vendredi 29 août 2014

22e dimanche - année A


Il n’est jamais tellement agréable de devoir annoncer une catastrophe. Mais, c’est un fait, des catastrophes se produisent et si on peut prévenir ceux qui sont au bord du gouffre, c’est un devoir de les mettre en garde.



Entre ce que la conscience exige et ce que la prudence commande, il y a un vrai dilemme qui fut celui du prophète Jérémie (Jr 20, 7-9). Cela fait longtemps que Jérémie a compris que l’histoire de Jérusalem allait se terminer dans le sang et la haine ; il a compris que les troupes de Nabuchodonosor viendraient assiéger la ville, incendier les remparts, déporter les princes, et finalement profaner le sanctuaire. Tout cela, il l’a vu avec cette clairvoyance que Dieu donne à ses prophètes. Mais dans Jérusalem, tout le monde vit au jour le jour dans le confort, sans se préoccuper ni de Dieu ni même de l’avenir. Chacun profite de son petit égoïsme, tranquillement, dans ses petites affaires. Et voilà que Dieu demande à son prophète de lever la voix, de crier que tout cela va disparaître, que la fin du monde est proche : « je dois crier, je dois proclamer : ‘‘violence et pillage’’ » (Jr 20, 8). Voilà ce qu’il doit annoncer de la part du Seigneur. Mais imaginez comment réagissent les habitants de Jérusalem : pour eux, tout va très bien. Ils sont riches, ils sont en bonne santé, leurs négoce est prospère, leur prestige est intact ; pourquoi vient-on fatiguer leurs oreilles avec ces prophéties de malheur ? Qu’on les laisse donc profiter de la vie, qu’on les laisse se préoccuper de leurs plaisirs ! Evidemment, le langage du prophète ne plaît pas, ne convient pas, et on finit par se moquer de lui : « A longueur de journée, je suis en butte à la raillerie, tout le monde se moque de moi » (Jr 20, 7). Et ce n’est pas tout ; bientôt, Jérémie sera persécuté, inquiété par les autorités de Jérusalem. Qu’il se taise donc. Mais Jérémie peut-il se taire ? Il a bien essayé : « Je me disais : je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom. Mais il y avait en moi comme un feu dévorant » (Jr 20, 9). La parole de Dieu est trop puissante, et Jérémie souffre plus encore de se taire que de parler ; alors il parle, quoi qu’il en coûte.



Jésus aussi doit annoncer une catastrophe (Mt 16, 21-27). Il vit avec ses disciples ; il leur enseigne un message merveilleux d’amour et de pardon ; il fait devant eux des miracles étonnants. Les Apôtres ont bien compris qu’ils vivent un moment exceptionnel avec un homme exceptionnel ; ils ont compris qu’il est le Messie tant attendu qui va rétablir la paix et la justice. Pierre vient de le proclamer solennellement (Mt 16, 16). Et c’est dans ce contexte spirituel tout à fait favorable que Jésus doit annoncer le pire : le pire, c’est qu’il va être arrêté, qu’il sera torturé, condamné à mort, qu’il sera exécuté lamentablement et qu’il va remettre son dernier souffle dans des souffrances atroces. Quel contraste entre la ferveur joyeuse et simple qui règne dans le groupe des Apôtres, quel contraste entre le bon accueil des foules émerveillées des discours et des actes de Jésus, et cette annonce terrible. Faut-il gâcher un si beau moment par un tel pessimisme ? Est-il possible que cette histoire magnifique ait une conclusion aussi effrayante ? Va-t-on vraiment passer du rêve au cauchemar ? Saint Pierre ne s’y trompe pas : « cela ne t’arrivera pas » (Mt 16, 22), ce n’est pas possible. Dieu ne peut pas permettre qu’un évangile si édifiant se termine aussi mal. 



