vendredi 26 juin 2015

13e dimanche - année B


« Dieu n’a pas fait la mort » (Sg 1, 13).
Quelle parole étrangement belle, quel paradoxe magnifiquement serein ! A force de voir des gens, des familiers, des amis, mourir autour de nous, à force de lire dans les journaux les titres catastrophiques et les avis de décès, il se peut que nous ayons perdu l’évidence de cette vérité : « Dieu n’a pas fait la mort, il ne se réjouit pas de voir mourir les êtres vivants » (Sg 1, 13). Car lorsque deux vérités semblent en concurrence, nous avons tendance à nous arrêter à celle qui est la plus visible, pour laisser de côté celle qui est la plus réelle. C’est vrai, nous sommes touchés, blessés, à chaque fois que la mort vient nous enlever l’affection d’un proche. Et de cette blessure, qu’on appelle pudiquement le deuil, on ne guérit pas ; c’est une blessure durable. Pour autant, n’est-il pas plus vrai encore que Dieu est source de vie ? Et ce serait une faute logique de penser qu’il puisse y avoir une contradiction en Dieu : Dieu source de vie serait-il également source de mort ? Dieu qui est vivant et vivifiant se situe tout entier du côté de la vie, et il n’est nullement lié avec la mort. Il n’y a entre lui et la mort aucune complicité possible.  
Il nous faut donc arrêter d’accuser Dieu lorsque la mort nous révolte. Lorsqu’un homme meurt, ce n’est pas Dieu qui l’a tué – il est absurde de penser cela. Au contraire, si la mort nous révolte, comprenons que Dieu est bien plus révolté, bien plus attristé que nous : « il ne se réjouit pas de voir mourir les êtres vivants » (Sg 1, 13). Car à chaque fois qu’un homme meurt, cela rappelle l’échec originel du projet de Dieu. Il les avait « tous créés pour qu’ils subsistent ; ce qui naît dans le monde est porteur de vie » (Sg 1, 14). Tel était le projet du Créateur en faveur de ses créatures. L’intention de Dieu se situe toujours du côté de la vie, de « la vie en abondance » (Jn 10, 10), de « la vie éternelle » (Dn 12, 2 ; Mc 10, 17 ; Jn 10, 28 ; etc.).
Mais alors, d’où vient la mort ? Elle ne vient pas de Dieu – c’est dit. Mais d’où vient-elle ? A cette question la Bible n’apporte qu’une réponse allusive, imagée, métaphorique. C’est le très vieux récit du Jardin (Gn 3). Sans retenir tous les symboles contenus dans ce texte difficile, relevons simplement le nom de cet arbre par lequel tout est arrivé : « l’arbre de la connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 17). Qu’est-ce que cela signifie ? Cela indique que le projet de Dieu était que l’homme et la femme connaissent le bien, et que l’homme et la femme ont choisi de connaître le bien et le mal. Au bien sans mélange que Dieu prévoyait, qui devait s’épanouir en pur amour, pur bonheur, pure vie, l’homme a voulu substituer un bien mélangé avec du mal… qui donne de l’amour et de la haine, du bonheur et du malheur, de la vie et de la mort. Désormais, par la folie de l’homme, le mal a été greffé au bien, la mort a été greffée à la vie. Désormais, on ne peut plus vivre sans devoir mourir un jour. Il n’est pas possible de comprendre ce choix de l’humanité ; c’est une décision irrationnelle, sans fondement, aléatoire. Le mal est sans raison, et donc incompréhensible. On ne peut pas comprendre la mort. La question : “Pourquoi la mort ?” ou bien : “Pourquoi untel est-il mort ?” sont de fausses questions, de mauvaises questions, qui conduisent le plus souvent à mettre Dieu en accusation. La seule vérité, c’est que « Dieu n’a pas fait la mort » (Sg 1, 13) et que la mort n’a pas de raison d’être, ni aux yeux des hommes, ni aux yeux de Dieu. Dieu n’a pas voulu la mort, il ne l’a pas créée, et, en fait, il ne s’y résigne pas.
Car voilà toute la force de la foi biblique. Une fois que le non-sens de la mort est débusqué, Dieu ne nous laisse pas dans le désarroi de notre souffrance, seuls face à l’absurde. L’auteur sacré ajoute que la mort n’a pas le dernier mot : « La puissance de la mort ne règne pas sur la terre, car la justice est immortelle » (Sg 1, 14-15). Si, dans un premier regard désespéré nous avions constaté que nos proches disparaissent les uns après les autres, nous découvrons aussi qu’il y a des choses qui demeurent : la justice est immortelle, l’amour est immortel, la vérité est éternelle. Et cette éternité que nous voyons à l’œuvre sur terre n’est qu’un reflet de l’éternité de vie que Dieu veut nous donner. En constatant, dans la douleur, que l’amour ne s’éteint pas dans la mort, nous pressentons déjà, en espérance, que la vie est éternelle et que ceux qui nous ont quittés ne sont pas détruits, qu’ils ne sont pas anéantis. Les miracles de résurrection que Jésus a accomplis (Mc 5, 21-43 ; Jn 11), et, surtout, la lumière du matin de Pâques apportent désormais la preuve définitive sur toutes ces questions : le Christ est mort et ressuscité. Alors que nous avons voulu connaître le bien et le mal, la vie et la mort, alors que nous avions associé le malheur au bonheur, le Christ nous sauve en greffant la résurrection sur la mort. Désormais, il n’est plus possible de mourir sans ressusciter ; voilà ce qu’ont vu quelques femmes apeurées et un groupe de disciples un peu lâches, un dimanche matin, devant un tombeau sans cadavre : vie – mort – résurrection. Parce que, dans la péripétie de l’histoire humaine, seule la bonté de Dieu est vraiment définitive.


