Si Jésus avait commencé
sa parabole (Mt 21, 28-32) par : « Un homme avait douze
fils… », cela aurait été beaucoup plus confortable. « Un homme avec
douze fils », on sait de qui il s’agit : c’est Jacob. Et ses douze
fils sont bien connus : Ruben, Siméon, Lévi, Juda, Issachar, Zabulon, Dan,
Joseph, Benjamin, Nephtali, Gad et Aser (cf. Gn 46).
L’avantage, c’est qu’ils sont tous
Juifs.
Mais ce n’est pas de
cela que parle Jésus. Il dit : « Un homme avait deux fils… »
(Mt 21, 28 ; cf. Lc 15,
11). De qui parle-t-il donc ? Il ne parle pas d’Adam qui a eu trois
fils : Caïn, Abel et Seth. Il ne parle pas de Noé, qui a eu aussi trois
fils : Sem, Cham et Japhet. Mais de qui parle-t-il donc ? Il parle
soit d’Abraham qui a eu deux
fils (Ga 4, 22) : Ismaël et Isaac – soit d’Isaac qui a eu deux fils : Esaü et Jacob. Et c’est là que
surgissent les problèmes. Parce qu’il serait infiniment plus simple qu’Abraham
n’ait eu qu’un
seul fils : Isaac – et qu’Isaac n’ait eu qu’un seul fils : Jacob. Là, on
serait en terrain connu. Mais non, Jésus rappelle à ses auditeurs, que, avant
d’avoir Isaac, Abraham a été le père d’Ismaël et que, avant d’avoir engendré
Jacob, Isaac a eu Esaü. Il n’y a pas de doute possible : Ismaël et Isaac
sont frères, Esaü et Jacob sont
frères. Certes, les descendants
d’Isaac et les descendants d’Ismaël sont fâchés – ils n’en sont pas moins
frères pour autant. Les descendants d’Esaü (le pays d’Edom) et les descendants
de Jacob (les Juifs) ne s’entendent pas – ils ont pourtant le même père.
« Un homme avait deux fils ».
Dès les premiers mots, cette histoire que Jésus va raconter irrite donc. Mais
Jésus va plus loin encore. Le premier fils refuse d’aller travailler à la vigne
de son père, ce qui n’est pas bien. Dans la mentalité antique, s’opposer à son
père n’est pas une preuve de grandeur (cf.
Lv 19, 3). Mais, ce mauvais fils opère un mouvement de conversion :
« mu par la pénitence » (Mt 21, 29) dit le texte. Et il fait
finalement la volonté de son père. Sans doute a-t-il pris du retard ; il
arrivera en même temps que les ouvriers de la onzième heure de dimanche dernier
(cf. Mt 20, 6). Mais il y va. Le
second fils accepte d’aller travailler à la vigne, mais n’y va pas. Le texte ne
nous donne pas de raison. Il n’accuse ni n’excuse : il n’y va pas, c’est
tout.
Et Jésus, avec une
tendre ironie demande lequel a accompli la volonté de son père. Il faut bien
comprendre à quel dilemme il pousse ainsi ses auditeurs. Le premier fils
d’Abraham, il n’y a aucun doute que c’est Ismaël, et pas Isaac. Il n’y a non plus aucun doute que c’est Esaü qui
est né avant Jacob. Et Jésus parle à des descendants d’Isaac, des descendants
de Jacob. Et il les force à dire que c’est le premier fils – pas Jacob, pas Isaac ; mais Ismaël, ou Esaü – qui
accomplit finalement la volonté du père. Certes, pour ces premiers fils, les
affaires étaient mal parties, et ils avaient commencé par refuser la Loi, par
refuser la volonté de Dieu. Ni Esaü, ni Ismaël n’ont accueilli la volonté de
Dieu ; ni l’un ni l’autre n’ont reçu la législation de Moïse. Et –
l’évangile le dit explicitement – ils ont eu à se convertir, à se détourner de leur premier refus. Mais ils ont
accompli cette conversion. Et maintenant, sans avoir la Loi de Moïse, sans
avoir la Loi des Juifs, ils font la
volonté de Dieu. Tandis qu’Isaac, second fils d’Abraham, et Jacob,
second fils d’Isaac, se sont engagés à servir le Seigneur dans le cadre de la
Loi ; et pourtant, ils ne font pas la volonté de Dieu (cf. Rm 2, 25-29). Le premier
fils avait dit non, et s’est repenti ; le second fils a dit oui, et n’a
pas tenu parole. Voilà ce que Jésus force ses auditeurs à avouer. On comprendra
qu’ils n’aient pas été contents.
Les Juifs de l’époque du
Christ savaient, avec grande fierté, qu’ils étaient les fils d’Abraham, et ils
n’aimaient pas qu’on leur rappelle qu’ils partageaient cette dignité avec d’autres. Ils n’aimaient pas
qu’on leur rappelle qu’Abraham avait eu « deux fils ». Sur ce point, la parole de Dieu se montre plus
exigeante que le désir des hommes. Et si la vérité du texte ne s’accorde pas à
nos petites pensées, c’est pourtant la Parole de Dieu qui a raison.
Plus qu’une prophétie du
refus du Christ par les Juifs et de l’accueil de la foi par les païens, cette
parabole nous invite à considérer ce que c’est que d’avoir un frère. On n’est pas obligé de bien s’entendre avec son
frère, on n’est pas obligé d’être d’accord avec lui sur tout, on n’est pas
obligé de vivre toujours avec lui ; mais
on ne peut pas dire : il n’est pas mon frère. Dans le contexte d’un
schisme dans l’Eglise en Afrique du Nord, saint Augustin a su redire cela, et
avec quelle force : « Bon gré, mal gré, ils sont nos frères… A ceux qui vous disent : “Vous n’êtes
pas nos frères”, répondez : “Vous êtes nos frères” »[1].
Parfois nos frères ne nous ressemblent pas, parfois nous avons des raisons de leur en vouloir. Nous devons pourtant toujours
dire : « vous êtes nos frères ». Evidemment, ce n’est pas
facile. Mais notre relation à Dieu passe aussi par nos fraternités humaines.
« Celui qui aime Dieu, qu’il aime aussi son frère » (1Jn 4, 21).
[1] « Velint nolint, fratres nostri sunt. (…) His qui dicunt vobis : non estis fratres nostri, dicite: fratres
nostri estis » (saint Augustin, Sur
le Psaume 32 ; II, 29 [Office des lectures du 14ème mardi
du Temps Ordinaire]).