« Le peuple qui marchait dans les ténèbres a
vu se lever une grande lumière » (Is 9, 1 ; cf. Mt 4, 16). Quelles sont ces ténèbres qui couvrent le
peuple en marche ? Il faut remarquer que ce n’est pas un homme qui marche
dans la nuit ; c’est un peuple. Un homme qui marche seul dans le noir
hésite, tombe, perd son chemin, tâtonne. Mais un peuple qui marche dans les
ténèbres est comme une procession où chacun se guide à ce qu’il croit qu’on
fait autour de lui. Si son voisin prend à droite, il suit ; et si ce
voisin se trompe, il préfère se tromper avec lui pour ne pas rester seul. Et si
tout le peuple se trompe, alors tous sont perdus. Jésus aura une phrase assez
dure pour décrire cela : « ce sont des aveugles qui guident des
aveugles ! Or si un aveugle guide un aveugle, tous les deux tomberont dans
un trou » (Mt 15, 14). Je crois donc que ces ténèbres dans lesquelles
marche le peuple ne sont pas seulement une nuit extérieure ; car ainsi, il
suffirait d’arrêter de marcher, d’attendre le lever du jour pour se diriger en
pleine lumière. Non ; si le peuple marche, c’est que ces ténèbres ne passent
pas. Ce sont des ténèbres intérieures, une cécité intime, un aveuglement
spirituel. Et voilà bien ce qui est tragique : un aveugle qui se guide sur
les pas d’un autre aveugle ne voit pas que l’autre est aveugle ; il ne
peut que deviner, ressentir son mouvement et s’y conformer. Mais il ne sait pas
qu’il se fie à quelqu’un qui n’est pas fiable, il ne comprend pas qu’il va à sa
perte – et pourtant il y va très certainement.
Imaginez bien cette
scène terrifiante : un peuple d’aveugles
en marche, et chacun, étant aveugle et se sachant aveugle, ignorant que son
voisin – sur lequel il se guide – est aussi aveugle, lui faisant confiance
uniquement parce qu’il le pense clairvoyant. Regardez cette foule à la démarche
erratique, inconsciemment désespérée ; voyez ces déplacements aléatoires
et périlleux, cette horrible confiance grégaire et illusoire, ce désarroi
inconnu et pitoyable.
Quelle est maintenant cette lumière qui se lève
sur le peuple ? Si les ténèbres étaient un aveuglement, la lumière est
également une lumière intérieure, disons une guérison de la lucidité. Il ne
s’agit pas d’un soleil qui se lève régulièrement après la nuit ; il s’agit
de gens aveugles qui se mettent à voir (l’évangile est rempli de cela ; Mt 9,
27-31 ; 11, 5 ; 12, 22, etc.).
Et quelle est cette guérison, sinon la prédication du Christ :
« Convertissez-vous, car le Royaume des cieux est tout
proche » ? (Mt 4, 17) Voilà quelle est cette lumière nouvelle
qui brille dans les yeux de ceux qui étaient aveuglés. Par quoi étaient-ils
aveuglés ? Par leurs erreurs, par leurs injustices, par leurs idolâtries, par
leurs étroitesses d’esprits, par leurs scrupules légalistes… voilà ce qui rend
aveugle. Par quoi sont-ils guéris ? Par un appel, par une demande du
Christ ; ils sont guéris par sa grâce, par son amour, par son pardon, par
sa miséricorde. Voilà ce qui est capable de guérir tout un peuple qui avait
choisi les ténèbres intérieures et qui ouvre les yeux pour s’émerveiller de la
bonté de Dieu.
La suite du récit nous parle de la vocation
d’André et de Pierre, de Jacques et de Jean (Mt 4, 18-22). Là aussi, c’est
de lumière qu’il est question. En commençant de constituer son Eglise, en
commençant d’appeler à lui des disciples qui deviendront ensuite ses Apôtres,
ses envoyés, Jésus fait une œuvre de lumière. En effet, au début de la Genèse, Dieu a créé la lumière par
vocation, l’appelant à être : « que la lumière soit » (Gn 1,
3) ; à la suite de cet appel primordial de la lumière dans l’existence,
chaque appel de Dieu est une lumière pour celui qui l’entend : « Venez »
(Mt 4, 19). Dès la première page de la Bible, lumière et vocation sont une seule et même réalité.
Le monde dans lequel
nous vivons n’est pas très différent de celui de l’époque de Jésus. Les
ténèbres d’aujourd’hui ne sont plus tout à fait les mêmes, mais il y en a
autant qu’autrefois. Les ténèbres d’aujourd’hui seraient plutôt :
l’égoïsme, la pauvreté, l’angoisse, la dépression, la solitude, les familles
qui se déchirent, les mensonges politiques, le relativisme ambiant, et toutes
ces détresses humaines auxquelles la société n’est évidemment pas capable de
fournir de réponse juste. Pour aider ceux qui sont aveuglés par leur désarroi à
ouvrir les yeux, le Christ a institué son Eglise à qui il a donné la mission de
briller. Pourvu qu’elle n’ait pas peur, qu’elle n’ait pas honte, pourvu qu’elle
ne se cache pas « sous le boisseau » (Mt 5, 16), l’Eglise est
une lampe qui fait rayonner la lumière de la bonté de Dieu. Et chaque chrétien,
vous avez, dans l’Eglise, la mission d’être des petites lumières. Certes,
Pierre et André, Jacques et Jean ont été des grandes lumières qui ont fait
briller la lumière du Christ sur toute la terre. Ce n’est pas cela qui nous est
demandé ; ce serait au-dessus de nos forces. Mais là où nous sommes, dans
nos familles, au milieu de nos amis, chacun de nous peut, doit, être une
lumière.
En appelant, en choisissant
des hommes et des femmes pour continuer sa mission, pour annoncer l’évangile,
le Christ – qui est « la vraie lumière » (Jn 1, 9) – nous a
confié ce travail d’être pour ceux qui nous entourent une lumière
d’encouragement, de réconfort, de soutien, une lumière de joie et de paix, une
lumière de pardon et de vérité. « Vous êtes la lumière du monde »
(Mt 5, 14) dit Jésus. Il y a tout un peuple d’aveugles à guérir. Accueillons
cette mission avec empressement et gratitude.
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