jeudi 18 juin 2015

12e dimanche - année B


« Frères, l’amour du Christ nous saisit » (2Co 5, 14). Dans cette confidence, saint Paul nous révèle quelque chose de cette expérience mystique qui l’a terrassé sur le chemin de Damas. Le texte grec suggère même une certaine violence, une certaine urgence : c’est avec empressement que la charité du Christ est à l’œuvre. En un instant, alors qu’il était animé de sentiments de vengeance, saint Paul a été « saisi », bouleversé par l’amour délicat et fort de Jésus qui se manifestait à lui. Et cette rencontre décisive l’a conduit à devenir Apôtre, à consacrer désormais toute son énergie, toute son intelligence à connaître et à faire connaître « l’amour du Christ qui surpasse toute connaissance » (Ep 3, 19).
Il nous est bon de revenir ainsi, avec saint Paul, sur ce qui fait le dynamisme de l’apostolat de l’Eglise. Ce qui frappe d’abord l’Apôtre, c’est le contraste : « un seul est mort pour tous » (2Co 5, 14). Il est difficile, aujourd’hui comme hier, d’imaginer que tous les hommes puissent se convertir au Christ. Dans nos familles, dans notre entourage, nous avons parfois le sentiment d’être le seul chrétien. Et c’est vrai, lorsqu’on se dit chrétien, on se sent vite un peu isolé. Cela est une souffrance ; mais c’est aussi quelque chose qui est inscrit dans la logique même du Christianisme. Jésus aussi était seul sur la Croix, abandonné même par ceux qui auraient dû le soutenir alors (Jn 16, 32). Et ainsi, seul, il est mort pour tous. Paul également a vécu cela : rejeté par les Juifs qui se sentaient trahis, mal accepté par les chrétiens qui s’en méfiaient, il devait se sentir parfois bien seul et incompris (2Co 11, 24-33). Chacun, à sa mesure, dans les circonstances particulières de sa propre vie, peut faire cette douloureuse expérience. Mais la logique du Christianisme dépasse cette solitude. On a beau se croire un chrétien isolé, privé de soutiens humains, on peut donner à sa vie une valeur universelle. Car le rôle de l’Apôtre, du prêtre, du chrétien, c’est, à la suite du Christ, de prier pour tous, de croire pour tous, d’aimer pour tous, de vivre pour tous. Si le chrétien, conscient de sa solitude, passe sa vie à s’y complaire ou à s’en lamenter, cela ne va pas bien loin. Mais justement, « le Christ est mort pour que les vivants n’aient plus leur vie centrée sur eux-mêmes » (2Co 5, 15), sur leurs petits désarrois ou leurs grands problèmes, leurs petites inquiétudes ou leurs grandes souffrances. Non, un chrétien ne passe pas son temps à se regarder dans un miroir et à hésiter. Le chrétien regarde le Christ mort et ressuscité, et ainsi, il est poussé à se tourner vers les autres pour les aimer et pour les servir.
