« Tu ne commettras pas de meurtre »
(Mt 5, 21 ; Ex 20, 13). Voilà bien un commandement simple. Tout
le monde comprend que le meurtre rend la vie en société impossible et que tout
système moral visant à organiser les relations dans une communauté humaine doit
donc formuler une telle interdiction. Toutefois, un tel commandement devient
complexe dès qu’on prend conscience que ce que la Bible, ce que Jésus appelle
un meurtre n’est pas ce que le droit moderne désigne de ce nom. On doit
évidemment poser la question douloureusement polémique de l’avortement :
tandis que l’opinion publique essaye de se persuader que l’avortement serait un
« droit », la doctrine biblique constante affirme que l’avortement
est un meurtre ; l’Eglise catholique le rappelle courageusement[1]
– et les reproches qu’on lui adresse montrent qu’elle tient plus la vérité qu’à
sa tranquillité. Et, alors qu’on essaye de nous persuader qu’il soit possible
de tuer par amour, il faudrait dire encore la même chose concernant l’euthanasie
(littéralement : « la bonne mort » ; quel mot piégé !)[2].
Mais ce n’est pas assez, car Jésus charge encore la question : la colère
et l’insulte possèdent, dans son système moral, une malice comparable à celle
du meurtre. Toute violence, qu’elle tue effectivement, qu’elle blesse
physiquement ou qu’elle soit simplement verbale, est pour lui inacceptable.
« Tu ne commettras pas d’adultère »
(Mt 5, 27 ; Ex 20, 14). Voilà un autre commandement dont le fondement paraît raisonnable ;
et voilà pourtant un péché qui gangrène toute l’histoire biblique. Lié au
meurtre, l’adultère constitue le fameux péché de David. Même ce grand roi a
commis la faiblesse de prendre la femme d’un de ses soldats et a eu la
brutalité de faire supprimer le mari gênant (2S 11). Si un homme aussi
prestigieux a commis ces deux fautes, qui donc pourrait prétendre rester
fidèle ? Mais il y a plus encore : là aussi, Jésus aggrave encore
l’exigence. Un simple regard impur constitue déjà une transgression comparable
à l’adultère[3],
alors même que l’idée n’aurait encore connu aucun début de réalisation. La
fidélité conjugale exige, pour Jésus, la chasteté du regard.
« Tu ne feras pas de faux serments »
(Mt 5, 33 ; Lv 19, 12). La pratique du serment a aujourd’hui
disparu, mais elle constituait une institution dans le Judaïsme, et le nom de
Dieu se trouvait parfois mêlé à des affaires humaines pitoyables, sordides.
Moïse avait interdit les serments trompeurs – qui rendaient le nom de Dieu
complice d’un mensonge. Là aussi, Jésus se montre plus radical : il n’est
pas question de faire quelque serment que ce soit.
Quel
bilan peut-on tirer de cet enseignement moral ? A première vue, il semble
que Jésus prenne ce qu’il trouve dans la Loi de Moïse et le durcisse d’une
manière insupportable. Là où la Loi de Moïse se montrait rigoureuse, Jésus se
montre plus sévère encore. Si c’était cela, le catholicisme serait une
construction oppressante et nombreux sont ceux qui ont caricaturé notre foi
avec cet argument. Non ! Il est malhonnête de dire que la foi chrétienne
est une tyrannie morale. Mais enfin, les propos de Jésus sont à prendre au
sérieux. Oui ! Il faut les prendre au sérieux et se demander
lucidement : dans notre monde, est-il plus facile d’être heureux que de ne
pas tuer ? est-il plus simple d’être épanoui que de ne pas commettre
d’adultère ? Car il ne faut pas oublier le but de la morale chrétienne. Ce
but, c’est le bonheur, c’est la joie pure et simple de connaître Dieu et de
pouvoir le prier et le servir avec une conscience lumineuse. Dès lors, vous le
voyez, les interdits que Jésus rappelle sèchement, et qu’il semble appesantir
jusqu’à la limite du supportable, se trouvent infiniment relativisés. Le
bonheur est un art difficile. Il est évident que si l’on veut construire un monde
où le bonheur soit possible il faut renoncer au meurtre, mais aussi à la
violence ; il faut renoncer à l’adultère, mais aussi à tout désir mauvais.
Et une fois que les commandements de Moïse relus par Jésus seront en vigueur,
une fois que le bonheur sera passé de l’impossible à la réalité, on verra bien
que les exigences ne sont pas pesantes, mais qu’elles donnent à l’homme une
ouverture magnifique vers la joie plénière. Car un homme heureux aurait-il la
tentation de tuer ? Aurait-il seulement la tentation de dire une
insulte ? Un homme heureux aurait-il l’intention de trahir l’engagement de
son mariage ? Aurait-il besoin de laisser vagabonder imprudemment son
regard ? De tels agissements ne seraient pas seulement indignes de son
bonheur ; ils le détruiraient.
Cependant,
il faut bien le reconnaître, nous sommes de pauvres pécheurs. Nous ne sommes
pas capables d’être heureux. La première lecture (Sir 15, 15-20) a raison de
nous remettre devant nos responsabilités. Mais l’Eglise, dans sa bienveillance,
sait que s’il est toujours possible de repousser le péché (il suffit de le
refuser dans l’instant), il n’est pas possible de le repousser toujours. Car
tant que le péché est ce qui nous tente, tant qu’il nous faut lutter contre
lui, l’épuisement nous guette et le moment de faiblesse survient. C’est
pourquoi la bonté de Dieu ne se lasse pas de nous pardonner.
Mais
remarquons enfin ceci : il est curieux, quand même, que nous soyons tentés
par le malheur et que nous soyons si peu attirés par le vrai bonheur. En
confondant plaisir et bonheur, nous sommes devenus fous et nous recherchons ce
qui nous rend tristes, ce qui fait du mal et ce qui nous fait du mal. Demandons
la grâce de mieux voir, de mieux comprendre, afin de pouvoir être heureux,
libérés des sollicitations de ce qui ne peut que décevoir.
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