L’évangile de ce jour (Lc 14, 1; 7-14), avec son histoire de mariage, d’invités prestigieux, de boiteux et d’estropiés, m’a fait penser à un beau film de Frank Capra: Lady for a day (1933). Le cinéaste avait-il conscience de traiter un archétype qui lui venait de la Bible? Peut-être pas; mais c’est sans doute l’une des forces de la parole de Dieu que des artistes s’en inspirent à leur insu, tant ce que propose la Révélation consonne avec notre humanité.
L’intrigue de ce film hollywoodien est émouvante à souhait. Une ancienne danseuse espagnole qu’un accident de la vie a réduite à la misère, hante les rues de New York en vendant des pommes blettes et des journaux de la veille. “Apple Annie”, saoule du matin au soir, a pourtant obtenu la protection d’un petit truand, Dave the Dude, accro (et escroc) au jeu, car ses pommes flétries – pense-t-il – lui portent chance. Mais cette sympathique clocharde n’a pas toujours été une ivrogne: tandis qu’elle avait du succès sur les scènes de Broadway, elle a eu une fille pour qui elle a voulu une bonne éducation, qu’elle a confiée à sa sœur, en Espagne. Elle n’a avec cette fille qu’une relation épistolaire, dans laquelle elle parvient à lui faire croire qu’elle est toujours la grande dame qu’elle a été, qu’elle vit dans un palace et appartient à la meilleure société américaine. Lorsque sa fille lui annonce qu’elle va épouser un jeune aristocrate espagnol, Apple Annie se réjouit; mais elle s’épouvante lorsqu’elle apprend que sa fille, son fiancé et les nobles parents de celui-ci, débarquent à New-York pour la voir. Si le Comte Romero découvre qui sera la belle-mère de son fils, qu’elle n’est qu’une mendiante imbibée de gin, les fiançailles à coup sûr seront rompues et les cœurs des deux amoureux brisés. Avec l’aide de Dave the Dude, après des péripéties plus féériques que vraisemblables, et grâce à la sympathie amusée de quelques grands personnages, Apple Annie parvient à recevoir dans un faux logement, accompagnée d’un faux mari, avec un vrai orchestre de jazz, le Comte Romero et sa famille ainsi que tout ce que l’élite américaine compte de plus remarquable. Avant de repartir, la clocharde a offert à sa fille et à la famille de son futur gendre une fête improbable et décalée, incroyablement pittoresque et chatoyante, mêlant petits gangsters, nobliaux exotiques et grands de ce monde: une gloire factice mais un bonheur réel.
Le dîner que Jésus décrit (Lc 14, 12-14) n’a rien à envier à cette étrange réception. Imagine-t-on en effet que des gens “comme il faut” vont organiser un cocktail mondain avec des manchots, des difformes, des margoulins? Une telle réjouissance serait une honte. Si Jésus nous donne cette parabole – et si Frank Capra, qui n’est pas un Docteur de l’Eglise, l’interprète judicieusement – on peut se demander en fait qui gagne quoi, qui fait une faveur à qui. On ne peut croire naïvement que les riches seraient seulement bien gentils d’inviter les pauvres à leur table pour leur accorder un peu de luxe le temps d’une fête de charité. Dès qu’on s’occupe un peu de ceux qu’on appelle “les pauvres” ou “les blessés de la vie” (pour les mettre dans une catégorie rassurante à laquelle, Dieu merci, nous n’appartenons pas nous-mêmes!) on découvre que ce n’est pas “nous” qui possédons la joie, mais qu’il y a chez “eux”, dans leur précarité, leur handicap, leur dénuement, une capacité d’épanouissement, de spontanéité, un rayonnement que “nous” n’avons pas.
La vraie manière de faire une fête, ce n’est pas de se rassembler entre bourgeois bien-pensants ayant réussi leur vie: cela n’est pas une fête; ce peut être une soirée très agréable, très mondaine et très élégante. Mais ce n’est pas une fête. Une fête (je veux dire: une fête telle qu’elle puisse être décrite par Jésus comme parabole du Royaume des cieux), c’est autre-chose. C’est une réunion de pauvres qui, sans complexe, sans contrainte, sans souci de paraître, dévoilent leur joie d’être en vie, quelles que soient par ailleurs les épreuves et les larmes. Une fête, ce sont les chants (dissonants, faux: une bastringue) quelles que soient par ailleurs les angoisses et les tristesses. Il n’y a là aucun calcul, aucun intérêt, rien de prémédité; il n’y a que la joie simple et gratuite, l’accueil du présent, l’expression familière et cordiale d’un bonheur sans manigance.
Un marginal un peu ingérable avait brièvement intégré une structure caritative qui lui fournissait de l’aide administrative et sociale. Lui n’apportait rien d’autre que sa bonne humeur et son insouciance, sa généreuse naïveté. Il dit un jour à un responsable de l’association (qui me l’a rapporté): «ils ont bien de la chance de nous avoir, ces bénévoles qui s’occupent de nous». Et c’était vrai.
Si nous voulons participer à la «résurrection des justes» (Lc 14, 14) – et c’est bien, je crois, notre projet à tous – nous ne devons pas nous attendre finalement à quelque chose de guindé et de chic; nous risquerions d’être déçus. Le festin des noces auquel nous sommes conviés ne sera pas une garden-party sophistiquée et select. Cela ressemblera plutôt à nos assemblées dominicales, pourvu que nous soyons accueillants à toutes les détresses, ouverts à tous les malheurs. C’est dans une charité serviable, et là seulement, que se trouve la joie du Royaume.
[illustration: Lady for a day, de Frank Capra (1933).
https://fr.m.wikipedia.org/wiki/La_Grande_Dame_d%27un_jour
source:
https://moniqueclassique.wordpress.com/2014/08/27/movie-of-the-week-lady-for-a-day-1933/]