Si le Christ était resté dubitatif quant à sa mission d’aimer et de sauver les hommes, si saint Paul avait passé sa vie à se plaindre des adversités qu’il rencontrait, si les chrétiens se laissaient aller au repli et au découragement, alors plus personne ne saurait que Dieu veut sauver tous les hommes. Thérèse de Lisieux avait vu, avec une étonnante lucidité, ce qui se passerait si le découragement venait à l’emporter sur la charité : « Je compris – dit-elle – que l’Amour seul faisait agir les membres de l’Eglise, que si l’Amour venait à s’éteindre, les Apôtres n’annonceraient plus l’Evangile, les Martyrs refuseraient de verser leur sang »[1]. Imaginez, en effet, ce que serait cette Eglise de muets, de peureux, d’indécis, de lâches… quel mauvais témoignage cela serait quant à la charité ! Quel piètre spectacle cela ferait alors que Dieu nous a aimés !
Mais si saint Paul a donné sa vie pour les Eglises qu’il fondait, si chaque prêtre souffre pour les fidèles qui lui sont confiés, si chaque chrétien prie pour sa famille et ses proches, alors la mort de Jésus « pour tous » pourra réellement, concrètement, rejoindre tout homme. Il est inutile de répéter comme un dogme absolu que Jésus est mort pour tous les hommes en restant tranquillement assis sur sa chaise, en se réfugiant dans un confort douillet et égoïste, en se désolant à la première contrariété. Ce serait démentir en acte cette vérité de la foi. En revanche, celui qui, sachant que Jésus est mort pour tous, est « saisi par l’amour du Christ » au point de consacrer sa vie, dans l’Eglise, au service de ses frères, celui-là traduit la vérité dans ses actions.
Evidemment, ce serait mieux que tous les hommes aient accueilli le message de Jésus ; il serait plus digne, même, que Jésus ne soit pas mort, qu’il n’ait pas été tué ; ou bien, à la rigueur, il aurait été moins lamentable que Jésus ne soit pas mort seul, que quelques uns de ses disciples aient eu la force de tenir avec lui dans la foi et l’aient accompagné dans son offrande ; saint Pierre (Mt 26, 35 ; Mc 14, 31) et saint Thomas (Jn 11, 16) ont eu l’illusion d’avoir ce courage. A ce compte là, il aurait mieux valu qu’Adam n’écoute pas Eve et qu’Eve ne soit pas tentée par le serpent… mais cela, c’est de la fiction ; on voit bien que la réalité est différente et que c’est dans ce monde réel quil nous faut annoncer en parole et en actes l’amour de Dieu pour les hommes. Il reste donc le mystère de cette solitude, austère, aride, profonde ; c’est un fait, indéniable : « un seul est mort pour tous ». Mais si nous avons le sentiment d’être chrétiennement seuls, alors nous pouvons nous associer à la solitude du Christ, et découvrir dans cette communion la grâce de vivre et de prier avec lui pour tous les hommes.




[1] Thérèse de l’Enfant Jésus, Manuscrit B, 3 v°. 

jeudi 11 juin 2015

11e dimanche - année B

Les deux paraboles de l’évangile (Mc 4, 26-34) ont en commun de parler d’une semence : qu’il s’agisse du blé ou de la graine de moutarde, le sens est le même, chargé de toutes les images portées par une société agricole. Explorons quelques-uns de ces symboles.

