On entend dire parfois
que le clergé catholique serait une corporation un peu obscure, détentrice d’un
pouvoir spirituel et jalouse de son autorité. Si ce genre de paranoïa
religieuse fait le sujet de quelques bons romans[1], on a
pourtant du mal à lui trouver un fondement dans la réalité. Car, s’il était
vrai que les prêtres possédaient un pouvoir, et s’il était vrai que ce pouvoir
paraissait désirable, alors les séminaires de France seraient remplis
d’ambitieux. Or on constate que les séminaires ne sont pas si pleins que
cela ; et on constate aussi que dès qu’un prêtre ou un évêque se met à
parler avec un peu d’autorité de ce qui concerne la foi ou l’évangile, il est
contredit ici ou là, par des croyants ou des non-croyants qui trouvent quelque
chose à redire. Si c’est cela être jaloux d’une autorité spirituelle, être
orgueilleux de son sacerdoce, il s’agit alors d’une fierté bien paradoxale, à
la manière de ce que disait saint Paul : « S’il faut se glorifier,
c’est de mes faiblesses que je me glorifierai » (2Co 11, 30).
Dans la 1ère
lecture (Nb 11, 25-29), on voit ce même mécanisme. D’une manière un peu
curieuse, deux hommes, Eldad et Médad, sont saisis par l’Esprit de Dieu et se
mettent à prophétiser. Et un jeune homme, craignant que cela n’amoindrisse le
prestige de Moïse, craignant même que Moïse lui-même n’en prenne ombrage, vient
le prévenir, afin qu’il puisse mettre fin à ce désordre. Mais Moïse était
« l’homme
le plus humble que la terre ait porté » (Nb 12, 3), et sa réponse a dû
bien étonner le jeune homme : non seulement Moïse ne s’offusque pas du
surgissement de deux prophètes imprévus, mais encore il se lamente du cruel
manque de prophètes. L’angoisse de Moïse, ce n’était pas de perdre son pouvoir
prophétique par dilution du charisme, ce n’était pas de perdre sa gloire de
chef du peuple. L’angoisse de Moïse c’était de lutter, jour après jour, contre
l’inertie, les doutes, les atermoiements, les murmures continuels. Ce peuple
qu’il avait libéré et qui regardait sans cesse en arrière, regrettant l’esclavage,
ce peuple qu’il avait sauvé de la mort et qui hésitait encore à vivre et à croire,
ce peuple pour qui il avait scellé l’Alliance avec le Seigneur et qui se
laissait tenter par les dieux des païens, ce peuple était l’objet de son
angoisse. Mais Moïse ne s’inquiétait pas un instant pour lui-même ni pour sa
dignité ; il était dévoré de zèle pour ce peuple que Dieu aimait, et qui
manifestait si peu de reconnaissance.
Dans l’évangile, nous
avons encore la même chose (Mc 9, 38…48). Quelqu’un chasse des démons au
nom de Jésus sans être connu des Apôtres. De peur que ce ministère parallèle et
officieux ne nuise aux intérêts de Jésus, Jean intervient. Là encore, la
réponse de Jésus a dû le surprendre. Jésus ne prétend pas être le seul à
repousser le mal, et il paraît se réjouir de ce que d’autres, comme lui, en son
nom, acceptent de combattre les esprits mauvais : « celui qui n’est pas
contre nous est pour nous »
(Mc 9, 40). Pour ce qui est de faire du bien, l’Eglise n’a jamais souhaité
détenir un monopole. Elle se réjouit au contraire de voir que des hommes, hors
de l’Eglise, s’engagent avec courage, générosité et abnégation ; et elle
reconnaît dans ces actes de dévouement désintéressé un signe, une ouverture,
une possibilité de la grâce.
Dans un autre contexte,
Jésus dira, à l’inverse : « Qui n’est pas avec moi est contre moi » (Lc 11,
23). Ces deux phrases ne sont contradictoires qu’en apparence. Dans le premier
cas, Jésus reconnaît que tout homme qui fait le bien accomplit, même hors de
l’Eglise, une part du projet de Dieu ; dans le second, Jésus met en garde
tout homme qui fait le mal que ce mal n’est pas seulement une erreur ou une
méchanceté, mais qu’il est aussi une révolte contre Dieu. Si l’Eglise ne
détient pas le monopole du bien, fort heureusement, si elle se sent solidaire
de la générosité qui existe autour d’elle, elle n’est aucunement complice du
mal et dénonce tout péché, même hors de ses frontières, comme étant une
opposition à l’évangile. Mais revenons à notre sujet.
Ainsi donc, ni Moïse, ni
Jésus, ni l’Eglise ne se soucient tellement de leur prestige ou de leurs
privilèges. Moïse, le prophète, n’était pas mécontent de voir de nouveaux
prophètes se lever ; Jésus accueillait avec bienveillance ceux qui, comme
lui, combattaient le mal. Le clergé d’aujourd’hui se situe bien dans cette
logique : les prêtres d’aujourd’hui ne sont pas jaloux d’un supposé
pouvoir qu’ils voudraient garder pour eux, profitant d’être un petit nombre. De
même que Moïse se plaignait du manque de vocations prophétiques, les prêtres
d’aujourd’hui aimeraient que des chrétiens plus fervents, des croyants plus
convaincus et des jeunes plus nombreux aient l’audace de consacrer toute leur
vie au service de l’Eglise. C’est en ce sens que je vous invite à prier pour
les séminaristes de France et pour tous les jeunes qui cherchent leur vocation,
reprenant le souhait de Moïse : « Ah ! Si le Seigneur pouvait mettre son
esprit sur eux tous, pour faire de tout son peuple des prophètes » (Nb 11,
29) !