Et pourtant Jérémie avait raison : Jérusalem fut envahie par les troupes de Nabuchodonosor (2R 24-25). Jésus aussi avait raison : il est mort crucifié entre deux voleurs, abandonné de tous. Les prophètes de malheur ont souvent raison. Mais la catastrophe est-elle vraiment la fin de l’histoire ? Jérusalem a été anéantie, mais après soixante-dix ans d’exil, le peuple a pu quitter Babylone, revenir dans la ville sainte et reconstruire le sanctuaire (2Ch 36, 22-23). Jésus est mort crucifié, il a été mis au tombeau, mais « le troisième jour » (Mt 16, 21), il s’est montré vivant à ses disciples abasourdis et encore incrédules. Ce qui distingue la mentalité biblique des autres pensées de l’Antiquité, c’est sans doute cela : la tragédie grecque se termine dans l’horreur absolue et il n’y a plus rien après. Au contraire, la prophétie annonce le malheur mais est capable aussi de voir au-delà du malheur. Jésus montrait à ses Apôtres qu’il devait mourir, mais il leur prédisait en même temps qu’il ressusciterait. Et les Apôtres, effrayés par l’annonce terrible, n’ont pas vu qu’elle portait aussi une espérance.

Dans nos vies, aussi, il y a des malheurs, des épreuves, des catastrophes parfois. Notre foi chrétienne est ce qui nous permet de tenir au-delà de l’épreuve, d’être vivants au-delà de la mort. Voilà une pensée qui n’est pas « des hommes » (Mt 16, 23) ; voilà la pensée de Dieu en qui nous mettons toute notre confiance. 

jeudi 21 août 2014

21e dimanche - année A




Dans la première lecture (Is 22, 22) et dans l’évangile (Mt 16, 19), il est question de clefs. Qu’est-ce qu’une clef ? Les formes des clefs ont bien varié au cours des époques. Au temps de Jésus, c’étaient des objets assez rudimentaires en bois ; fabriquées ensuite en métal, elles ont gagné en précision ; aujourd’hui, elles peuvent devenir des cartes, ou des codes électroniques, ou des empreintes infalsifiables. Sans faire une histoire complète de la serrurerie, il faut seulement relever que la clef est le dispositif complémentaire de la serrure, qui permet à un propriétaire de fermer ou d’ouvrir une porte. Posséder une clef, c’est ainsi détenir un certain pouvoir sur un lieu et sur ce qu’il contient.
Et voilà que nous risquons de tomber dans une lecture dévoyée de notre évangile ! Nous nous imaginons alors que le Royaume de Dieu serait une sorte de coffre-fort. Jésus, en confiant les clefs à saint Pierre, serait alors en train de recruter un vigile de confiance. Saint Pierre devient une sorte de gardien de banque qui surveille l’accès de la salle des coffres et qui n’admet à l’entrée que ceux qui possèdent un compte dans l’établissement et peuvent prouver l’honnêteté de leurs intentions. Jésus voudrait donc assurer la sécurité de son coffre-fort en ayant une serrure solide, une clef à complications, et un gardien fiable. Je force peut-être un peu l’image, mais il est pourtant probable que cette représentation monstrueuse ait traîné dans l’esprit de beaucoup de chrétiens.
Car cette lecture est totalement fausse. Ce n’est pas du tout cela qu’il faut comprendre. Le royaume de Dieu n’est pas un coffre-fort blindé dont l’accès n’est réservé qu’à une élite ; Dieu n’a pas mis de cadenas pour empêcher les hommes d’entrer dans le bonheur. C’est exactement le contraire : c’est nous qui mettons des cadenas pour nous protéger de Dieu ; c’est nous qui verrouillons nos vies dans leur petit confort ; c’est nous qui nous barricadons derrière nos petites opinions changeantes pour empêcher la vérité de venir nous déranger. Les clefs que Jésus confie à l’Eglise ne servent donc pas à fermer les portes du Royaume pour n’en laisser passer que quelques-uns ; les clefs que Jésus confie à l’Eglise servent à ouvrir les cadenas que nous avons mis dans nos existences, ces verrous qui nous gardent prisonniers de nous-mêmes. Si l’on pensait que ces clefs servaient à fermer hermétiquement la porte du Royaume, nous découvrons, au contraire, qu’elles ne savent qu’ouvrir les portes de nos vies. Car le Royaume que nous a annoncé Jésus est ouvert et accueillant : « je vous dis que beaucoup viendront du levant et du couchant prendre place au festin » (Mt 8, 11). Il nous suffit donc de sortir de nos étroitesses, il nous suffit de quitter nos mesquineries, de nous libérer de nous-mêmes pour entrer simplement dans ce bonheur de la communion en Dieu.