Il faut tout d’abord relever que les semailles sont un renoncement ; tout le principe de l’agriculture est là : il s’agit de s’abstenir de consommer une partie de la récolte pour assurer la récolte de l’année suivante. Si un grain de blé donne un épi de trente grains (cf. Mc 4, 8 ; 20), et si je veux avoir l’an prochain la même récolte que cette année, il me faut épargner un trentième de la récolte de cette année pour avoir de quoi semer ce qui me nourrira l’an prochain. Le fondement de l’agriculture est donc qu’on ne peut pas tout consommer ; c’est un principe de modération. C’est un petit renoncement au profit d’une fécondité future. Notre société ‘‘de consommation’’ a oublié ce que cela voulait dire : renoncer. Cela voulait dire qu’on pouvait avoir faim alors qu’il restait du grain qu’il était interdit de consommer. Cela exigeait de la maîtrise de soi pour ne pas hypothéquer l’avenir. Il y a là quelque chose qui ressemble au règne de Dieu.
Ensuite, il faut remarquer que le grain de blé ou la graine de moutarde sont mis dans le sol, pour parler clairement : ils sont inhumés. Jésus remarque autre part que le grain de blé jeté en terre « meurt » (Jn 12, 24) avant de produire son épi. Dans les sociétés agricoles, qui sentaient mieux que nous les rythmes de la nature, on avait l’habitude de se représenter la succession des saisons, comme les étapes d’une vitalité perpétuelle : à la mort hivernale succédait cette résurrection qu’est le printemps et cette maturité estivale. La mort et la résurrection faisaient partie de la nature et on comprenait bien que seule la mort peut conduire à la résurrection, de même que seul l’hiver ramène le printemps. Les sociétés agricoles étaient donc mieux capables de comprendre que la mort de Jésus était comme un hiver qui ne pouvait être sans espoir ; au contraire, à cette mort devait succéder une résurrection et une fécondité (et, dans le cas du Christ, c’est cela qui, vraiment, était définitif). Jésus est sorti vivant de son tombeau et ses disciples ont porté l’évangile sur toute la terre. Le Christ est mort seul, et sa résurrection a fait naître l’Eglise. De même le grain de blé meurt seul et fait naître l’épi ; la graine de moutarde meurt seule et produit ce bel arbuste potager. L’épi est au grain de blé ce que l’Eglise est au Christ. Voilà quelque chose qui nous indique le règne de Dieu.
Enfin, Jésus souligne qu’il y a dans cette admirable fécondité quelque chose de mystérieux. Le semeur lui-même n’y comprend rien : « nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment » (Mc 4, 27). Le jardinier, qui connaît les plantes, qui n’ignore rien des rythmes de la natures ni des secrets du climat, ne peut que constater avec émerveillement ce mécanisme étrange de mise en terre, de mort, de décomposition, de résurrection et de fécondité. Dans une société religieuse, il n’est alors pas difficile d’attribuer à la bonté de Dieu cette loi naturelle de la fructification : « Ainsi donc, ni celui qui plante n’est quelque chose, ni celui qui arrose, mais celui qui donne la croissance : Dieu » (1Co 3, 7). Il y a là quelque chose qui enseigne ce qu’est le Royaume de Dieu.
Dans notre monde qui ne sait plus renoncer, qui ne sait plus attendre, qui veut cacher la mort pour ne plus croire à la résurrection, on refuse d’attribuer à la bonté de Dieu le mystère de cette germination bienfaisante. Et pourtant, ce signe du royaume, dans sa simplicité, est là qui nous invite à croire et à espérer : « Soyez donc patients, frères, jusqu’à l’Avènement du Seigneur. Voyez le laboureur : il attend patiemment le précieux fruit de la terre jusqu’aux pluies de la première et de l’arrière-saison » (Jc 5, 7). Celui qui sait lire le Royaume dans les petites réalités de la nature, celui-là est capable d’une vraie espérance : il renonce aujourd’hui pour attendre mieux demain ; il est capable de modérer son appétit aujourd’hui en vue d’une fécondité non seulement future, mais éternelle. Alors le renoncement d’aujourd’hui est déjà une plénitude, car pour ceux qui croient, pour ceux qui espèrent, Dieu est dès maintenant la source de toute bonté et de toute joie spirituelle.


vendredi 5 juin 2015

Fête du Saint Sacrement - année B

Les textes que nous venons d’entendre (Ex 24, 3-8 ; He 9, 11-15 ; Mc 14, 12…26) ont en commun de parler du « sang » (Ex 24, 6 ; 8 ; He 9, 12-14 ; Mc 14, 24). Dans la mentalité moderne, le sang est une substance devant laquelle on est mal à l’aise. On parle de sang en médecine, comme vecteur ou indice de maladies ; on parle de sang en cas de blessures accidentelles ; on parle de sang en matière criminelle, quand il y a meurtre. Le sang est lié à un péril, à une violence. Il nous faut faire un effort pour retrouver la mentalité biblique et mieux comprendre pourquoi le Christ nous a laissé, pour son mémorial, un rite de sang.

