Le récit de la faute
d’Adam (Gn 2, 7-9 ; 3, 1-7) est l’un des plus difficiles à comprendre
pour un homme pécheur. Car nous ne pouvons pas nier que nous entretenons une
certaine complicité avec le mal ; c’est pourquoi nous risquons grandement
de lire ce texte, qui dévoile l’origine du mal, en cherchant à nous innocenter à bon compte. Pour comprendre vraiment
ce texte, il nous faudrait avoir une intelligence toute pure, sans aucun
attachement au péché ; mais cela n’est plus possible. Essayons tout de même
de lire ce récit avec prudence et lucidité, en nous gardant des contresens qui
nous guettent.
Posons d’abord une
mauvaise question : pourquoi Dieu a-t-il mis dans le jardin cet arbre qui
nous a valu tous nos ennuis ? N’aurait-il pas été plus simple qu’il nous
donne le Paradis, tout simplement, sans risque ? Cette question est une
fausse question qui ne peut conduire qu’à une fausse réponse. Dieu n’a fait que
le bien : « Il vit tout ce qu’il avait fait ; c’était très
bon » (Gn 1, 31). En réalité, ce
n’est pas l’arbre qui a tenté Eve ; c’est le serpent. Dieu, qui a
placé l’arbre, n’a aucune initiative dans la tentation ; il n’est pas la cause
du mal, parce que le mal est totalement étranger à son projet de bonheur et de
sainteté. Dieu ne recherche que notre bien, il veut que nous connaissions le
bien ; tel est son projet créateur. Mais le serpent, ce sinistre
personnage, instillant le doute et la confusion dans l’esprit d’Eve a introduit
ce trouble fatal qui ferait qu’Eve serait séduite par les mots du serpent et
Adam séduit par Eve.
Evoquons une seconde
question délicate : pourquoi Dieu a-t-il placé dans ce jardin un arbre
dont il ne fallait pas manger ? Par ce détail, l’auteur biblique nous indique
que, lorsque Dieu fait une grâce, un cadeau, il doit aussi donner une Loi, un commandement qui est comme un mode d’emploi pour ne pas gâcher la grâce. Voyez
exactement : Dieu donne le Paradis (qui est un bien) et il le donne pour
que l’homme connaisse le bien ; l’interdiction (ne pas connaître le bien et
le mal) n’est pas une restriction, mais bien plutôt la condition de l’épanouissement.
Ainsi, jamais, dans la Bible, une grâce n’existe sans exigence ; jamais un
cadeau de Dieu ne peut se passer de Loi. Ceci est une règle fondamentale qui
constitue le cadre des relations de la bonté de Dieu avec la liberté de l’homme :
une grâce et un commandement[1].
En agissant ainsi, Dieu nous estime plus que s’il nous donnait simplement une
grâce en nous laissant vivre à notre guise ; par le commandement, Dieu
nous associe à la grâce qu’il nous donne. Ici, le commandement prend la forme
d’une restriction ; il s’agit pour l’homme de reconnaître que Dieu lui a
tout donné mais que lui ne peut pas tout recevoir, qu’il ne doit pas tout
prendre. Il y a entre le don de Dieu et l’accueil de l’homme un décalage, une
réserve, parce que le don du Créateur dépasse la capacité de la créature. Ainsi
la créature reconnaît simplement qu’elle ne vient pas d’elle-même.
C’est précisément cela
que le serpent – disons : le diable – n’a pas supporté ; dans sa
beauté, il a pensé qu’il pouvait tout avoir, comme Dieu possède tout. Il a voulu tout prendre, et il est
tombé. Puis il est allé trouver l’homme pour l’embrouiller et lui suggérer
qu’il pouvait lui aussi tout avoir, tout prendre, et que cet arbre, ce seul
obstacle minime que Dieu avait placé, n’était bon qu’à profaner. La loi de Dieu, qui était pour notre bonheur, est
défigurée par l’embrouille du serpent et elle est vue alors, par illusion,
comme étant une loi à transgresser. L’homme avait ainsi au départ un Paradis et un commandement à respecter ;
à la fin du récit il a un commandement
trahi et, en conséquence logique, il s’est privé du Paradis. Dire qu’Adam
et Eve sont chassés du Paradis signifie, en fait, qu’ils en ont chassé Dieu. Le Paradis, le lieu de communion et de
bonheur voulu par Dieu, est devenu cette terre où l’homme peut maintenant vivre
comme si Dieu n’existait pas.
Mais ce texte s’éclaire
encore d’une autre manière, selon ce que dit saint Paul : « Adam préfigurait
celui qui devait venir » (Rm 5, 14). Le récit de la Genèse ne peut se comprendre qu’en
rapport au Christ. Lire le récit du péché sans voir qu’il n’est pas autre chose
qu’une annonce de la Croix ne mène pas très loin. D’une manière prophétique, ce
texte décrit très exactement, à l’inverse, ce que sera la Croix. Le péché de
l’homme a consisté à toucher à cet « arbre de la connaissance du bien et
du mal ». Mais qu’est-ce que cet arbre, sinon une image de la Croix ? En regardant la Croix, je
connais le bien – c’est-à-dire la charité, la douceur de Jésus qui meurt en
priant pour les hommes – et je connais le mal – c’est-à-dire la haine et la
cruauté de ceux qui tuent le Christ (dont je suis moi-même). Voilà la vraie connaissance du bien et du mal. Non
plus une connaissance confuse qui ne révèle qu’une nudité (Gn 3, 7), mais
une connaissance lucide qui brise le cœur de repentir et incite à la
conversion. Le mal est révélé : c’est la mort du Christ. Le bien
resplendit plus encore : c’est l’amour du Christ qui nous pardonne.
Sans doute, ce récit
très archaïque de la Genèse nous est
difficilement accessible, parce que le langage biblique n’est plus le nôtre.
Mais nous devons reconnaître que c’est surtout notre complicité avec le mal qui nous aveugle. En ce début de carême,
il nous est proposé de rejeter le mal : mais voilà une résolution trop
générale. Pour commencer de nous convertir, nous pouvons donc, avec saint Paul,
regarder la Croix, voir le mal que nous
avons commis, pour découvrir le souverain bien, l’œuvre du Christ.
[1] Un exemple particulièrement éloquent de
cette logique est rapporté au don de la manne, dont l’exigence corollaire est
la loi du repos sabbatique (Ex 16).
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