Quarante jours après la
Transfiguration, la fête de la Croix glorieuse nous rappelle quel est le
fondement de notre foi : le mystère de la mort du Christ. Cette fête peut
sembler étrange, tant qu’on pense que la croix serait seulement une chose ;
rendons-nous un culte à un bout de bois ? Non bien sûr. Si la croix est
présente dans notre foi, ce n’est pas comme un objet mais bien d’une manière
spirituelle : par les sacrements, et surtout le baptême (« c’est dans
sa mort que nous avons été baptisés » ; Rm 6, 3) et
l’eucharistie (qui est le « mémorial » de la Passion[1]) ;
par le « signe de la croix » qui ouvre et conclut toutes nos
prières ; et, aujourd’hui, par cette fête de la croix glorieuse qui nous
invite à méditer sur l’abaissement de Jésus dans la mort et son exaltation
auprès de Dieu.
C’est
précisément cela que décrit la deuxième lecture (Ph 2, 6-11). Ce texte
n’est probablement de Paul. Il semble que l’apôtre cite ici un fragment
liturgique, une hymne que les chrétiens de Philippe connaissaient et chantaient
lors de leurs assemblées cultuelles. On sait (en particulier par le témoignage
de Pline le Jeune[2]) que les
premiers chrétiens avaient composé des textes poétiques et théologiques pour
chanter la gloire du Christ. Telle est donc, vraisemblablement, la nature et
l’usage de ce passage de la lettre de Paul.
Qui est
le Christ ? Pline le Jeune disait que les disciples de ce
« Christ » lui adressaient des louanges « comme à un dieu »[3].
Ce n’est pas totalement faux, puisque l’hymne se conclut par l’affirmation
solennelle : « Jésus Christ, Seigneur ! » (Ph 2, 11).
Mais c’est très incomplet car, avant que les croyants n’affirment la divinité
de Jésus, le Christ a d’abord nié sa propre divinité pour venir parmi
nous : « lui qui était dans la condition de Dieu, il n’a pas jugé bon
de revendiquer d’être traité à l’égal de Dieu » (Ph 2, 6). Il faut
voir comment ce texte révèle un mystère insondable et bouleversant : Dieu
préfère notre humanité à sa propre divinité, au point de mettre de côté sa
prérogative divine pour venir au secours des hommes dans leur coupable détresse.
Il accepte de s’anéantir à notre profit, de se déposséder de lui-même en notre
faveur.
Qui est
le Christ ? La réponse de ses contemporains est sans hésitation :
« il fut reconnu comme un homme » (Ph 2, 7), voilant le mystère
de son origine divine sous les traits d’une humanité ordinaire. Ses compagnons
ne pouvaient qu’ignorer qu’il était Dieu. Ils voyaient un homme, comme
eux-mêmes étaient des hommes ; et s’il leur avait dit d’emblée :
« je suis Dieu », ils l’auraient pris pour un fou. Alors que notre
société est devenue athée, nos asiles accueillent encore ceux qui prétendent
être Dieu ! A quoi pouvait-on voir qu’il est Dieu : « il
s’humilia lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, la mort en
croix » (Ph 2, 8). Qui pouvait mourir en croix, sinon les bandits,
les malfaisants, la racaille du monde ? A l’époque, les criminels
honorables, les notables délinquants échappaient à cette honte ; la croix,
c’était le supplice des voyous, des minables. Et c’est comme cela que lui est
mort. Osera-t-on dire qu’il est mort pour une cause ? Aux yeux des hommes,
il n’était qu’un petit rabbin juif à la doctrine étrange, mi-thaumaturge,
mi-agitateur, qui n’avait regroupé autour de lui qu’une douzaine de médiocres.
Il a eu la mort pitoyable d’une vie ratée.
Qui est
Jésus ? « C’est pourquoi Dieu l’a exalté » (Ph 2, 9). Que
signifie le verbe « exalter » ? Jésus est-il revenu des morts
pour se venger d’Hérode et de Caïphe ? S’est-il montré à Ponce Pilate pour
le maudire ? Non. C’est dans le secret de Dieu que Jésus est passé de la
mort à la vie. Et cette résurrection n’a pas été triomphe ni vengeance. Cette
résurrection fut Eglise. Que veut dire que « tout genou fléchisse »
devant lui (Ph 2, 10) ? A-t-il réduit en esclavage ses
bourreaux ? A-t-il mis ses juges en prison ? Non. Il a envoyé ses
apôtres aux hommes, afin qu’ils se convertissent. C’est le ministère des
évangélisateurs qui est ici décrit. S’il est reconnu maintenant comme
« Seigneur » par ceux qui croient en lui, ce n’est pas une revanche
qu’il prend sur ses accusateurs. Ce n’est pas pour lui qu’il a cherché
l’honneur, mais afin que l’humanité puisse s’épanouir dans « la gloire de
Dieu le Père » (Ph 2, 11).
Il
fallait tout cet itinéraire compliqué, qui passe par l’incarnation (secrète),
par la mort (honteuse), par la résurrection (attestée par douze pauvres témoins),
pour que l’humanité comprenne que Dieu n’est pas son ennemi. Il fallait que le
Christ souffre pour que les hommes acceptent d’être eux-mêmes, dans la justice
et la vérité, la fierté de Dieu. En regardant cette croix glorieuse que la
liturgie nous donne à voir aujourd’hui, osons affirmer la seigneurie de Jésus
au profit de tout homme.
[1] « Seigneur Jésus
Christ, dans cet admirable sacrement, tu nous as laissé le mémorial de ta
Passion. Donne-nous de vénérer d’un si grand amour le mystère de ton corps et
de ton sang, que nous recueillions sans cesse les fruits de ta
rédemption » (oraison de la messe du Saint Sacrement).
[3] « Ils assuraient
que toute leur erreur ou leur faute avait été renfermée dans ces points :
qu’à un jour marqué, ils s’assemblaient avant le lever du soleil, et chantaient tour à tour des vers à la
louange de Christ, comme s’il eût été dieu ; qu’ils s'engageaient par
serment, non à quelque crime, mais à ne point commettre de vol, ni d’adultère ;
à ne point manquer à leur promesse » (Pline le Jeune, Lettre X, 97).
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