Tout le ministère de l’Eglise que Jésus confie à Pierre est un ministère de libération. L’Eglise a reçu de Jésus la mission de délivrer les hommes de leurs péchés, de leurs erreurs, de leurs rancunes, de leurs illusions. Cela est parfois difficile, et c’est pour cela qu’il faut des clefs. Car les mécanismes par lesquels les hommes s’enferment sont parfois complexes et résistants. Il faut alors utiliser toute la science des saints, toute l’expérience des maîtres spirituels, toute la pertinence de la grâce de Dieu pour débloquer ces vieux cadenas rouillés dont nous avons perdu les codes. C’est cela que l’Eglise accomplit en détenant les clefs du Royaume de Dieu. La vérité veut nous rendre libres (cf. Jn 8, 32) ; laissons-nous donc attirer par la lumière, laissons l’Eglise délier en nous ce qui nous emprisonne, et entrons ainsi dans la joie.



vendredi 15 août 2014

20e dimanche - année A

De tout temps, l’homme est un être inquiet de son identité. Pour se rassurer, il se raccroche à des symboles (un drapeau, une devise) ou à des certitudes ; autrefois : « je suis fils d’Israël » ; « je suis citoyen romain » ; aujourd’hui : « je suis Français » ; « je suis chrétien ». Mais il faut bien reconnaître que plus ces affirmations (qui sont vraies) sont insistantes, plus elles indiquent qu’on a un peu perdu confiance en soi. C’est, le plus souvent, lorsqu’on a peur qu’on exprime qui on est. Les lectures d’aujourd’hui posent également ces questions, dans des contextes historiques et culturels évidemment très éloignés de notre époque.
Le prophète Isaïe (56, 1 ; 6-7), au moment où le peuple revient d’exil, est interpelé sur une affaire des plus délicates : qui peut venir au Temple ? Le Temple de Jérusalem est le lieu le plus pur, le sanctuaire de Dieu ; c’est le grand symbole du Judaïsme, le point de ralliement de la foi d’Israël. En principe, seuls des Juifs observants et scrupuleux sont dignes de venir dans le Temple pour présenter leurs offrandes et leurs sacrifices. Mais il y a eu l’exil ; durant la déportation des notables d’Israël à Babylone, le Temple est resté désert pendant soixante-dix ans, et, entre temps, ce sont de petites gens qui ont pris l’habitude de venir dans le sanctuaire. Tant que les grandes familles princières et sacerdotales habitaient à Jérusalem, l’accès au Temple leur était interdit ; avec l’exil, elles ont pu se frayer un chemin jusqu’au sanctuaire ; mais le retour d’exil pose alors ce problème grave : qui peut venir au Temple ? Le Temple n’est-il fait que pour les notables, les docteurs, les chefs du peuple, les Juifs purs et pieux ? ou bien le Temple est-il ouvert à tous ? Et la question devient bien vite : Dieu est-il bon seulement envers les Juifs de bonne naissance ? ou bien Dieu se montre-t-il favorable à tout homme sincère ? Il fallait être un prophète, et même un grand prophète, pour oser répondre : « Ma maison sera appelée maison de prière pour tous les peuples » (Is 56, 7). Imaginez la réaction des dignitaires de Jérusalem : ont-ils été contents d’entendre, à leur retour de déportation, que leur Temple pouvait accueillir non seulement d’autres Juifs, mais encore tous les hommes ? Ils espéraient bien entendre confirmer leurs privilèges de bons notables de la Loi. A quoi cela sert-il maintenant d’appartenir au peuple élu si tous les hommes sont invités dans le sanctuaire ? Et voilà que l’identité devient source d’angoisse.



