Dans
les paraboles de Jésus, il est plus d’une fois question de voyage. Le
personnage principal, le maître de maison ici (Mt 25, 14), le vigneron (Mt 21,
33) ou un roi ailleurs (Lc 19, 12), est présent au début, puis absent un
long moment où se déroule l’action, puis reparaît en fin de compte pour la
conclusion et la morale de l’histoire. Ce motif reproduit sans doute la vie
quotidienne à l’époque de Jésus. Les marchands voyageaient vers l’Orient pour
chercher leurs produits, les pèlerins voyageaient à Jérusalem pour aller
célébrer quelque fête, les rois voyageaient à Rome pour faire confirmer leur
royauté ; bref, la vie, c’était de voyager, de bouger. Ceux qui restaient
chez eux, les “manants” comme on dit dans le français médiéval, étaient des
ouvriers ou des domestiques de second rang, des gens de peu d’importance.
Mais voyager suppose
d’assumer un double risque : d’abord le risque du trajet lui-même (cf. 2Co 11, 26) ;
les dangers des routes étaient bien réels. Ensuite, le risque de laisser sa
maison, sa famille, dans un pays où la sécurité intérieure n’était pas idéale.
Le maître devait donc repérer quelques intendants fidèles, des serviteurs
fiables, honnêtes et courageux, à qui il pourrait confier ses proches et ses
biens (Mt 25, 14-15). S’il n’a personne de confiance, le maître ne peut
pas partir ; il doit défendre en personne son domaine. Partir est un acte de foi.
Et la parabole suggère
ainsi que cet acte de foi, Dieu l’a fait en notre faveur. Il a créé le monde,
et puis il s’est retiré en nous confiant son œuvre totalement, sans retour. Et
cela, nous le découvrons bientôt, est à double tranchant : nous sommes
honorés de la confiance que Dieu nous fait, car c’est bien nous qu’il a daigné
établir pour l’administration de tous ses biens ; mais – et c’est là que
surgit la difficulté – il est donc absent et cette absence de Dieu peut
paraître pénible. Il nous faut donc assumer seuls la confiance que Dieu nous a
faite, et ce n’est pas si facile. Certains se montrent à la hauteur ; avec
des prises de risque calculées, et du travail, ils font fructifier le capital
qui leur a été confié (Mt 25, 16-17). D’autres prennent peur et se
trouvent paralysés dans une stérilité traumatisante (Mt 25, 18). Et
pendant ce temps, Dieu est loin. Et comme il n’y a pas de moyen de
communication, Dieu n’encourage pas ses bons serviteurs, il ne rassure pas les
inquiets, il ne corrige pas ceux qui s’égarent ; il ignore même ce qu’ils
font. Dieu ne dit rien ; il ne fait rien. Evidemment, il aurait pu ne pas
partir ; mais il est parti, il a pris ce risque, réellement.
Enfin, Dieu reparaît et
règle ses comptes (Mt 25, 19). Si on lit la parabole du point de vue du
mauvais serviteur, on ne peut manquer de le plaindre : le pauvre, il n’a
pas eu de chance, le maître est dur… dans notre société, on trouve toujours des
excuses pour les incompétents. Mais ceci est un regard doublement faussé. Tout
d’abord, n’oublions pas qu’il ne s’agit que d’une parabole – c’est une image,
pas la réalité. Et une condamnation en parabole, ce n’est qu’une mise en garde
dans la réalité. Ensuite, la parabole ne parle pas tant des serviteurs que du
maître de maison ; c’est bien lui le personnage principal et c’est donc
avec son regard qu’il faut tirer la morale de l’histoire. Et cette morale peut
alors être ceci : craignant raisonnablement quelques échecs, Dieu n’a
pourtant pas hésité à remettre tout son bien aux hommes. Il espérait sans doute
que sa confiance nous grandirait, nous inciterait à une vraie créativité, à une
émulation constructive. Que pouvait-il faire de plus que de nous honorer de son
crédit total ? En nous faisant confiance, Dieu a pris le risque d’être
déçu ou trahi. La parabole ne dit pas que Dieu prend plaisir à accuser le
serviteur incapable – il ne s’agit pas d’un maître cruel. Dieu est sans doute
plus désolé encore que ce serviteur, il ressent l’échec de son homme de
confiance comme une défaite personnelle.
Ce qui nous est demandé,
c’est de prendre acte de notre responsabilité devant Dieu : il ne nous a
pas simplement donné la création, comme on donne un cadeau à un enfant pour
qu’il joue avec, selon son plaisir ; Dieu nous a confié la création, et il y a là quelque chose d’infiniment sérieux
et de beaucoup plus grand. Il s’agit, pour nous, de montrer que nous sommes
« dignes de confiance », « fidèles en peu de choses »
(Mt 25, 21 ; 23). Libre à nous d’être frileux, lâches ou paresseux.
Tout le monde n’est pas obligé de réussir. Mais celui qui accusera Dieu de nous
avoir traités comme des adultes, celui qui lui reprochera comme une sévérité la
confiance qu’il nous a accordée, celui-là ne peut s’attendre à de la
bienveillance. « Tu es un homme dur » (Mt 25, 24), dit-il ;
il sera jugé sur la logique de sa propre peur. Ce n’est pas tant de sa négligence
qu’il lui est fait grief, que de son refus de voir que c’est par pure bonté que
Dieu nous a créés libres et responsables.
Mais ne nous laissons
pas impressionner par la finale, très austère de la parabole. Ce qui nous est
proposé n’est pas de passer de la peur au châtiment ; ce que Dieu nous
offre, c’est de passer de la confiance qu’il nous fait à la joie qu’il nous
donne. Certes, il nous faut endurer l’absence de Dieu ; cette absence est
la clause de notre vraie liberté. Si nous avons pris au sérieux notre mission
d’homme et de chrétien, si nous avons plus ou moins réussi, et si nous n’avons
pas douté de la grâce de Dieu, alors nous entendrons cette invitation
bienheureuse : « entre dans la joie » (Mt 25, 21 ;
23).
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