dimanche 16 février 2014

6ème dimanche du temps ordinaire - année A

« Tu ne commettras pas de meurtre » (Mt 5, 21 ; Ex 20, 13). Voilà bien un commandement simple. Tout le monde comprend que le meurtre rend la vie en société impossible et que tout système moral visant à organiser les relations dans une communauté humaine doit donc formuler une telle interdiction. Toutefois, un tel commandement devient complexe dès qu’on prend conscience que ce que la Bible, ce que Jésus appelle un meurtre n’est pas ce que le droit moderne désigne de ce nom. On doit évidemment poser la question douloureusement polémique de l’avortement : tandis que l’opinion publique essaye de se persuader que l’avortement serait un « droit », la doctrine biblique constante affirme que l’avortement est un meurtre ; l’Eglise catholique le rappelle courageusement[1] – et les reproches qu’on lui adresse montrent qu’elle tient plus la vérité qu’à sa tranquillité. Et, alors qu’on essaye de nous persuader qu’il soit possible de tuer par amour, il faudrait dire encore la même chose concernant l’euthanasie (littéralement : « la bonne mort » ; quel mot piégé !)[2]. Mais ce n’est pas assez, car Jésus charge encore la question : la colère et l’insulte possèdent, dans son système moral, une malice comparable à celle du meurtre. Toute violence, qu’elle tue effectivement, qu’elle blesse physiquement ou qu’elle soit simplement verbale, est pour lui inacceptable.
« Tu ne commettras pas d’adultère » (Mt 5, 27 ; Ex 20, 14). Voilà un autre commandement  dont le fondement paraît raisonnable ; et voilà pourtant un péché qui gangrène toute l’histoire biblique. Lié au meurtre, l’adultère constitue le fameux péché de David. Même ce grand roi a commis la faiblesse de prendre la femme d’un de ses soldats et a eu la brutalité de faire supprimer le mari gênant (2S 11). Si un homme aussi prestigieux a commis ces deux fautes, qui donc pourrait prétendre rester fidèle ? Mais il y a plus encore : là aussi, Jésus aggrave encore l’exigence. Un simple regard impur constitue déjà une transgression comparable à l’adultère[3], alors même que l’idée n’aurait encore connu aucun début de réalisation. La fidélité conjugale exige, pour Jésus, la chasteté du regard.
« Tu ne feras pas de faux serments » (Mt 5, 33 ; Lv 19, 12). La pratique du serment a aujourd’hui disparu, mais elle constituait une institution dans le Judaïsme, et le nom de Dieu se trouvait parfois mêlé à des affaires humaines pitoyables, sordides. Moïse avait interdit les serments trompeurs – qui rendaient le nom de Dieu complice d’un mensonge. Là aussi, Jésus se montre plus radical : il n’est pas question de faire quelque serment que ce soit.

Quel bilan peut-on tirer de cet enseignement moral ? A première vue, il semble que Jésus prenne ce qu’il trouve dans la Loi de Moïse et le durcisse d’une manière insupportable. Là où la Loi de Moïse se montrait rigoureuse, Jésus se montre plus sévère encore. Si c’était cela, le catholicisme serait une construction oppressante et nombreux sont ceux qui ont caricaturé notre foi avec cet argument. Non ! Il est malhonnête de dire que la foi chrétienne est une tyrannie morale. Mais enfin, les propos de Jésus sont à prendre au sérieux. Oui ! Il faut les prendre au sérieux et se demander lucidement : dans notre monde, est-il plus facile d’être heureux que de ne pas tuer ? est-il plus simple d’être épanoui que de ne pas commettre d’adultère ? Car il ne faut pas oublier le but de la morale chrétienne. Ce but, c’est le bonheur, c’est la joie pure et simple de connaître Dieu et de pouvoir le prier et le servir avec une conscience lumineuse. Dès lors, vous le voyez, les interdits que Jésus rappelle sèchement, et qu’il semble appesantir jusqu’à la limite du supportable, se trouvent infiniment relativisés. Le bonheur est un art difficile. Il est évident que si l’on veut construire un monde où le bonheur soit possible il faut renoncer au meurtre, mais aussi à la violence ; il faut renoncer à l’adultère, mais aussi à tout désir mauvais. Et une fois que les commandements de Moïse relus par Jésus seront en vigueur, une fois que le bonheur sera passé de l’impossible à la réalité, on verra bien que les exigences ne sont pas pesantes, mais qu’elles donnent à l’homme une ouverture magnifique vers la joie plénière. Car un homme heureux aurait-il la tentation de tuer ? Aurait-il seulement la tentation de dire une insulte ? Un homme heureux aurait-il l’intention de trahir l’engagement de son mariage ? Aurait-il besoin de laisser vagabonder imprudemment son regard ? De tels agissements ne seraient pas seulement indignes de son bonheur ; ils le détruiraient.
Cependant, il faut bien le reconnaître, nous sommes de pauvres pécheurs. Nous ne sommes pas capables d’être heureux. La première lecture (Sir 15, 15-20) a raison de nous remettre devant nos responsabilités. Mais l’Eglise, dans sa bienveillance, sait que s’il est toujours possible de repousser le péché (il suffit de le refuser dans l’instant), il n’est pas possible de le repousser toujours. Car tant que le péché est ce qui nous tente, tant qu’il nous faut lutter contre lui, l’épuisement nous guette et le moment de faiblesse survient. C’est pourquoi la bonté de Dieu ne se lasse pas de nous pardonner.
Mais remarquons enfin ceci : il est curieux, quand même, que nous soyons tentés par le malheur et que nous soyons si peu attirés par le vrai bonheur. En confondant plaisir et bonheur, nous sommes devenus fous et nous recherchons ce qui nous rend tristes, ce qui fait du mal et ce qui nous fait du mal. Demandons la grâce de mieux voir, de mieux comprendre, afin de pouvoir être heureux, libérés des sollicitations de ce qui ne peut que décevoir.




[1] Catéchisme de l’Eglise Catholique, n° 2270-2275.
[2] Catéchisme de l’Eglise Catholique, n° 2276-2279.
[3] Catéchisme de l’Eglise Catholique, n° 2354. 

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