Dans l’évangile (Mt 15, 21-28), c’est une question semblable qui se pose à Jésus. Le ministère du Christ s’adresse-t-il au Juifs seulement, à la « maison d’Israël » (Mt 15, 24), ou bien aussi aux Cananéens ? Dans un curieux dialogue, dont la finesse nous échappe, Jésus fait semblant de ne pas se préoccuper des demandes de cette Cananéenne ; les arguments et le vocabulaire utilisés de part et d’autre sont un peu déroutants, mais le sens est clair : Jésus va exaucer cette femme, mais il ne peut pourtant lui donner satisfaction immédiatement, au risque de scandaliser ses propres apôtres. C’est que les apôtres ont bien conscience d’être Juifs, d’appartenir à une certaine élite spirituelle ; ils ne souhaitent sans doute pas que leur maître, leur rabbi, aille se compromettre avec des étrangers. Aussi, Jésus doit laisser la femme implorer, crier, insister pour que les apôtres eux-mêmes demandent qu’on l’exauce (cf. Mt 15, 23). Et là, Jésus peut enfin préciser dans quelle mesure il exauce la femme : ce n’est pas raison de son appartenance au peuple élu – elle ne lui appartient pas – ce n’est pas non plus en raison de l’obéissance à la loi de Moïse – il n’en parle même pas – c’est en raison de sa foi : « ta foi est grande » (Mt 15, 28).
A l’époque d’Isaïe, à l’époque de Jésus, le monde se divisait tranquillement en deux : les Juifs d’un côté, les non-juifs de l’autre. Et Isaïe a commencé à faire bouger les frontières : « Ma maison sera appelée maison de prière pour tous les peuples » ; Jésus aussi a fait bouger les frontières : « ta foi est grande ». Qu’est-ce donc qu’être chrétien ? Pour nous, chrétiens, le monde ne se divise pas en deux ; il n’y a pas d’un côté les chrétiens, de l’autre les non-chrétiens, avec tout ce que cela impliquerait comme hostilité, comme tension mutuelle, comme agressivité réciproque. Nous sommes chrétiens, non pas pour nous opposer à ceux qui ne connaissent pas le Christ. Nous sommes chrétiens pour inviter ceux qui ne connaissent pas le Christ à entrer dans la foi – c’est très différent. Baptisés, confirmés, si nous prenons à cœur notre mission de témoigner de la foi, alors nous comprenons que nous sommes chrétiens pour les autres (c’est-à-dire : ni pour nous, ni contre les autres) ; nous comprenons que notre foi chrétienne n’est vivante que si elle se communique. C’est à nos proches tout d’abord que nous devons communiquer la foi, les parents envers leurs enfants, puis entre amis, éventuellement dans le contexte professionnel. Puis c’est à tout homme que nous rencontrons que nous pouvons apporter le témoignage simple et authentique qui l’invitera à entrer dans l’Eglise.