Le sang, en hébreu (dam) est probablement nommé d’après sa couleur rouge. Des mots de la même famille désignent la terre glaise, ocre, dont a été fait Adam, ou le vin tiré des raisins vermeils. Au-delà de cette définition visuelle du sang, le langage biblique va reconnaître dans le sang le lieu de la vie : le sang, c’est l’âme. Dans une formule archaïque étonnante, le sang est identifié au souffle : « car la respiration de toute chair, c’est le sang » (Lv 17, 14). C’est pourquoi, parce que la vie est sacrée, le sang est également sacré : on ne doit pas verser le sang des hommes ; on ne doit pas verser le sang des animaux n’importe comment.
Et l’auteur biblique réfléchit encore sur ce qu’est le sang et se demande : pourquoi Dieu a-t-il fait que la vie soit contenue dans le sang, et pas seulement dans le souffle ? La réponse qu’il donne est naïve et admirable tout ensemble : Dieu a mis la vie dans le sang pour que la vie puisse être offerte en sacrifice. On imagine mal qu’on puisse faire un sacrifice par un rite de souffle, un rite dont la matière serait de l’air. Cela serait invisible, imperceptible. Or il faut bien qu’un sacrifice soit une liturgie, et donc que, de quelque façon, il soit visible. Ainsi, pour offrir une vie en sacrifice il est possible de faire un rite de sang. Pourquoi Dieu a-t-il placé la vie dans le sang ? A cette question Dieu lui-même répond : « moi, je vous l’ai donné pour l’autel » (Lv 17, 11) ; Dieu nous a donné le sang pour l’autel, pour l’offrande, pour que nous puissions faire d’une vie vécue, une vie offerte. On comprend alors que, dans la religion archaïque, on ait conclu les alliances avec du sang : conclure une alliance, c’est décider d’avoir une vie commune ; c’est donc avoir un sang commun. Et Moïse couvre l’autel du sang et, avec ce même sang, il asperge le peuple : « voilà le sang de l’Alliance » (Ex 24, 8).
Au soir du jeudi saint, Jésus a fait la même chose, et il a fait bien plus. Il a fait la même chose en ce qu’il a versé du sang pour conclure une Alliance ; il a fait bien plus en versant, non pas un sang symbolique tiré d’un animal, « mais son propre sang » (He 9, 12 ; cf. Ac 20, 28 ; Rm 3, 25 ; He 13, 12. Que devons-nous comprendre ? Le sang de Jésus n’est pas seulement celui d’un homme qui a été condamné et exécuté selon le droit romain. Le sang que Jésus a versé est le signe qu’il nous a offert sa vie ; plus encore ce sang est sa vie offerte. Evidemment, les circonstances ont été violentes sur la Croix : regarder un homme se vider de son sang dans de telles conditions est insoutenable. Mais ce n’est pas la violence qui est le plus important ni le plus réel. Ce qui est le plus fondamental, c’est que Jésus offre à chaque homme sa vie. Lorsque vous recevez la communion (même si vous ne communiez qu’au pain consacré) vous recevez le corps livré de Jésus et le sang versé de Jésus. Il ne vous est pas demandé de subir la violence qu’il a subie ; il ne vous est pas demandé d’endurer les tortures qu’il a endurées. Il vous est demandé d’accueillir sa vie en tant qu’elle est une vie qui vous est offerte : « pour vous » (Lc 22, 20) ; « pour la multitude » (Mc 14, 24).
Jésus n’a pas seulement donné sa vie – comme on dit de quelqu’un qu’il donne sa vie pour une cause. Jésus n’a pas seulement donné la vie – comme on dit que des parents ont donné la vie à leurs enfants. Jésus a donné sa vie de la manière la plus réelle qui soit en nous offrant ce qui constitue le siège de la vie de tout homme, son sang, et en le donnant dans l’offrande ultime et définitive qu’il a fait de lui-même en notre faveur : son sang était pour l’autel, pour le sacrifice, pour l’Alliance, pour la vie offerte, pour nous. Dans chaque eucharistie, en contemplant le mystère du sang versé, du sang que Dieu nous a donné pour l’autel, nous découvrons avec émerveillement que la vie ne vaut que dans la mesure où elle est offerte. Vivre, ce n’est pas posséder la vie ; vivre, c’est offrir la vie. L’eucharistie nous montre que Jésus avait compris cela ; en communiant, nous montrons que nous voulons, nous aussi, comprendre et vivre cela. Certes, ce n’est pas simple ; mais entrer dans une telle intelligence oblative, c’est vraiment devenir libre.

Illustration: corbeille de pains, détail d'un sarcophage chrétien (Arles).