Il
n’est jamais tellement agréable de devoir annoncer une catastrophe. Mais, c’est
un fait, des catastrophes se produisent et si on peut prévenir ceux qui sont au
bord du gouffre, c’est un devoir de les mettre en garde.
Entre
ce que la conscience exige et ce que la prudence commande, il y a un vrai
dilemme qui fut celui du prophète Jérémie (Jr 20, 7-9). Cela fait
longtemps que Jérémie a compris que l’histoire de Jérusalem allait se terminer
dans le sang et la haine ; il a compris que les troupes de Nabuchodonosor
viendraient assiéger la ville, incendier les remparts, déporter les princes, et
finalement profaner le sanctuaire. Tout cela, il l’a vu avec cette clairvoyance
que Dieu donne à ses prophètes. Mais dans Jérusalem, tout le monde vit au jour
le jour dans le confort, sans se préoccuper ni de Dieu ni même de l’avenir.
Chacun profite de son petit égoïsme, tranquillement, dans ses petites affaires.
Et voilà que Dieu demande à son prophète de lever la voix, de crier que tout
cela va disparaître, que la fin du monde est proche : « je dois
crier, je dois proclamer : ‘‘violence et pillage’’ » (Jr 20, 8).
Voilà ce qu’il doit annoncer de la part du Seigneur. Mais imaginez comment
réagissent les habitants de Jérusalem : pour eux, tout va très bien. Ils
sont riches, ils sont en bonne santé, leurs négoce est prospère, leur prestige
est intact ; pourquoi vient-on fatiguer leurs oreilles avec ces prophéties
de malheur ? Qu’on les laisse donc profiter de la vie, qu’on les laisse se
préoccuper de leurs plaisirs ! Evidemment, le langage du prophète ne plaît
pas, ne convient pas, et on finit par se moquer de lui : « A longueur
de journée, je suis en butte à la raillerie, tout le monde se moque de
moi » (Jr 20, 7). Et ce n’est pas tout ; bientôt, Jérémie sera
persécuté, inquiété par les autorités de Jérusalem. Qu’il se taise donc. Mais
Jérémie peut-il se taire ? Il a bien essayé : « Je me
disais : je ne penserai plus à lui, je ne parlerai plus en son nom. Mais
il y avait en moi comme un feu dévorant » (Jr 20, 9). La parole de
Dieu est trop puissante, et Jérémie souffre plus encore de se taire que de
parler ; alors il parle, quoi qu’il en coûte.
Jésus
aussi doit annoncer une catastrophe (Mt 16, 21-27). Il vit avec ses
disciples ; il leur enseigne un message merveilleux d’amour et de
pardon ; il fait devant eux des miracles étonnants. Les Apôtres ont bien
compris qu’ils vivent un moment exceptionnel avec un homme exceptionnel ;
ils ont compris qu’il est le Messie tant attendu qui va rétablir la paix et la
justice. Pierre vient de le proclamer solennellement (Mt 16, 16). Et c’est
dans ce contexte spirituel tout à fait favorable que Jésus doit annoncer le
pire : le pire, c’est qu’il va être arrêté, qu’il sera torturé, condamné à
mort, qu’il sera exécuté lamentablement et qu’il va remettre son dernier
souffle dans des souffrances atroces. Quel contraste entre la ferveur joyeuse
et simple qui règne dans le groupe des Apôtres, quel contraste entre le bon
accueil des foules émerveillées des discours et des actes de Jésus, et cette annonce
terrible. Faut-il gâcher un si beau moment par un tel pessimisme ? Est-il
possible que cette histoire magnifique ait une conclusion aussi
effrayante ? Va-t-on vraiment passer du rêve au cauchemar ? Saint
Pierre ne s’y trompe pas : « cela ne t’arrivera pas »
(Mt 16, 22), ce n’est pas possible. Dieu ne peut pas
permettre qu’un évangile si édifiant se termine aussi mal.
Et
pourtant Jérémie avait raison : Jérusalem fut envahie par les troupes de
Nabuchodonosor (2R 24-25). Jésus aussi avait raison : il est mort
crucifié entre deux voleurs, abandonné de tous. Les prophètes de malheur ont
souvent raison. Mais la catastrophe est-elle vraiment la fin de
l’histoire ? Jérusalem a été anéantie, mais après soixante-dix ans d’exil,
le peuple a pu quitter Babylone, revenir dans la ville sainte et reconstruire
le sanctuaire (2Ch 36, 22-23). Jésus est mort crucifié, il a été mis au
tombeau, mais « le troisième jour » (Mt 16, 21), il s’est montré
vivant à ses disciples abasourdis et encore incrédules. Ce qui distingue la
mentalité biblique des autres pensées de l’Antiquité, c’est sans doute
cela : la tragédie grecque se termine dans l’horreur absolue et il n’y a
plus rien après. Au contraire, la prophétie annonce le malheur mais est capable
aussi de voir au-delà du malheur. Jésus montrait à ses Apôtres qu’il devait
mourir, mais il leur prédisait en même temps qu’il ressusciterait. Et les
Apôtres, effrayés par l’annonce terrible, n’ont pas vu qu’elle portait aussi
une espérance.
Dans
nos vies, aussi, il y a des malheurs, des épreuves, des catastrophes parfois.
Notre foi chrétienne est ce qui nous permet de tenir au-delà de l’épreuve,
d’être vivants au-delà de la mort. Voilà une pensée qui n’est pas « des
hommes » (Mt 16, 23) ; voilà la pensée de Dieu en qui nous
mettons toute notre confiance.