mardi 12 août 2014

L'Assomption de la Vierge Marie



Les chrétiens de notre temps ont peut-être quelques difficultés avec cette fête de l’Assomption. Nous célébrons aujourd’hui l’entrée de Marie dans le ciel ; nous affirmons que Marie, avec son âme et son corps, est glorifiée auprès de Dieu. Est-il bien raisonnable de proclamer cela ? A notre époque scientifique, est-il sérieux de dire que Marie est montée au ciel ? N’est-ce pas une idée bonne pour le Moyen Age obscurantiste ? Et puis pourquoi Pie XII, en 1950, a-t-il décrété que cette vérité était obligatoire, qu’elle appartenait au dogme, à la définition même de la foi catholique ? Cela fait beaucoup de difficultés et il serait utile de clarifier un peu ce qui est confus.
Essayons de comprendre d’abord ce qu’est un dogme. Un dogme n’est pas une invention du Pape, qui se lèverait un beau matin avec une idée nouvelle qu’il voudrait imposer à toute l’Eglise. Si c’était cela, notre foi serait une collection de décisions humaines et il serait insensé d’être chrétien. Un dogme c’est, en vérité, la reconnaissance d’une affirmation qui a toujours été crue, implicitement ou explicitement, par tous les chrétiens de tous les lieux et de tous les temps. Pour définir un dogme, un Pape n’est pas chargé d’inventer une idée nouvelle. Pour définir un dogme, un Pape est chargé d’aller vérifier ce que pensaient les premiers chrétiens, les chrétiens du Moyen Age, la Renaissance, et puis ce que pensent les chrétiens d’Europe, d’Amérique, d’Asie et d’Afrique. Le Pape interroge des historiens, il lit les textes des Pères de l’Eglise ; il consulte tous les évêques du monde entier, qui eux-mêmes interrogent des théologiens. Et si, sur une question, on découvre que les chrétiens ont toujours pensé, cru et célébré la même chose, si on découvre que tous les évêques parlent d’une seule voix, alors on doit bien se dire que cette vérité-là n’est pas anodine.
C’est ce que Pie XII a fait à propos de l’Assomption. Parmi les textes des premiers chrétiens, des Pères de l’Eglise, des Docteurs médiévaux, pas un seul n’affirmait que Marie ait été enterrée. Il y avait là une unité de pensée. Mais il fallait vérifier encore que cette idée n’était pas seulement l’opinion des théologiens, mais bien la pensée de toute l’Eglise, des prêtres et des laïcs, des théologiens et des simples fidèles. Une étude historique subtile et précise a indiqué un argument décisif : aucune église, aucune ville n’a jamais revendiqué posséder le tombeau où Marie aurait été enterrée. En effet, si des chrétiens avaient pensé que Marie n’était pas montée au ciel avec son corps, ils auraient été capables de dire où elle était enterrée ; on aurait organisé des pèlerinages, des processions. On ne peut, par exemple, dire la même chose de saint Pierre : tout le monde sait où il a été enterré ; tout le monde connaît son tombeau. En revanche, la preuve que tous les chrétiens ont toujours et partout pensé que Marie était montée au ciel, c’est que personne n’a jamais prétendu posséder sa tombe. Une fois que cela  était vérifié, il restait encore à consulter les évêques du monde entier pour recevoir par eux l’avis de tout le peuple chrétien. C’est ce qui fut fait. Aucun évêque ne témoigna que son diocèse pensait que Marie était simplement morte et enterrée. Ainsi, constatant que cette vérité était partagée par tous les chrétiens de tous les temps et de tous les lieux, Pie XII a reconnu que l’Assomption de Marie était plus qu’une opinion, qu’elle était une vérité certaine.

Il faut reconnaître que, parmi les dogmes qui composent notre foi, certains sont mieux acceptés que d’autres. Ainsi, le dogme de la Trinité est aujourd’hui accueilli sans trop de polémique. Car on pense (peut-être à tort) que ce dogme de la Trinité ne concerne que Dieu, et, par conséquent, il ne gêne pas grand monde. Les athées ne nous reprochent pas de croire en Dieu Trinité ; ils s’en moquent peut-être, mais ils ne nous en veulent pas. Les dogmes les plus difficiles à accepter sont ceux qui concernent des réalités matérielles, visibles. Le dogme de l’Eucharistie, par exemple, est beaucoup plus troublant pour les athées. Nous disons que ce pain consacré est devenu le corps du Christ ; un scientifique athée pourra toujours nous dire que nous sommes fous. Dès lors que le dogme concerne une matière, un corps, ceux qui ne conçoivent que le monde matériel nous accusent de tomber dans l’illusion. La Résurrection de Jésus également est incompréhensible pour ceux qui n’ont pas la foi : comment un cadavre peut-il sortir vivant du tombeau ? Un cadavre, tout le monde le sait, est un corps qui a définitivement cessé de vivre. Nous chrétiens, croyons pourtant que Jésus est ressuscité, parce que nous croyons que, au-delà de la matière, l’amour de Dieu est une source intarissable de vie. Nous ne pouvons pas prouver que l’éternité de Dieu vient façonner l’histoire ; nous ne pouvons pas convaincre un athée que l’Esprit de Dieu vient transfigurer la matière. Et pourtant, nous ne sommes pas fous.
Les dogmes que nous proclamons ne sont pas des lubies ou des contes de fées. Les dogmes que nous affirmons sont des vérités fondatrices, des vérités vivantes, des vérités sur lesquelles s’enracine la communion de tous les chrétiens à travers les cultures, à travers les âges. En célébrant aujourd’hui l’Assomption de Marie, prenons pleinement conscience d’être unis à toute l’Eglise ; prenons conscience de cette profonde communion dans la vérité. L’Eglise est une communauté de foi ; les dogmes nous permettent de croire ensemble à des vérités solides, fiables, réelles. Que cette certitude soit pour nous une aide et une joie.


