samedi 8 mars 2014

1er dimanche de carême - année A

Le récit de la faute d’Adam (Gn 2, 7-9 ; 3, 1-7) est l’un des plus difficiles à comprendre pour un homme pécheur. Car nous ne pouvons pas nier que nous entretenons une certaine complicité avec le mal ; c’est pourquoi nous risquons grandement de lire ce texte, qui dévoile l’origine du mal, en cherchant à nous innocenter à bon compte. Pour comprendre vraiment ce texte, il nous faudrait avoir une intelligence toute pure, sans aucun attachement au péché ; mais cela n’est plus possible. Essayons tout de même de lire ce récit avec prudence et lucidité, en nous gardant des contresens qui nous guettent.
Posons d’abord une mauvaise question : pourquoi Dieu a-t-il mis dans le jardin cet arbre qui nous a valu tous nos ennuis ? N’aurait-il pas été plus simple qu’il nous donne le Paradis, tout simplement, sans risque ? Cette question est une fausse question qui ne peut conduire qu’à une fausse réponse. Dieu n’a fait que le bien : « Il vit tout ce qu’il avait fait ; c’était très bon » (Gn 1, 31). En réalité, ce n’est pas l’arbre qui a tenté Eve ; c’est le serpent. Dieu, qui a placé l’arbre, n’a aucune initiative dans la tentation ; il n’est pas la cause du mal, parce que le mal est totalement étranger à son projet de bonheur et de sainteté. Dieu ne recherche que notre bien, il veut que nous connaissions le bien ; tel est son projet créateur. Mais le serpent, ce sinistre personnage, instillant le doute et la confusion dans l’esprit d’Eve a introduit ce trouble fatal qui ferait qu’Eve serait séduite par les mots du serpent et Adam séduit par Eve.
Evoquons une seconde question délicate : pourquoi Dieu a-t-il placé dans ce jardin un arbre dont il ne fallait pas manger ? Par ce détail, l’auteur biblique nous indique que, lorsque Dieu fait une grâce, un cadeau, il doit aussi donner une Loi, un commandement qui est comme un mode d’emploi pour ne pas gâcher la grâce. Voyez exactement : Dieu donne le Paradis (qui est un bien) et il le donne pour que l’homme connaisse le bien ; l’interdiction (ne pas connaître le bien et le mal) n’est pas une restriction, mais bien plutôt la condition de l’épanouissement. Ainsi, jamais, dans la Bible, une grâce n’existe sans exigence ; jamais un cadeau de Dieu ne peut se passer de Loi. Ceci est une règle fondamentale qui constitue le cadre des relations de la bonté de Dieu avec la liberté de l’homme : une grâce et un commandement[1]. En agissant ainsi, Dieu nous estime plus que s’il nous donnait simplement une grâce en nous laissant vivre à notre guise ; par le commandement, Dieu nous associe à la grâce qu’il nous donne. Ici, le commandement prend la forme d’une restriction ; il s’agit pour l’homme de reconnaître que Dieu lui a tout donné mais que lui ne peut pas tout recevoir, qu’il ne doit pas tout prendre. Il y a entre le don de Dieu et l’accueil de l’homme un décalage, une réserve, parce que le don du Créateur dépasse la capacité de la créature. Ainsi la créature reconnaît simplement qu’elle ne vient pas d’elle-même.
C’est précisément cela que le serpent – disons : le diable – n’a pas supporté ; dans sa beauté, il a pensé qu’il pouvait tout avoir, comme Dieu possède tout. Il a voulu tout prendre, et il est tombé. Puis il est allé trouver l’homme pour l’embrouiller et lui suggérer qu’il pouvait lui aussi tout avoir, tout prendre, et que cet arbre, ce seul obstacle minime que Dieu avait placé, n’était bon qu’à profaner. La loi de Dieu, qui était pour notre bonheur, est défigurée par l’embrouille du serpent et elle est vue alors, par illusion, comme étant une loi à transgresser. L’homme avait ainsi au départ un Paradis et un commandement à respecter ; à la fin du récit il a un commandement trahi et, en conséquence logique, il s’est privé du Paradis. Dire qu’Adam et Eve sont chassés du Paradis signifie, en fait, qu’ils en ont chassé Dieu. Le Paradis, le lieu de communion et de bonheur voulu par Dieu, est devenu cette terre où l’homme peut maintenant vivre comme si Dieu n’existait pas.
Mais ce texte s’éclaire encore d’une autre manière, selon ce que dit saint Paul : « Adam préfigurait celui qui devait venir » (Rm 5, 14). Le récit de la Genèse ne peut se comprendre qu’en rapport au Christ. Lire le récit du péché sans voir qu’il n’est pas autre chose qu’une annonce de la Croix ne mène pas très loin. D’une manière prophétique, ce texte décrit très exactement, à l’inverse, ce que sera la Croix. Le péché de l’homme a consisté à toucher à cet « arbre de la connaissance du bien et du mal ». Mais qu’est-ce que cet arbre, sinon une image de la Croix ? En regardant la Croix, je connais le bien – c’est-à-dire la charité, la douceur de Jésus qui meurt en priant pour les hommes – et je connais le mal – c’est-à-dire la haine et la cruauté de ceux qui tuent le Christ (dont je suis moi-même). Voilà la vraie connaissance du bien et du mal. Non plus une connaissance confuse qui ne révèle qu’une nudité (Gn 3, 7), mais une connaissance lucide qui brise le cœur de repentir et incite à la conversion. Le mal est révélé : c’est la mort du Christ. Le bien resplendit plus encore : c’est l’amour du Christ qui nous pardonne.
Sans doute, ce récit très archaïque de la Genèse nous est difficilement accessible, parce que le langage biblique n’est plus le nôtre. Mais nous devons reconnaître que c’est surtout notre complicité avec le mal qui nous aveugle. En ce début de carême, il nous est proposé de rejeter le mal : mais voilà une résolution trop générale. Pour commencer de nous convertir, nous pouvons donc, avec saint Paul, regarder la Croix, voir le mal que nous avons commis, pour découvrir le souverain bien, l’œuvre du Christ.




[1] Un exemple particulièrement éloquent de cette logique est rapporté au don de la manne, dont l’exigence corollaire est la loi du repos sabbatique (Ex 16). 

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