« Dieu n’a pas fait la mort » (Sg 1, 13).
Quelle parole
étrangement belle, quel paradoxe magnifiquement serein ! A force de voir des
gens, des familiers, des amis, mourir autour de nous, à force de lire dans les
journaux les titres catastrophiques et les avis de décès, il se peut que nous
ayons perdu l’évidence de cette vérité : « Dieu n’a pas fait la
mort, il ne se réjouit pas de voir mourir les êtres vivants » (Sg 1, 13).
Car lorsque deux vérités semblent en concurrence, nous avons tendance à nous
arrêter à celle qui est la plus visible, pour laisser de côté celle qui est la
plus réelle. C’est vrai, nous sommes touchés, blessés, à chaque fois que la
mort vient nous enlever l’affection d’un proche. Et de cette blessure, qu’on
appelle pudiquement le deuil, on ne guérit pas ; c’est une blessure
durable. Pour autant, n’est-il pas plus vrai encore que Dieu est source de
vie ? Et ce serait une faute logique de penser qu’il puisse y avoir une
contradiction en Dieu : Dieu source de vie serait-il également source de
mort ? Dieu qui est vivant et vivifiant se situe tout entier du côté de la
vie, et il n’est nullement lié avec la mort. Il n’y a entre lui et la mort
aucune complicité possible.
Il nous faut donc
arrêter d’accuser Dieu lorsque la mort nous révolte. Lorsqu’un homme meurt, ce
n’est pas Dieu qui l’a tué – il est absurde de penser cela. Au contraire, si la
mort nous révolte, comprenons que Dieu est bien plus révolté, bien plus
attristé que nous : « il ne se réjouit pas de voir mourir les êtres
vivants »
(Sg 1, 13). Car à chaque fois qu’un homme meurt, cela rappelle l’échec
originel du projet de Dieu. Il les avait « tous créés pour qu’ils subsistent ;
ce qui naît dans le monde est porteur de vie » (Sg 1, 14). Tel était le projet du
Créateur en faveur de ses créatures. L’intention de Dieu se situe toujours du
côté de la vie, de « la vie en abondance » (Jn 10, 10), de « la vie éternelle » (Dn 12,
2 ; Mc 10, 17 ; Jn 10, 28 ; etc.).
Mais alors, d’où vient
la mort ? Elle ne vient pas de Dieu – c’est dit. Mais d’où
vient-elle ? A cette question la Bible n’apporte qu’une réponse allusive,
imagée, métaphorique. C’est le très vieux récit du Jardin (Gn 3). Sans
retenir tous les symboles contenus dans ce texte difficile, relevons simplement
le nom de cet arbre par lequel tout est arrivé : « l’arbre de la
connaissance du bien et du mal » (Gn 2, 17). Qu’est-ce que cela signifie ?
Cela indique que le projet de Dieu était que l’homme et la femme connaissent le
bien, et que l’homme et la femme ont choisi de connaître le bien et le mal.
Au bien sans mélange que Dieu prévoyait, qui devait s’épanouir en pur amour,
pur bonheur, pure vie, l’homme a voulu substituer un bien mélangé avec du mal…
qui donne de l’amour et de la haine,
du bonheur et du malheur, de la vie et de la mort. Désormais, par la folie
de l’homme, le mal a été greffé au bien, la mort a été greffée à la vie. Désormais,
on ne peut plus vivre sans devoir mourir un jour. Il n’est pas possible de
comprendre ce choix de l’humanité ; c’est une décision irrationnelle, sans
fondement, aléatoire. Le mal est sans raison, et donc incompréhensible. On ne
peut pas comprendre la mort. La question : “Pourquoi la mort ?” ou
bien : “Pourquoi untel est-il mort ?” sont de fausses questions, de
mauvaises questions, qui conduisent le plus souvent à mettre Dieu en
accusation. La seule vérité, c’est que « Dieu n’a pas fait la mort » (Sg 1, 13)
et que la mort n’a pas de raison d’être, ni aux yeux des hommes, ni aux yeux de
Dieu. Dieu n’a pas voulu la mort, il ne l’a pas créée, et, en fait, il ne s’y
résigne pas.
Car voilà toute la force
de la foi biblique. Une fois que le non-sens de la mort est débusqué, Dieu ne
nous laisse pas dans le désarroi de notre souffrance, seuls face à l’absurde. L’auteur
sacré ajoute que la mort n’a pas le dernier mot : « La puissance de la mort
ne règne pas sur la terre, car la justice est immortelle » (Sg 1,
14-15). Si, dans un premier regard désespéré nous avions constaté que nos
proches disparaissent les uns après les autres, nous découvrons aussi qu’il y a
des choses qui demeurent : la justice est immortelle, l’amour est
immortel, la vérité est éternelle. Et cette éternité que nous voyons à l’œuvre
sur terre n’est qu’un reflet de l’éternité de vie que Dieu veut nous donner. En
constatant, dans la douleur, que l’amour ne s’éteint pas dans la mort, nous
pressentons déjà, en espérance, que la vie est éternelle et que ceux qui nous ont
quittés ne sont pas détruits, qu’ils ne sont pas anéantis. Les miracles de
résurrection que Jésus a accomplis (Mc 5, 21-43 ; Jn 11), et,
surtout, la lumière du matin de Pâques apportent désormais la preuve définitive
sur toutes ces questions : le Christ est mort et ressuscité. Alors que nous avons voulu connaître le bien et le mal, la vie et la mort, alors que nous avions associé le malheur au bonheur, le
Christ nous sauve en greffant la résurrection sur la mort. Désormais, il n’est
plus possible de mourir sans ressusciter ; voilà ce qu’ont vu quelques
femmes apeurées et un groupe de disciples un peu lâches, un dimanche matin,
devant un tombeau sans cadavre : vie – mort – résurrection. Parce que,
dans la péripétie de l’histoire humaine, seule la bonté de Dieu est vraiment
définitive.