vendredi 8 août 2014

19e dimanche - année A

Il n’y a pas beaucoup de catholiques au Japon, mais essayons néanmoins de nous mettre à la place d’un catholique japonais et relisons ce verset tiré de la première lecture : « le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre » (1R 19, 11). Cette phrase pour nous ne veut pas dire grand-chose ; ce ne sont pas les secousses minimes qu’on ressent de temps à autre qui pourraient nous effrayer. Mais un japonais sait bien qu’un séisme est une vraie catastrophe, qui peut en un instant faire des milliers de morts, détruire des villes entières, provoquer des raz de marée et causer des accidents nucléaires incontrôlables. Et un japonais catholique doit se demander : où est Dieu lorsqu’il y a un tremblement de terre ? Et la Bible répond donc : « le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre ». Un catholique japonais prend au sérieux cette phrase. Et la Bible dit la même chose d’autres sortes de catastrophes : le Seigneur n’est pas dans l’ouragan ; le Seigneur n’est pas dans l’incendie.
Relisons maintenant l’évangile. Les apôtres sont dans une barque, au milieu du lac et celle-ci est submergée par une tempête. Les Apôtres sont seuls, Jésus n’est pas avec eux, il est resté sur le rivage pour renvoyer les foules (Mt 14, 22-24). On peut dire ainsi, au début du récit, comme dans la première lecture, que le Seigneur n’est pas dans la tempête (mais « le Seigneur », c’est alors Jésus, Dieu qui s’est fait proche de l’homme en s’incarnant, tandis que dans le Livre des Rois, « le Seigneur » qui n’était pas dans la tempête était le Dieu d’Israël dont on ne prévoyait pas qu’il viendrait ainsi visiter lui-même son peuple – le sens est un peu différent, mais on peut s’exprimer dans des termes semblables). Mais voilà que, d’une manière étonnante, Jésus rejoint ses Apôtres ; il vient à leur rencontre en marchant sur la mer (Mt 14, 25). Le Seigneur, qui n’était pas dans la tempête, se porte au secours de ceux qui sont dans la tempête.
Que peut-on tirer de la confrontation de ces deux textes que la liturgie nous suggère ? La première lecture nous empêche de diviniser la nature. On ne saurait confondre la violence de la nature avec la toute-puissance de Dieu. Car la nature est aveugle, imprévisible, irrationnelle, et elle peut détruire l’homme. Et Dieu n’est pas dans cette nature destructrice. Aucune catastrophe naturelle n’est un signe de Dieu, encore moins un châtiment de Dieu. La violence de la nature reste un mystère, mais ce mystère obscurcit plus qu’il n’éclaire le mystère plus grand encore de la toute-puissance de Dieu. Car la toute-puissance de Dieu, c’est, en définitive, sa miséricorde inépuisable. Les forces de la nature sont des énigmes pour les scientifiques ; elles n’ont pas de valeur spirituelle ou religieuse. Définitivement, il faut dire que Dieu n’est pas dans le tremblement de terre.
L’évangile envisage les choses différemment, mais ne contredit pas le Livre des Rois. Au cœur d’une situation de grande angoisse, d’une tempête, Dieu, qui ne se révèle pas dans la tempête, peut se révéler dans la foi de ceux qui affrontent la tempête. Car si Dieu n’est pas dans la tempête, Dieu n’abandonne pourtant pas ceux qui sont dans la tempête ; il vient les rejoindre. Là nous touchons une vérité spirituelle. En effet : où est Dieu ? Il ne se révèle pas dans le vent qui souffle, mais dans Jésus qui marche sur les flots ; il se révèle aussi dans l’âme de saint Pierre tandis qu’il lui fait confiance et qu’il prend le risque de la foi (Mt 14, 28-29. 

