foi juive en la résurrection. Parmi les Juifs, seuls les sadducéens avaient une vision pessimiste de l’au-delà (cf. Lc 20, 27) ; les autres courants spirituels, plus optimistes, savaient très bien que, à la fin des temps, Dieu rassemblerait tous les justes dans une résurrection générale. Cette foi était celle de Jésus et de ses disciples, de Marthe, Marie et Lazare. Cette réponse de Jésus n’est encore rien de plus que cela, le réconfort serein que peut donner une croyance commune.
Rien d’extraordinaire donc dans ces quelques mots : un désir des deux sœurs, un mot bienveillant de Jésus ; rien de plus. Mais, dans ces simples formules traditionnelles, va pouvoir se glisser quelque chose de nouveau. Jésus prononce l’inouï : « Lazare, viens dehors » (Jn 11, 43). Personne n’avait jamais osé dire cela devant une tombe ; ce serait même de très mauvais goût ! Pourtant Jésus donne cet ordre impensable non pas comme un défi, non pas comme une provocation, mais comme une vocation. Il appelle Lazare à vivre. Le Fils de Dieu possède l’autorité de nous donner cette vocation à la vie : « Comme le Père en effet ressuscite les morts et leur redonne vie, ainsi le Fils donne vie à qui il veut » (Jn 5, 21). Le Christ détient le pouvoir de nous appeler par notre nom et cet appel lui-même est source de vie. Ces mots que Jésus prononce pour Lazare sont ceux qu’il prononcera au dernier jour en notre faveur : « Pierre, viens dehors ; Antoinette, lève-toi… ». Car « l’heure vient où les morts entendront la voix du Fils de Dieu, et ceux qui l’auront entendue vivront » (Jn 5, 25). Au dernier jour, le Christ nous donnera l’ordre de ressusciter, il nous appellera à la vie, il nous commandera de nous relever. Et comme Dieu ne commande jamais rien d’impossible, nous nous lèverons. Si nous comprenons cela, la pensée de la mort cesse de nous hanter. Nous voyons bien que notre vocation à la vie est bien plus profonde que notre crainte de la mort et que Dieu qui nous appelle est plus puissant que nos limites.
« Les nombreux Juifs qui étaient venus entourer Marie et avaient vu ce que faisait Jésus crurent en lui » (Jn 11, 45). Souvenons-nous du climat psychologique du début de notre récit et mesurons le chemin parcouru : nous sommes passés de l’angoisse de la mort à la foi en la résurrection. De cette peur paralysante devant la perspective de notre anéantissement, nous en venons à la joyeuse perspective d’une vocation. Désormais, nous comprenons que la vie ne se compare pas à la mort, que la puissance Dieu dépasse infiniment nos craintes humaines. Nous savons tous que la mort et la vie font partie de l’existence, mais surtout nous avons maintenant la certitude que, contrairement aux apparences, ce n’est pas la mort qui a le dernier mot. Au-delà de toute souffrance, « Il y a la joie qui est la plus forte »[1].




[1] Paul Claudel, Jeanne au bûcher

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