Le prophète Isaïe (63,
16 – 64, 7) était un poète. Il sait décrire l’état de l’humanité avec des
images et des mots extrêmement suggestifs. De quoi parle-t-il ? De
vêtements salis, de feuilles mortes emportées par le vent, qui sont le symbole
de nos cœurs insensibles à la bonté de Dieu et de notre obstination quotidienne
dans nos petits péchés confortables. C’est que, lorsque nous faisons un petit
effort pour nous connaître un peu lucidement, nous voyons en général le bon
côté des choses, les avantages de nos imperfections et les excuses de nos
lâchetés. Nous savons, par exemple, que nous ne sommes pas très généreux, mais
nous trouvons tellement de compensations dans notre égoïsme que nous ne voyons
pas qu’il nous souille. Ou bien nous nous rendons compte que nous avons des
idées étroites, intransigeantes, que nous disons parfois des paroles
blessantes, mais cette affirmation de nous-mêmes nous donne l’impression d’être
quelqu’un et nous refusons alors de nous remettre en cause ; cela exalte
notre volonté mais asphyxie notre vie spirituelle, et nous ne souhaitons pas
devenir plus charitables, plus indulgents. Parfois nous faisons des actes que
nous trouvons beaux, dont nous sommes fiers, nous pensons accomplir de bonnes
actions, et nous ne voyons pas que nous n’agissons qu’en fonction de nous-mêmes,
sans vraiment penser aux autres ni à Dieu ; ainsi, même le bien que nous
faisons est étriqué par la recherche de notre propre prestige. Alors, dit
Isaïe, nous pensons nous revêtir de nos actions éclatantes comme de vêtements
somptueux, et nous ne voyons pas que ce sont des vêtements salis. Parfois,
enfin, nous croyons que nous conduisons notre vie et que nous sommes capables
de prendre de vraies décisions, mais nous ne voyons pas que nous nous laissons
influencer par les opinions, par la mode, par l’image que nous voulons donner
de nous-mêmes. Nous sommes finalement comme ces feuilles d’automne qui ne
savent pas faire autre chose que de tomber par terre et se laisser emporter par
le vent froid, tout en ayant l’illusion que ce sont elles qui se dirigent.
Voilà, dit Isaïe, l’état de notre petite vie que nous croyons belle et qui est
en fait assez pitoyable.
Dieu, qui regarde ce
spectacle consternant sans avoir, lui, aucune illusion sur nous, pourrait se
dire que nous ne méritons pas d’être pris en considération. Nous sommes
tellement mesquins, tellement centrés sur nous-mêmes, que cela ne vaut pas la
peine qu’on s’occupe de nous. Et pourtant Dieu, qui aurait bien de raison de
nous traiter par le mépris, ne veut pas nous mépriser : « et pourtant,
nous serons sauvés » dit Isaïe (64, 4). Quel paradoxe ! Y a-t-il, de
notre côté, une raison qui pourrait pousser Dieu à venir à notre secours ?
Non (cf. Dt 9, 4-5) ;
il n’y a que notre médiocrité, notre méchanceté quotidienne, notre lâcheté
confortable et hypocrite, et cela ne peut expliquer qu’on s’intéresse à nous.
Mais Dieu est plus grand que tout cela ; il est « plus grand que
notre cœur » (1Jn 3, 20), et son regard bienveillant ne voit pas en
nous notre pauvreté ; il voit surtout qu’il est « notre Père »
(Is 63, 16 ; 64, 7). Aussi, ce n’est pas en se fondant sur ce que
nous sommes qu’il vient nous sauver. C’est en se fondant sur ce qu’il est, lui
– notre Père – qu’il est ému de compassion et qu’il vient à nous pour nous
tirer du malheur auquel nous nous étions habitués.
« Voici que tu es
descendu » (Is 64, 1) : a-t-on déjà vu un Dieu qui accepte de
partager la condition misérable de l’homme ? Les dieux des païens se
définissaient plutôt comme parfaitement étrangers aux misères humaines ;
ils se réfugiaient sur l’Olympe, ils habitaient une gloire qui les éloignait de
toutes nos faiblesses. Mais le Dieu d’Israël n’agit pas ainsi : c’est un
Dieu qui vient vers nous, qui vient en nous. Il n’a pas peur de nos
pauvretés ; il n’a pas honte de partager nos inquiétudes, alors que c’est
par notre faute que nous sommes inquiets. Il ne renonce même pas à choisir
parmi ses disciples les pécheurs que nous sommes, alors que, sept fois par
jour, nous savons bien le trahir.
Le mystère de Noël que
nous nous préparons à fêter célébrera ce choix bouleversant de Dieu qui, alors
que nous ne méritions aucune considération de sa part, a renoncé à sa propre
gloire pour prendre sa part de souffrance et d’angoisse. Il a accepté d’être
rejeté (par nous), d’être incompris (de nous), d’être jugé (par les coupables
que nous sommes) ; il a accepté d’être pauvre, d’avoir faim, il a accepté
de mourir pour nous, non pas parce que nous étions les meilleurs des hommes,
mais parce que notre misère l’a bouleversé. Il voulait changer nos cœurs
étroits et malades en des cœurs pleins de confiance et de charité. C’est pour
cela qu’il vient ; nous résignerons-nous à le décevoir ?