Notre monde est plein de malheurs ; nos vies sont pleines d’épreuves que nous ne méritons pas. Et nous avons le réflexe de nous demander : où est Dieu ? Dieu n’est certainement pas dans le mal ; Dieu n’est pas du côté de ce qui nous fait souffrir – et nous souffrons. En revanche, Dieu est dans notre prière ; Dieu est présent dans notre foi, notre espérance et notre charité. Et c’est pourquoi notre foi est plus forte que la nature même lorsque celle-ci se déchaîne. C’est pourquoi notre prière est plus grande que nos épreuves, mêmes lorsqu’elles sont particulièrement injustes. De cela, il ne faut pas douter. La foi de saint Pierre a triomphé de la tempête, mais lorsqu’il s’est inquiété, il a commencé à couler, et le Seigneur, sur le ton d’un reproche amical, l’a exhorté à un peu plus de foi (Mt 14, 30-31). Il faut donc tenir bon dans la foi et dans la prière. Et Dieu, qui n’est pas dans le tremblement de terre, ne cessera d’être présent dans nos cœurs. 

vendredi 1 août 2014

18e dimanche - année A

On connaît trop bien ces récits de miracles (Mt 14, 13-21) pour s’en étonner encore. Jésus est Dieu ; il n’est pas surprenant que, muni seulement de cinq pains et deux poissons, il parvienne à nourrir cinq mille hommes, sans compter les femmes et les enfants. Si ce n’était que cela, ce ne serait qu’un tour de passe-passe de plus de Jésus qui, pour manifester la bonté de Dieu et pour se tirer d’une situation critique, fait un petit miracle au moment opportun. Ce serait bien gentil : ces gens ont eu à manger ; ils sont contents. Tout va pour le mieux.
Lire ce récit de cette manière passe à côté de l’essentiel. Le but de cet évangile n’est pas de nous rapporter un petit prodige accompli par Jésus. Cet évangile est, bien plus profondément, l’occasion de nous transmettre un commandement de Jésus : « Donnez-leur vous-mêmes à manger » (Mt 14, 16). Ce commandement est déroutant. On se dit que pour Jésus, c’est facile de multiplier les pains, il est Dieu ; mais pour les Apôtres, pauvres hommes, c’est impossible. Nous savons pourtant que Dieu ne commande jamais rien d’impossible. C’est donc Jésus qui va multiplier les pains, mais ce sont bien les Apôtres qui vont les donner aux foules : « il rompit les pains, il les donna aux disciples, et les disciples les donnèrent à la foule » (Mt 14, 19). Ainsi, ce n’est pas Jésus qui donne directement à la foule, mais il passe par les Apôtres ; il ne veut rien leur donner qui ne passe par les Apôtres.
Cette médiation est riche d’enseignements. Tout d’abord, elle nous apprend que les actes de Dieu, loin de dédouaner les hommes de leurs responsabilités, constituent au contraire les occasions de nouvelles exigences. Le miracle n’est jamais, dans l’évangile, une action de Jésus seul. Jésus invite toujours quelqu’un à coopérer, à l’aider presque. Lors de la résurrection de Lazare, c’est lui qui rend la vie au mort ; mais ce n’est pas lui qui enlève la pierre du tombeau, ni qui délie le ressuscité de ses bandelettes. Il accomplit par lui-même l’acte principal, mais il confie aux hommes une mission tout aussi importante : si Jésus avait ressuscité Lazare mais que personne n’eût enlevé la pierre du tombeau, cela n’aurait pas donné grand-chose ! De même ici, si Jésus avait multiplié les pains, mais que les Apôtres ne les avaient pas distribués, les foules seraient reparties le ventre vide.



