La première lecture
(Gn 12, 1-4) nous présente la figure d’Abraham en qui nous reconnaissons
notre lointain Père dans la foi. Il appartient à la démarche d’un bon carême de
se demander ce qu’est la foi, et quelle est notre foi. Avant de donner une
description intellectuelle, abstraite, spirituelle ou théologique, la foi se
mesure avant tout, dans la vie d’Abraham, comme une sorte d’indice
kilométrique. Très concrètement, la foi c’est le trajet qu’Abraham a accepté de
parcourir « sans savoir où il allait » (He 11, 8), mais en sachant bien
qui le conduisait.
« Pars de ton pays »
(Gn 12, 1) : voilà l’invitation au voyage qui est en même temps une
provocation à la foi. Et Abraham est parti, et il a marché. Toute sa vie n’a
été qu’une sorte de pérégrination un peu étrange, sans but clairement
identifié. Il est originaire d’Ur en Chaldée (Gn 15, 7), il est enterré Makpéla,
à Hébron (Gn 25, 9). Et entre les deux, il y a tout un itinéraire
compliqué, en terre de Canaan (Gn 13, 12), en Egypte (Gn 12, 10, un
petit pèlerinage sur le mont Moriyyah (c’est-à-dire le lieu de Jérusalem ;
Gn 22), à Beersheba (Gn 21). Voilà ce que c’est que la foi d’Abraham :
cela a consisté à partir de chez lui, puis à marcher toute sa vie, sans jamais
retourner là d’où il était parti. Comme l’explique l’épître aux Hébreux :
il était à la recherche d’une patrie, et s’il avait pensé à celle dont il était
originaire, il aurait eu le temps d’y retourner (He 11, 14-15). Mais non,
il est toujours allé vers l’inconnu.
Si on regarde dans la
vie de saints plus “modernes”, on peut voir encore que la foi se mesure en
kilomètres. Si on pense par exemple à François-Xavier, né en Espagne. Il aurait
pu être tout simplement croyant en Espagne, chez lui. Non ; il a préféré
aller étudier à Paris. Et ce n’est pas tout ; il a voulu ensuite apporter
la foi en extrême Orient. Il est allé aux Indes, au Japon, et jusqu’aux portes
de la Chine. Sa foi ne pouvait-elle pas le laisser tranquille ? Ne
pouvait-il pas être un bon chrétien, confortablement installé chez lui, au
milieu de sa famille, de ses amis ? Bien sûr, il aurait pu rester à
l’abri, mais sa foi ne l’a pas laissé en repos et, poussé par sa foi, il a
voyagé au plus lointain de ses origines, sans craindre aucun péril. Saint
Benoît-Joseph Labre également, cet infatigable pèlerin, ce ‘‘sans domicile fixe’’
dirait-on aujourd’hui : sa foi ne le laissait jamais en repos et lui
inspirait toujours de quitter là où il était pour entreprendre quelle marche de
pénitence.
Résumant toute la
tradition biblique et s’appuyant sur l’histoire des saints, le Pape François
adresse pour aujourd’hui à l’Eglise cet appel à « sortir », à « quitter »,
à « partir ». Il ne s’agit pas seulement d’une chose qu’on pourrait
faire ; avec la foi, c’est un acte que nous devons faire : « Dans la Parole de Dieu
apparaît constamment ce dynamisme de “la sortie” que Dieu veut provoquer chez
les croyants. Abraham accepta l’appel à partir vers une terre nouvelle (cf. Gn 12,1-3). Moïse écouta l’appel de
Dieu : Va, je t’envoie (Ex 3,10) et
fit sortir le peuple vers la terre promise (cf.
Ex 3, 17). À Jérémie il dit : Vers tous
ceux à qui je t’enverrai, tu iras (Jr 1, 7). Aujourd’hui, dans cet “allez” de Jésus, sont présents les
scénarios et les défis toujours nouveaux de la mission évangélisatrice de
l’Église, et nous sommes tous appelés à cette nouvelle “sortie” missionnaire.
Tout chrétien et toute communauté discernera quel est le chemin que le Seigneur
demande, mais nous sommes tous invités à accepter cet appel : sortir de son
propre confort et avoir le courage de rejoindre toutes les périphéries qui ont
besoin de la lumière de l’Évangile »[1].
Dans les siècles passés,
la foi était le moteur des pèlerins, l’énergie des missionnaires, le courage
des évêques qui faisaient le tour de leur diocèse, le zèle des curés qui
allaient visiter les malades aux quatre coins de leur paroisse, la ferveur des
chrétiens qui n’hésitaient pas à parcourir une longue distance à pied pour
aller à l’église. Pardonnez-moi d’être terre à terre : dans le contexte actuel
de la crise des vocations, la foi eucharistique d’un chrétien se mesure
exactement au nombre de kilomètres qu’il est prêt à faire pour participer à la messe
dominicale. De toute évidence, les choses ont changé : nous avons des
voitures, du pétrole, mais nous n’avons plus la foi. Alors, chacun reste
tranquillement chez soi. Notre voiture pourrait nous emmener partout, au bout
du monde, mais notre foi ne nous invite plus au voyage. Evidemment, le voyage
et la foi ont en commun d’être inconfortables, risqués, périlleux, sans
repos ; aller vers l’inconnu n’est jamais tellement rassurant, qu’il
s’agisse de l’inconnu du voyage ou de l’inconnu de la foi. Mais rester chez soi
pour être confortablement installé tout seul, cela n’est pas digne d’un chrétien,
et, en définitive, pas digne de l’homme qui est fait pour risquer, pour
découvrir, pour aller de l’avant. Prenons donc appui sur la foi d’Abraham le
pèlerin, prenons exemple sur la foi de François-Xavier le missionnaire, de
Benoît-Joseph Labre le pèlerin et de tant d’autres figures infatigables, d’apôtres
du courage et de la générosité. Mettons en pratique ce commandement que Dieu
adresse à tout croyant : « Pars, quitte ». Que les efforts de ce
carême nous aident ainsi à bouger, à nous quitter un peu nous-mêmes. C’est
ainsi que nous pourrons aller vers Pâques, jusqu’à la joie missionnaire de la
Pentecôte.
« La
joie de l’Évangile qui remplit la vie de la communauté des disciples est une
joie missionnaire. Les soixante-dix disciples en font l’expérience, eux qui
reviennent de la mission pleins de joie (cf.
Lc 10, 17). Jésus la vit, lui qui exulte de joie dans l’Esprit Saint et loue le
Père parce que sa révélation rejoint les pauvres et les plus petits (cf. Lc 10, 21). Les premiers qui se
convertissent la ressentent, remplis d’admiration, en écoutant la prédication
des Apôtres chacun dans sa propre langue
(Ac 2, 6) à la Pentecôte. Cette joie est un signe que l’Évangile a été annoncé
et donne du fruit. Mais elle a toujours la dynamique de l’exode et du don, du
fait de sortir de soi, de marcher et de semer toujours de nouveau, toujours
plus loin. Le Seigneur dit : Allons
ailleurs, dans les bourgs voisins, afin que j’y prêche aussi, car c’est pour
cela que je suis sorti (Mc 1, 38). Quand la semence a été semée en un lieu,
il ne s’attarde pas là pour expliquer davantage ou pour faire d’autres signes,
au contraire l’Esprit le conduit à partir vers d’autres villages »[2].
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