Dans la première lecture
(Is 22, 22) et dans l’évangile (Mt 16, 19), il est question de clefs.
Qu’est-ce qu’une clef ? Les formes des clefs ont bien varié au cours des
époques. Au temps de Jésus, c’étaient des objets assez rudimentaires en
bois ; fabriquées ensuite en métal, elles ont gagné en précision ;
aujourd’hui, elles peuvent devenir des cartes, ou des codes électroniques, ou
des empreintes infalsifiables. Sans faire une histoire complète de la
serrurerie, il faut seulement relever que la clef est le dispositif
complémentaire de la serrure, qui permet à un propriétaire de fermer ou
d’ouvrir une porte. Posséder une clef, c’est ainsi détenir un certain pouvoir
sur un lieu et sur ce qu’il contient.
Et voilà que nous risquons de tomber dans une
lecture dévoyée de notre évangile ! Nous nous imaginons alors que le
Royaume de Dieu serait une sorte de coffre-fort. Jésus, en confiant les clefs à
saint Pierre, serait alors en train de recruter un vigile de confiance. Saint
Pierre devient une sorte de gardien de banque qui surveille l’accès de la salle
des coffres et qui n’admet à l’entrée que ceux qui possèdent un compte dans
l’établissement et peuvent prouver l’honnêteté de leurs intentions. Jésus voudrait
donc assurer la sécurité de son coffre-fort en ayant une serrure solide, une
clef à complications, et un gardien fiable. Je force peut-être un peu l’image,
mais il est pourtant probable que cette représentation monstrueuse ait traîné dans
l’esprit de beaucoup de chrétiens.
Car cette lecture est totalement fausse. Ce
n’est pas du tout cela qu’il faut comprendre. Le royaume de Dieu n’est pas un
coffre-fort blindé dont l’accès n’est réservé qu’à une élite ; Dieu n’a
pas mis de cadenas pour empêcher les hommes d’entrer dans le bonheur. C’est
exactement le contraire : c’est nous qui mettons des cadenas pour nous
protéger de Dieu ; c’est nous qui verrouillons nos vies dans leur petit
confort ; c’est nous qui nous barricadons derrière nos petites opinions
changeantes pour empêcher la vérité de venir nous déranger. Les clefs que Jésus
confie à l’Eglise ne servent donc pas à fermer les portes du Royaume pour n’en
laisser passer que quelques-uns ; les clefs que Jésus confie à l’Eglise
servent à ouvrir les cadenas que nous avons mis dans nos existences, ces
verrous qui nous gardent prisonniers de nous-mêmes. Si l’on pensait que ces
clefs servaient à fermer hermétiquement la porte du Royaume, nous découvrons,
au contraire, qu’elles ne savent qu’ouvrir les portes de nos vies. Car le
Royaume que nous a annoncé Jésus est ouvert et accueillant : « je
vous dis que beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au
festin » (Mt 8, 11). Il nous suffit donc de sortir de nos
étroitesses, il nous suffit de quitter nos mesquineries, de nous libérer de
nous-mêmes pour entrer simplement dans ce bonheur de la communion en Dieu.
Tout le ministère de l’Eglise que Jésus confie à
Pierre est un ministère de libération. L’Eglise a reçu de Jésus la mission de
délivrer les hommes de leurs péchés, de leurs erreurs, de leurs rancunes, de
leurs illusions. Cela est parfois difficile, et c’est pour cela qu’il faut des
clefs. Car les mécanismes par lesquels les hommes s’enferment sont parfois
complexes et résistants. Il faut alors utiliser toute la science des saints,
toute l’expérience des maîtres spirituels, toute la pertinence de la grâce de
Dieu pour débloquer ces vieux cadenas rouillés dont nous avons perdu les codes.
C’est cela que l’Eglise accomplit en détenant les clefs du Royaume de Dieu. La
vérité veut nous rendre libres (cf.
Jn 8, 32) ; laissons-nous donc attirer par la lumière, laissons
l’Eglise délier en nous ce qui nous emprisonne, et entrons ainsi dans la joie.
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