vendredi 14 novembre 2014

33e dimanche - année A



Dans les paraboles de Jésus, il est plus d’une fois question de voyage. Le personnage principal, le maître de maison ici (Mt 25, 14), le vigneron (Mt 21, 33) ou un roi ailleurs (Lc 19, 12), est présent au début, puis absent un long moment où se déroule l’action, puis reparaît en fin de compte pour la conclusion et la morale de l’histoire. Ce motif reproduit sans doute la vie quotidienne à l’époque de Jésus. Les marchands voyageaient vers l’Orient pour chercher leurs produits, les pèlerins voyageaient à Jérusalem pour aller célébrer quelque fête, les rois voyageaient à Rome pour faire confirmer leur royauté ; bref, la vie, c’était de voyager, de bouger. Ceux qui restaient chez eux, les “manants” comme on dit dans le français médiéval, étaient des ouvriers ou des domestiques de second rang, des gens de peu d’importance.
Mais voyager suppose d’assumer un double risque : d’abord le risque du trajet lui-même (cf. 2Co 11, 26) ; les dangers des routes étaient bien réels. Ensuite, le risque de laisser sa maison, sa famille, dans un pays où la sécurité intérieure n’était pas idéale. Le maître devait donc repérer quelques intendants fidèles, des serviteurs fiables, honnêtes et courageux, à qui il pourrait confier ses proches et ses biens (Mt 25, 14-15). S’il n’a personne de confiance, le maître ne peut pas partir ; il doit défendre en personne son domaine. Partir est un acte de foi.
Et la parabole suggère ainsi que cet acte de foi, Dieu l’a fait en notre faveur. Il a créé le monde, et puis il s’est retiré en nous confiant son œuvre totalement, sans retour. Et cela, nous le découvrons bientôt, est à double tranchant : nous sommes honorés de la confiance que Dieu nous fait, car c’est bien nous qu’il a daigné établir pour l’administration de tous ses biens ; mais – et c’est là que surgit la difficulté – il est donc absent et cette absence de Dieu peut paraître pénible. Il nous faut donc assumer seuls la confiance que Dieu nous a faite, et ce n’est pas si facile. Certains se montrent à la hauteur ; avec des prises de risque calculées, et du travail, ils font fructifier le capital qui leur a été confié (Mt 25, 16-17). D’autres prennent peur et se trouvent paralysés dans une stérilité traumatisante (Mt 25, 18). Et pendant ce temps, Dieu est loin. Et comme il n’y a pas de moyen de communication, Dieu n’encourage pas ses bons serviteurs, il ne rassure pas les inquiets, il ne corrige pas ceux qui s’égarent ; il ignore même ce qu’ils font. Dieu ne dit rien ; il ne fait rien. Evidemment, il aurait pu ne pas partir ; mais il est parti, il a pris ce risque, réellement.
Enfin, Dieu reparaît et règle ses comptes (Mt 25, 19). Si on lit la parabole du point de vue du mauvais serviteur, on ne peut manquer de le plaindre : le pauvre, il n’a pas eu de chance, le maître est dur… dans notre société, on trouve toujours des excuses pour les incompétents. Mais ceci est un regard doublement faussé. Tout d’abord, n’oublions pas qu’il ne s’agit que d’une parabole – c’est une image, pas la réalité. Et une condamnation en parabole, ce n’est qu’une mise en garde dans la réalité. Ensuite, la parabole ne parle pas tant des serviteurs que du maître de maison ; c’est bien lui le personnage principal et c’est donc avec son regard qu’il faut tirer la morale de l’histoire. Et cette morale peut alors être ceci : craignant raisonnablement quelques échecs, Dieu n’a pourtant pas hésité à remettre tout son bien aux hommes. Il espérait sans doute que sa confiance nous grandirait, nous inciterait à une vraie créativité, à une émulation constructive. Que pouvait-il faire de plus que de nous honorer de son crédit total ? En nous faisant confiance, Dieu a pris le risque d’être déçu ou trahi. La parabole ne dit pas que Dieu prend plaisir à accuser le serviteur incapable – il ne s’agit pas d’un maître cruel. Dieu est sans doute plus désolé encore que ce serviteur, il ressent l’échec de son homme de confiance comme une défaite personnelle.
Ce qui nous est demandé, c’est de prendre acte de notre responsabilité devant Dieu : il ne nous a pas simplement donné la création, comme on donne un cadeau à un enfant pour qu’il joue avec, selon son plaisir ; Dieu nous a confié la création, et il y a là quelque chose d’infiniment sérieux et de beaucoup plus grand. Il s’agit, pour nous, de montrer que nous sommes « dignes de confiance », « fidèles en peu de choses » (Mt 25, 21 ; 23). Libre à nous d’être frileux, lâches ou paresseux. Tout le monde n’est pas obligé de réussir. Mais celui qui accusera Dieu de nous avoir traités comme des adultes, celui qui lui reprochera comme une sévérité la confiance qu’il nous a accordée, celui-là ne peut s’attendre à de la bienveillance. « Tu es un homme dur » (Mt 25, 24), dit-il ; il sera jugé sur la logique de sa propre peur. Ce n’est pas tant de sa négligence qu’il lui est fait grief, que de son refus de voir que c’est par pure bonté que Dieu nous a créés libres et responsables.
Mais ne nous laissons pas impressionner par la finale, très austère de la parabole. Ce qui nous est proposé n’est pas de passer de la peur au châtiment ; ce que Dieu nous offre, c’est de passer de la confiance qu’il nous fait à la joie qu’il nous donne. Certes, il nous faut endurer l’absence de Dieu ; cette absence est la clause de notre vraie liberté. Si nous avons pris au sérieux notre mission d’homme et de chrétien, si nous avons plus ou moins réussi, et si nous n’avons pas douté de la grâce de Dieu, alors nous entendrons cette invitation bienheureuse : « entre dans la joie » (Mt 25, 21 ; 23).


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