jeudi 20 novembre 2014

Christ Roi - année A

Un auteur américain, plein d’humour et assez anticlérical, a écrit, à la fin du XIXe siècle une fable pleine de fraîcheur[1]. Au moment où naissait le prince héritier de la couronne d’Angleterre, naissait – exactement au même instant – un petit pauvre. Les hasards de la vie et les besoins de l’intrigue font que ce petit prince et ce petit mendiant se ressemblent étrangement, comme deux jumeaux ; ils se rencontrent et, par jeu, échangent leurs costumes et leurs rôles. Et voilà que, dans un quiproquo invraisemblable, le petit mendiant est reconnu comme roi, tandis que le jeune prince est jeté hors du palais sans ménagement. L’enfant roi découvre alors la misère de son peuple ; sans cesse enfermé dans son univers de richesse, de protocole et de noblesse, il ignorait tout de la pauvreté, de la faim, de la maladie et de la prison. Mais ainsi projeté parmi les gueux, les mendiants, les voleurs, il fait l’expérience d’un monde de souffrance et de peine dont il ne soupçonnait pas l’existence. A la mort du roi, son père, échappant à un complot et aidé par un jeune chevalier qui fait confiance à ses bizarreries princières, l’héritier légitime revient finalement in extremis ; le petit mendiant, qui, entre temps, n’a pas tellement apprécié la vie de la cour et qui allait être consacré roi par erreur, lui cède bien volontiers la place à la tête de l’Etat.



Cette histoire savoureuse et enfantine reprend un très vieil archétype que Jésus utilise également dans l’évangile que nous venons d’entendre. Le roi dont parle Jésus est, comme ce jeune prince anglais, semblable à tous les mendiants de son royaume de sorte qu’il peut dire au sens propre : « j’avais faim… j’avais soif…j’étais malade… j’étais en prison… » (cf. Mt 25, 35-36). Est vraiment roi celui qui a fait l’expérience de toutes les misères de son peuple, celui qui est capable de compatir réellement à toutes les détresses. Evidemment, quelques royautés décadentes nous ont donné une image plus frivole : célébrité, bals, luxe et richesse. Mais il faut chasser de notre esprit ces images futiles. La royauté dont parle Jésus n’a rien à voir avec ces plaisirs mondains.
Si Jésus est vraiment roi, cela veut dire qu’il n’est indifférent à aucune de nos angoisses. Et plus encore, cela veut dire qu’il en est affecté concrètement, personnellement. Lorsque nous souffrons, Jésus souffre avec nous ; Jésus souffre en nous. Le jeune prince de la fable n’était pas seulement triste de loin – il est allé à la rencontre des miséreux. De même, Jésus ne se désole pas de nos souffrances en étant confortablement installé dans sa gloire céleste. C’est bien en étant venu partager en tout nos pauvretés – jusqu’à mourir et à mourir sur une croix – c’est bien en souffrant non seulement pour nous, mais avec nous, qu’il s’est fait reconnaître comme notre Roi. C’est sur la croix, en effet, alors que Jésus transformait toute souffrance en amour, que Pilate fera inscrire ces mots dérisoires et en même temps prophétiques : « Le Roi des Juifs » (Mt 27, 37).
C’est pourquoi on peut dire que le règne de Jésus est « règne de vie et de vérité, règne de grâce et de sainteté, règne de justice, d’amour et de paix » (préface de la messe). Un roi qui a souffert du mensonge, de l’injustice, de la haine et de la guerre, un roi qui a souffert la mort même, sait comment il peut régner. Son royaume n’est pas sans misères, certes. Mais chaque détresse peut y trouver un soulagement, parce que dans chaque souffrant on discerne le visage du Roi lui-même. « Amen, je vous le dis, chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 40).

Elisabeth de Hongrie, une sainte reine fêtée la semaine dernière, avait admirablement compris cela, en vivant d’une manière radicale la spiritualité de pauvreté franciscaine. Elle ne se contentait pas de prier, et d’aider les pauvres en vivant elle-même dans la facilité ; sa charité était théologique, contemplative. Elle savait « reconnaître » et « vénérer le Christ dans les pauvres »[2]. Il ne s’agissait pas pour elle d’être simplement riche, généreuse et pieuse ; devenue veuve, elle a voulu épouser la pauvreté pour partager en tout la vie de ceux qu’elle se proposait de secourir. Elle est ainsi passée d’une royauté humaine au royaume du Christ. Elle a eu faim avec ceux qui avaient faim, soif avec ceux qui avaient soif… et c’était là le secret d’une joie surnaturelle qui transfigurait son visage dans la prière.
Cet exemple de sainteté n’est pas une belle idée médiévale et inaccessible. Par le baptême, chaque croyant devient prêtre, prophète et roi : prêtre comme le Christ, pour offrir sa vie ; prophète comme le Christ, pour annoncer l’évangile ; roi comme le Christ, pour compatir à toute souffrance. En ces temps de détresse et d’angoisse, que les chrétiens n’oublient pas qu’ils ont reçu, dans la royauté du Christ, l’exigence d’une charité universelle et d’une miséricorde en faveur de tous ceux en qui Jésus souffrant se donne à contempler.




[1] Mark Twain, The Prince and the Pauper, 1882. Ce roman a donné lieu à de nombreuses adaptations cinématographiques dont la première (en date et en qualité) est celle de W. Keighley, avec Errol Flynn (1937).
[2] Oraison de la fête de sainte Elisabeth de Hongrie (17 novembre). 

1 commentaire:

  1. Illustration: Mark Twain, The Prince and the Pauper; gravure de l'édition originale; p. 395.

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