Pour
entrer dans ce grand évangile, partons de la question des disciples :
« Pourquoi cet homme est-il né aveugle ? Est-ce lui qui a péché, ou
bien ses parents ? » (Jn 9, 2). Cette question est l’une des
plus importantes pour les hommes : Pourquoi le mal ? Quelle est la
cause de tant de souffrances ? Et pourtant, c’est une mauvaise question,
une question qui ne peut aboutir qu’à une fausse réponse. Scruter la cause du
mal ne nous révèle que le néant ; explorer la finalité du mal ne nous
conduit nulle part. Le mal n’est pas un principe d’intelligence du monde ;
le mal, en définitive ne saurait jamais être une lumière. Il n’est que ténèbres,
et rien de bon, rien de pertinent ne peut en sortir.
Et
c’est pourquoi Jésus répond par une sorte de boutade, de pirouette :
« Ni lui, ni ses parents » (Jn 9, 3). Cette réponse est
évidemment embarrassante. Même si cet aveugle était un homme juste, et même si
ses parents étaient des Juifs pieux, il y a peu de chance qu’ils soient vraiment
sans aucun péché. En réalité, le seul homme dont on puisse dire cela est Jésus
lui-même : ni Jésus, ni ses parents – disons : Marie et Dieu – n’ont
péché. Ainsi, par cette boutade, Jésus suggère discrètement, d’une manière très
profonde, que cet aveugle, d’une certaine manière, va le représenter. Ce qui va
arriver à l’aveugle est un signe de ce qui va arriver à Jésus.
Il
n’est pas très difficile de voir comment l’histoire de l’aveugle guéri et
l’histoire de Jésus se rejoignent. La suite des débats et la persécution que
l’aveugle devra endurer constituent une annonce claire de la passion du Christ.
Ce pauvre aveugle n’a rien fait ; il a simplement été guéri. Serait-ce
donc un délit ? Non, assurément. Aussi, nous voyons bien qu’il est attaqué
sans raison par les pharisiens. Autre chose encore rapproche cet aveugle guéri
du Christ : il voit, non pas simplement avec les yeux du corps, ce qui,
pour lui est déjà bien, mais aussi – et plus profondément – avec les yeux de
son intelligence. Et en cela, cet aveugle révèle aux pharisiens que lui voit,
que lui sait, tandis qu’eux demeurent ignorants. « Voilà bien ce qui est
étonnant ! Vous ne savez pas d’où il est » (Jn 9, 30). Il
fallait un courage certain pour dire cela et convaincre d’ignorance des
pharisiens, des notables parmi les Juifs. Jésus aussi aura ce courage.
La
fin du récit devient complexe. Jésus affirme : « Je suis venu en ce
monde pour une remise en question : pour que ceux qui ne voient pas
puissent voir, et que ceux qui voient deviennent aveugles » (Jn 9, 39). La
question délicate est donc la suivante : Qui voit ? ou plutôt :
Qui voit quoi ? Que doit-on voir, à la fin de notre récit ? Il ne
s’agit pas tant de voir de ses yeux de chair que de comprendre quelque chose
avec son cœur. Que faut-il comprendre ? « Si vous étiez des aveugles,
vous n’auriez pas de péché ; mais du moment que vous dites : “Nous
voyons”, votre péché demeure » (Jn 9, 41). Voilà ce qu’il faut avoir
le courage de voir : son propre péché. La question du mal, posée au début,
trouve maintenant sa réponse.
Qui
a péché ? L’aveugle ou ses parents ? C’est de là que nous sommes
partis, comme si un péché personnel pouvait expliquer une cécité corporelle.
Jésus répond en quelque sorte : Vous
commettez le péché, mais vous ne le voyez pas, précisément parce que votre
péché est un aveuglement volontaire. Les pharisiens – ceux qui sont
réellement aveugles – refusent de voir leur péché, ils refusent de voir qu’ils
commettent le mal en persécutant cet aveugle guéri qui n’a rien fait de mal.
Ils le haïssent sans raison, comme ils haïront sans raison le Christ (cf. Jn 15, 25). Mais – aveugles
qu’ils sont – ils disent pourtant : « nous voyons »,
revendiquant leur science et leur piété comme garantie de bonne conscience.
S’ils avaient reconnu leur aveuglement, on aurait pu leur pardonner ; mais
leur aveuglement endurci et volontaire constitue précisément le mécanisme de
leur péché, et dans une telle obstination, le pardon ne parvient pas à se
frayer un chemin. Dieu, qui nous respecte au point de ne pas nous sauver sans
nous, veut nous pardonner les péchés que nous reconnaissons, ceux que nous
avouons. Mais ceux que nous cachons, ceux que nous nous cachons… « votre
péché demeure ». Quelle phrase terrible, comme si la bienveillance de Dieu
était tenue en échec.
Il
est difficile et désagréable d’être lucide sur soi-même. Les pharisiens se sont
aveuglés sur leur aveuglement même ; et cette situation leur est
confortable. Ils disent : « nous voyons », et ils sont
parfaitement capables de juger lucidement des fautes des autres. Ce qu’il leur
faudrait voir pourtant leur reste caché parce qu’ils ont choisi d’être aveugles
sur leur propre compte. Et c’est alors l’aveugle – lui qu’on pensait puni par
Dieu (cf. Is 53, 4) – qui les
confond. Sa cécité a manifesté leur aveuglement.
Demandons
le courage d’être illuminés par le Christ, de vivre comme des enfants de
lumière, en sachant bien que cette lumière devra sans doute d’abord nous
démasquer, nous révéler à nous-mêmes notre part d’ombre. Enfin seulement nous
pourrons entrer tout entier dans la pure lumière.