Un proverbe dit que « l’argent ne fait pas
le bonheur » ; mais chacun, dans son for intérieur, se dit que le
manque d’argent est une misère, et que l’argent, quand même, importe au bonheur.
Dans l’évangile de ce jour, justement, Jésus nous parle d’argent. En général,
on n’aime pas beaucoup que Jésus aborde ce sujet ; on préfère que Jésus,
selon la mission spirituelle qu’on lui imagine, parle de la prière, de la foi,
de théologie. On souhaiterait que Jésus se contente d’évoquer des questions
mystiques, éloignées de notre vie concrète, et qu’il nous laisse tranquille sur
notre façon de gérer les problèmes de ce monde. Mais Jésus ne l’entend pas
ainsi ; au risque de nous agacer, Jésus ose parler d’argent.
Qu’est-ce que l’argent ? Cette question est
difficile ; les historiens et les économistes ne sont pas tous d’accord à
ce sujet. Mais, pour dire les choses rapidement, une hypothèse raisonnable
consiste à montrer que l’argent est le moyen que les hommes ont utilisé pour
réaliser des échanges[1].
Pour celui qui a des marchandises à vendre, il est plus facile de faire du
commerce avec un moyen monétaire que de faire du troc. L’argent est donc
l’intermédiaire utile, qui facilite les transactions commerciales. Sans argent,
notre monde ne fonctionnerait pas ; on ne pourrait rien vendre, rien
acheter. Aussi, l’invention de la monnaie a été la cause d’un véritable progrès
de l’humanité. Et Jésus reconnaît que les hommes qui ont ainsi imaginé un moyen
de développer les échanges commerciaux ont eu une bonne idée ; même les
anges ne sont pas aussi ingénieux : « les
fils de ce monde sont plus habiles entre eux que les fils de la lumière »
(Lc 16, 8).
Pourtant,
le reste du discours de Jésus est plus critique. Jésus dénonce une certaine
idolâtrie de l’argent. Jésus comprend que l’argent a été inventé pour être un moyen d’échange – et cela est une bonne
chose – mais il constate que, pour beaucoup, l’argent est devenu une fin en soi. L’argent est devenu un
maître que les hommes servent ; l’argent est devenu un maître dont les
hommes sont esclaves. Nous devrions nous servir de l’argent pour améliorer le
monde, améliorer nos conditions de vie. Et, par un curieux renversement, nous
sommes maintenant au service de l’argent. Ce qui était un moyen légitime s’est
transformé en une idole toute-puissante qui gouverne le monde. Jésus dénonce
cela comme étant une tromperie, une malhonnêteté qui a malheureusement séduit
tout le monde. C’est en ce sens qu’il parle d’un argent trompeur (Lc 16, 9 ;
11), non pour dire que l’argent serait intrinsèquement mauvais, mais pour
mettre en garde contre une supercherie mondiale au sujet de la finance.
Vous
voyez que ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on se rend compte que le monde de la
finance est devenu fou : Jésus le savait déjà ! Il y a deux mille
ans, il mettait déjà en garde contre les périls de la domination financière au
détriment du bonheur des hommes, et au détriment de Dieu. Car c’est bien là le
drame de cette usurpation de la finance : si l’argent est devenu le maître
du monde, il n’y a plus de place pour Dieu. Si les hommes sont les esclaves de la
monnaie, ils ne peuvent plus être libres pour servir Dieu. « Nul ne peut
servir deux maîtres… vous ne pouvez pas servir à la fois Dieu et
l’argent » (Lc 16, 13).
Toutefois,
Jésus ne demande pas qu’on élimine l’argent. Ce n’est pas la peine de renoncer
à toute vie économique. Si certains courants spirituels ont été tentés par une
telle forme de pauvreté radicale, si cela fut l’intuition géniale de saint
François d’Assise, l’Eglise n’a jamais demandé à tous les fidèles de rejeter l’usage
de la monnaie. Ce n’est pas un péché d’avoir de l’argent honnêtement
gagné ; ce n’est pas un péché d’acheter ou de vendre. Mais il faut rester
vigilant. Il ne faut pas devenir l’esclave de l’argent. Ce que Jésus suggère
demande à être expliqué : « Eh bien moi, je vous dis :
faites-vous des amis avec l’Argent trompeur » (Lc 16, 9). Jésus parle de
manière solennelle ; sa parole est donc particulièrement importante et il
faut bien l’entendre. Qu’est-ce qui compte vraiment dans une vie humaine ?
qu’est-ce qui est capable de rendre un homme heureux ? Dans la mentalité
antique, il n’y a pas de doute, la première source du bonheur terrestre, c’est
l’amitié. L’honnête homme qui est entouré de bons amis, celui-là est heureux.
L’amitié saine, franche, fiable, est même comptée parmi les vertus les plus
hautes. Aussi, dans les relations humaines, tout doit être mis au service de
l’amitié. Et dans ce contexte, l’argent, remis à sa juste place, peut alors
redevenir un moyen capable de rendre heureux. Celui qui est capable de mettre
sa fortune au service de l’amitié, en recevant ses amis, en les traitant bien,
en les aidant avec générosité, celui-là n’est plus l’esclave de l’argent.
Celui-là utilise l’argent pour ce à quoi il doit servir, comme un moyen en vue
d’une finalité vertueuse. Et Jésus va jusqu’à dire que le fruit d’une telle
amitié sera une convivialité « éternelle ». Alors que le monde est
devenu fou, il suffisait d’un peu de bon sens pour redécouvrir cette vérité
simple : que nous ne devons pas être esclaves d’une convention humaine –
fût-elle universelle ; l’argent, créé par l’homme, ne doit pas asservir l’homme.
Jésus, qui se soucie de notre bonheur et de notre vertu, avait donc bien raison
de nous parler d’argent.
[1] Il n’est pas certain que cela soit l’origine,
la cause de l’invention de la monnaie ; mais c’en est, du moins, un usage ancien
et, aujourd’hui, assez général. La question des fonctions de la monnaie reste
toutefois, philosophiquement, historiquement et économiquement très complexe ;
elle dépasse de toute évidence le cadre d’un bref commentaire de l’évangile.
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