Cette parabole des
ouvriers de la onzième heure (Mt 20, 1-16) est vraiment difficile à
comprendre. Elle paraît illogique, l’histoire ne tient pas debout : quel
patron aurait l’idée de payer le même salaire à des ouvriers qui travaillent
une journée et à d’autres qui ne travaillent qu’une heure ? Comment ne pas
considérer comme injuste son attitude ? Et comment ne pas considérer comme
légitime la déception des besogneux ? Il y a beaucoup de détails dans ce
récit qui nous heurtent. Comment faire alors pour mieux lire ?
Remarquons tout d’abord
que c’est le maître de la vigne lui-même qui sort de chez lui pour embaucher
les ouvriers. Dans les habitudes de l’Orient ancien, le propriétaire confie à un
régisseur, à un intendant cette tâche. Là, c’est lui-même qui prend cette
peine. Le contexte économique décrit dans cette parabole ne paraît pas être des
plus favorables. Des ouvriers sont là qui attendent qu’on les recrute ;
cela ressemble fort à une période de chômage. Ceux qui sont reçus en dernier le
disent clairement : « personne ne nous a embauchés »
(Mt 20, 7). Ainsi, ces ouvriers agricoles savent que leur situation est
mauvaise : ils ont des bras, de la force pour travailler, mais l’activité
économique est pauvre, et personne ne leur donne de travail. Certains cependant
sont pris dès la première heure ; le salaire est fixé à un denier, une
pièce d’argent ; c’est un salaire raisonnable permettant de faire vivre
une famille modeste. Il n’est pas inutile de savoir comment se faisait la
négociation du salaire dans l’antiquité ; on peut aller lire le livre de
Tobie : le vieillard Tobie recrute un guide pour accompagner son fils dans
un voyage et il lui dit : « je t’engage pour un drachme par jour… et
je dépasserai le prix convenu » (Tob 5, 15-16). L’idée est que l’on s’accordait
sur un salaire, mais on laissait toujours miroiter la possibilité d’une prime
si le travail était particulièrement bien fait, si l’issue était heureuse, si
la vendange était plus abondante que prévu. Le salaire fixé était une base, un
minimum légalement garanti, ouvrant à l’espérance d’un bénéfice.
On voit ensuite le
maître du domaine continuer son manège : il sort périodiquement de chez
lui pour embaucher d’autres ouvriers, jusqu’à la fin du jour. Une fois que le
travail est achevé, et que le soir est venu, il faut payer leur salaire aux
journaliers. Le Deutéronome dit en
effet : « chaque jour tu lui donneras son salaire, sans laisser le
soleil se coucher sur cette dette » (24, 15). Pour distribuer la paye, le
maître du domaine se met en retrait, il envoie son intendant. Celui-ci commence
par verser leur salaire aux derniers qui reçoivent un denier ; sans doute
ont-ils bien travaillé et reçoivent-ils le salaire d’une heure augmenté d’une
prime conséquente. Aussi, les premiers se disent qu’ils vont toucher leur
salaire d’un jour, un denier, et en outre une prime très rentable. Déçus, que
peuvent-ils faire ? La tentation est grande de refuser ce salaire qui
devient ridicule en raison de l’absence de bonification ; ils pourraient protester,
en espérant ainsi obtenir mieux. Mais le contexte économique est désastreux et
ce serait prendre un grand risque que de rejeter cet argent. Auront-ils le
courage d’exprimer tout haut leur humiliante déception ? Ce serait
dangereux. Alors ils se mettent à murmurer.
Et là le maître du
domaine revient au premier plan. En effet, les critiques ne concernent pas
l’intendant, qui ne fait qu’exécuter les ordres ; il faut que le maître
parle. C’était la même chose lorsque le peuple murmurait contre Moïse :
c’est Dieu lui-même qui était visé (cf.
Ex 16, 1-12), et Dieu prenait alors la parole. Le maître en personne intervient
donc. Il interpelle le contestataire en lui disant « Ami »
(Mt 20, 13). Dans l’évangile de
Matthieu, ce nom est ambigu ; c’est ainsi que Jésus appelle Judas au
moment où le traître le livre (Mt 26, 50). C’est un mot affectueux qui est
adressé à celui qui est en train de se perdre, comme une ultime provocation à
revenir vers le Seigneur. Puis le maître invite à un examen de
conscience : « faut-il que ton œil soit mauvais parce que moi je suis
bon ? » (Mt 20, 15). Evidemment, il n’y a rien à répondre à
cela : car c’est dans le cœur de l’homme que se trouve la jalousie qui
inspire ces sentiments de révolte et d’aigreur, non dans la générosité du
maître. Pourquoi la révélation de la bonté devrait-elle causer jalousies et
rancunes ?
Voilà donc pour cette
petite histoire. Maintenant que nous la comprenons un peu mieux, que
pouvons-nous en tirer ? En racontant cette parabole un peu
invraisemblable, Jésus veut faire comprendre à ses auditeurs une idée
invraisemblable : c’est que Dieu ne fait pas de différence entre les
hommes. Dieu n’a pas de préférés à qui il
donne plus ; ou plutôt, Dieu n’a que des préférés à qui il donne tout.
Cela, les Juifs n’étaient pas prêts à l’entendre. Ils avaient l’impression que
toute la Bible leur disait à longueur de pages : vous êtes les meilleurs,
Dieu n’aime que vous, les autres sont des moins que rien. Pourtant Moïse déjà
rabaissait les fanfaronnades et les fiertés du peuple. Il expliquait que si
Israël a été choisi, ce n’était pas en raison de ses mérites, mais à cause du
seul amour de Dieu (Dt 7, 7-8 ; 9, 4-5) ; mais Moïse n’a pas été
entendu. Et voilà que Jésus vient dire, en parabole, la même chose que Moïse :
les ouvriers de la première heure et ceux de la dernière heure sont pareils ;
Dieu aime les uns comme il aime les autres ; il donne aux uns comme il
donne aux autres. Il ne donne pas plus aux uns qu’aux autres, parce qu’à chacun
il donne tout.
Saint Paul dira cela
avec plus de force encore : « Il n’y a plus le Grec et le Juif, il
n’y a plus l’esclave et l’homme libre… car tous vous ne faites qu’un dans le
Christ » (Ga 3, 28). Comment donc ? Les Juifs ne sont pas mieux
que les Grecs païens ? Non ! Les hommes libres ne sont pas plus
importants que les esclaves ? Non ! Trop souvent, nous projetons nos
grandeurs humaines dans les pensées de Dieu, et nous croyons que Dieu raisonne
avec nos catégories. Nous voyons des gens à qui tout réussit, et nous pensons :
ils sont bénis de Dieu. Nous en voyons d’autres qui ont des épreuves, et nous
disons : Dieu ne les aime pas. Jésus vient donc démentir ce raisonnement
trop humain.
Dans la communion
eucharistique, nous voyons bien que le Christ se donne totalement : non
pas plus aux riches et moins au pauvres ; non pas plus aux bien-pensants
et moins à ceux dont la foi est tiède ; non pas plus aux saints et moins
aux pécheurs. A chacun, il se donne, totalement. Accepter cela, sans envieuse
mesquinerie, sans reproche sournois, est assurément un enjeu de la vie
spirituelle.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.