Trois phrases percutantes,
scandées comme un implacable refrain, structurent cet évangile : « Si
quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses
frères et sœurs, et même sa vie, il NE PEUT ÊTRE MON DISCIPLE. Et celui qui ne
porte pas sa croix pour me suivre NE PEUT ÊTRE MON DISCIPLE … Ainsi, quiconque
d’entre vous ne renonce pas à tout ce qu’il possède NE PEUT ÊTRE MON DISCIPLE »
(Lc 14, 26-27 ; 33). La première phrase, d’emblée, paraît choquante ;
celui qui a dit « aimez-vous les uns les autres » (Jn 13, 34) nous
commande-t-il maintenant de haïr, de mépriser nos proches ? Cela serait
incohérent. Et faut-il vraiment être pauvre au dernier degré pour commencer à
suivre le Christ ? Cela semble insurmontable. Alors, habituellement, on
amoindrit ces phrases, on dit que Jésus exagère ; on dit que « haïr »
ne veut pas dire haïr, mais aimer moins qu’on aime Dieu ; on dit que « renoncer
à tout » ne veut pas dire renoncer à tout à fait tout, mais vivre (au
milieu du confort) dans un certain détachement. Et on se rassure à bon compte
avec un évangile édulcoré, déjà proche de la trahison.
Adoucir le sens des
phrases fortes de Jésus n’a jamais été une exégèse tellement loyale. L’évangile
dérange, c’est vrai ; mais peut-on vraiment admettre que l’évangile ne
nous dérange pas un peu, qu’il ne nous bouscule pas ? Mais, pense-t-on,
nous demander de haïr nos familiers, voilà qui n’a pas de sens ! Il faut
alors relire, et bien comprendre ce contre quoi Jésus nous met en garde, le
lieu précis de sa critique.
Le dernier refrain peut
servir de clef de lecture. Jésus nous demande de renoncer à ce que nous
possédons, afin d’être disciples. L’alternative est bien connue entre avoir et
être ; clairement, d’une manière qui ne peut nous surprendre, Jésus
valorise l’être au détriment de l’avoir ; être disciple vaut mieux que d’avoir
des biens. C’est dans cette logique que nous pouvons relire le premier refrain :
Jésus ne demande pas de haïr un père, une mère, des enfants, des proches – ce serait
monstrueux. La critique de Jésus porte plus logiquement sur le rapport de
possession qu’on entretient avec ces personnes, les considérant comme nôtres, c’est-à-dire
comme à notre service, comme tournant autour de notre petit « moi »
devenu le centre du monde. Dire : « j’aime mon père », c’est d’abord
dire que ce père est à moi et que c’est moi le plus important ; dire :
« j’ai des enfants », c’est d’abord affirmer que ces enfants sont les
miens et que j’ai des droits sur eux. Si l’on tourne ces phrases avec le verbe
être, et non plus avec avoir, au lieu de dire : « j’ai des enfants »,
on dira : « je suis père », et l’on découvrira que, bien que les
deux expressions soient synonymes, être père et avoir des enfants correspondent à
deux logiques différentes. Dans l’une, les enfants appartiennent au père ;
dans l’autre le père est au service bienveillant de l’épanouissement des plus
jeunes.
Enfin, Jésus demande de
haïr sa vie : faudra-t-il se suicider pour lui plaire ? Bien sûr que
non. Là encore, le passage à accomplir oscille entre l’avoir et l’être : dire
« je possède ma vie », cela signifie que je peux aussi la perdre ;
dire « je suis vivant », cela indique que j’ai pris conscience d’être,
par grâce, associé à la vie de Dieu, vie qui est d’ores et déjà éternelle.
Saint Paul a fait cette découverte bouleversante, qui disait : « je
vis – mais non plus moi : c’est le Christ qui vit en moi » (Ga 2,
20).
Ainsi donc, il faut bien
aimer un père, une mère, des enfants, des frères et sœurs ; il faut aimer
la vie ; mais il faut les aimer non comme des réalités qu’on possède, dont
on détient l’usage. Ce qu’il faut haïr, c’est cette manière de les aimer pour
les utiliser. Pour aimer vraiment, il faut être, et non avoir et l’alternative
est donc celle-ci : AVOIR ce que l’on veut (avec le risque d’être déçu ou
de le perdre) ; ou bien ÊTRE disciple et, à la suite du Christ, aimer
vraiment père, mère, enfant et vie d’une charité réelle, non coupable d’égoïsme.
Il reste à comprendre
comment s’opère, spirituellement, ce passage de l’avoir à l’être. C’est le deuxième
refrain qui nous donne la clef : ce renoncement qui fait passer un homme
de la logique de l’avoir à la logique de l’être s’appelle la croix. Saint Paul
en a fait encore l’austère et joyeuse expérience : « le monde est, à
mes yeux, crucifié, et moi, je suis crucifié aux yeux du monde »
(Ga 6, 14). N’ayant plus rien, Paul peut ÊTRE disciple et aimer ainsi tous
les hommes d’un amour vraiment chrétien. C’est à ce bonheur que Jésus nous
invite.
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