Un auteur américain,
plein d’humour et assez anticlérical, a écrit, à la fin du XIXe siècle une fable pleine de fraîcheur[1]. Au
moment où naissait le prince héritier de la couronne d’Angleterre, naissait –
exactement au même instant – un petit pauvre. Les hasards de la vie et les
besoins de l’intrigue font que ce petit prince et ce petit mendiant se
ressemblent étrangement, comme deux jumeaux ; ils se rencontrent et, par
jeu, échangent leurs costumes et leurs rôles. Et voilà que, dans un quiproquo invraisemblable, le petit
mendiant est reconnu comme roi, tandis que le jeune prince est jeté hors du
palais sans ménagement. L’enfant roi découvre alors la misère de son
peuple ; sans cesse enfermé dans son univers de richesse, de protocole et
de noblesse, il ignorait tout de la pauvreté, de la faim, de la maladie et de
la prison. Mais ainsi projeté parmi les gueux, les mendiants, les voleurs, il
fait l’expérience d’un monde de souffrance et de peine dont il ne soupçonnait
pas l’existence. A la mort du roi, son père, échappant à un complot et aidé par
un jeune chevalier qui fait confiance à ses bizarreries princières, l’héritier
légitime revient finalement in extremis ; le petit mendiant, qui,
entre temps, n’a pas tellement apprécié la vie de la cour et qui allait être
consacré roi par erreur, lui cède bien volontiers la place à la tête de l’Etat.
Cette
histoire savoureuse et enfantine reprend un très vieil archétype que Jésus
utilise également dans l’évangile que nous venons d’entendre. Le roi dont parle
Jésus est, comme ce jeune prince anglais, semblable à tous les mendiants de son
royaume de sorte qu’il peut dire au sens propre : « j’avais faim…
j’avais soif…j’étais malade… j’étais en prison… » (cf. Mt 25, 35-36). Est vraiment roi celui qui a fait
l’expérience de toutes les misères de son peuple, celui qui est capable de
compatir réellement à toutes les détresses. Evidemment, quelques royautés décadentes
nous ont donné une image plus frivole : célébrité, bals, luxe et richesse.
Mais il faut chasser de notre esprit ces images futiles. La royauté dont parle
Jésus n’a rien à voir avec ces plaisirs mondains.
Si
Jésus est vraiment roi, cela veut dire qu’il n’est indifférent à aucune de nos
angoisses. Et plus encore, cela veut dire qu’il en est affecté concrètement,
personnellement. Lorsque nous souffrons, Jésus souffre avec nous ; Jésus
souffre en nous. Le jeune prince de
la fable n’était pas seulement triste de loin – il est allé à la rencontre des
miséreux. De même, Jésus ne se désole pas de nos souffrances en étant confortablement
installé dans sa gloire céleste. C’est bien en étant venu partager en tout nos
pauvretés – jusqu’à mourir et à mourir sur une croix – c’est bien en souffrant non
seulement pour nous, mais avec nous, qu’il s’est fait reconnaître comme notre
Roi. C’est sur la croix, en effet, alors que Jésus transformait toute
souffrance en amour, que Pilate fera inscrire ces mots dérisoires et en même
temps prophétiques : « Le Roi des Juifs » (Mt 27, 37).
C’est
pourquoi on peut dire que le règne de Jésus est « règne de vie et de
vérité, règne de grâce et de sainteté, règne de justice, d’amour et de
paix » (préface de la messe). Un roi qui a souffert du mensonge, de
l’injustice, de la haine et de la guerre, un roi qui a souffert la mort même,
sait comment il peut régner. Son royaume n’est pas sans misères, certes. Mais
chaque détresse peut y trouver un soulagement, parce que dans chaque souffrant
on discerne le visage du Roi lui-même. « Amen, je vous le dis, chaque fois que vous
l’avez fait à l’un de ces petits qui sont mes frères, c’est à moi que vous
l’avez fait »
(Mt 25, 40).
Elisabeth
de Hongrie, une sainte reine fêtée la semaine dernière, avait admirablement compris
cela, en vivant d’une manière radicale la spiritualité de pauvreté
franciscaine. Elle ne se contentait pas de prier, et d’aider les pauvres en
vivant elle-même dans la facilité ; sa charité était théologique,
contemplative. Elle savait « reconnaître » et « vénérer le
Christ dans les pauvres »[2]. Il ne
s’agissait pas pour elle d’être simplement riche, généreuse et pieuse ;
devenue veuve, elle a voulu épouser la pauvreté pour partager en tout la vie de
ceux qu’elle se proposait de secourir. Elle est ainsi passée d’une royauté
humaine au royaume du Christ. Elle a eu faim avec ceux qui avaient faim, soif
avec ceux qui avaient soif… et c’était là le secret d’une joie surnaturelle qui
transfigurait son visage dans la prière.
Cet
exemple de sainteté n’est pas une belle idée médiévale et inaccessible. Par le
baptême, chaque croyant devient prêtre, prophète et roi : prêtre comme le
Christ, pour offrir sa vie ; prophète comme le Christ, pour annoncer
l’évangile ; roi comme le Christ, pour compatir à toute souffrance. En ces
temps de détresse et d’angoisse, que les chrétiens n’oublient pas qu’ils ont
reçu, dans la royauté du Christ, l’exigence d’une charité universelle et d’une
miséricorde en faveur de tous ceux en qui Jésus souffrant se donne à contempler.
Illustration: Mark Twain, The Prince and the Pauper; gravure de l'édition originale; p. 395.
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