On peut peut-être rapprocher cela de ce que les médias nous disent de la famine qui sévit ici où là, dans les zones de grande pauvreté, de sécheresse ou de guerre. En voyant ces populations souffrir de la misère, de la maladie et de la faim, on peut toujours demander à Dieu un miracle ; mais Dieu nous dit : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ». Le miracle, ce n’est pas que Dieu fasse tomber du ciel des billets de banque ou des colis de médicaments ou des plats tout cuisinés ; le miracle, c’est que des hommes, avec courage et générosité, s’engagent pour apporter un secours, donner une aide médicale ou sauver ceux qui vont mourir de faim. Ainsi, le miracle n’exclut jamais la responsabilité de l’homme. Dieu ne se passe jamais de nous lorsqu’il agit. On comprend alors ce que ce miracle signifie pour nous. Souvent Dieu veut agir dans notre monde, mais s’il ne trouve personne de prêt à coopérer à son action…

Cette multiplication des pains est aussi, évidemment, une figure de l’Eucharistie. « Levant les yeux au ciel, il prononça la bénédiction » (Mt 14, 19) : ce sont là incontestablement des gestes eucharistiques – nous l’entendons dans le Canon Romain. Ainsi, il nous faut comprendre que produire l’Eucharistie dépasse certes les forces de l’homme ; aucun homme, si pieux soit-il, ne peut par lui-même faire d’un morceau de pain le corps du Christ, d’un peu de vin le sang du Christ. Cela relève de la seule puissance de Dieu. Pourtant, Dieu n’accomplit jamais cette merveille sans passer par un prêtre. Evidemment, si Dieu faisait le tour de toutes les églises du monde le dimanche matin pour livrer lui-même un ciboire plein d’hosties consacrées, il n’y aurait plus de “crise des vocations”. Mais Dieu ne fait pas ainsi. Dieu regarde son Eglise, il voit bien qu’il y a des fidèles qui n’ont pas accès à l’eucharistie et, voyant cela, il dit : « donnez-leur vous-mêmes à manger ». C’est bien Dieu qui donne le pain venu du ciel ; mais il faut qu’un homme accepte d’être prêtre pour distribuer aux foules ce pain donné par Dieu. Hors de cela, il n’y a que rêve et inconséquence.
Lorsqu’un village de France ou une région d’Afrique est privé de la messe dominicale, cela ne vient jamais de ce que Dieu ne serait pas capable de fournir le pain venu du ciel ; la source de l’eucharistie n’est pas tarie en Dieu. Lorsqu’il n’y a plus de messe, cela vient de ce que personne ne se préoccupe de devenir prêtre pour distribuer à ses frères la nourriture spirituelle. Et l’Eglise peut supplier pour ces gens qui meurent de faim, faute de recevoir le corps du Seigneur. La réponse de Dieu sera toujours la même : « donnez-leur vous-mêmes à manger ». Chaque fidèle doit prendre la mesure de l’action de Dieu qui nous donne tout et qui nous confie la responsabilité de distribuer tout ce qu’il nous donne. Si personne n’accepte de distribuer la communion eucharistique, dont l’Eglise a tant besoin, alors, c’est certain, les fidèles mourront de faim, non parce que Dieu se serait montré mesquin, mais parce que personne parmi les croyants n’aurait pris la peine de transmettre le don de Dieu.
Prier pour les vocations, c’est-à-dire prier pour qu’aucun fidèle ne soit privé de l’accès à l’eucharistie, c’est aussi accepter de voir un proche, un frère, un fils, un petit-fils être choisi ; ou, pour les jeunes gens, c’est envisager d’être embauché soi-même pour cet humble service, d’être soi-même une partie de l’exaucement de la prière pour les vocations. Que chacun évalue la faim eucharistique de notre Eglise et entende, en même temps, le commandement de Jésus : « Donnez-leur vous-mêmes à manger ». Il n’est plus temps de regarder vers le ciel en poussant des soupirs ; il devient urgent de s’engager réellement, si nous ne voulons pas que les générations futures meurent de faim.